Expériences de vie confinée. Vers une recomposition temporaire de(s) proximité(s)

Nathalie Audas
〉Maîtresse de conférences en aménagement et urbanisme
〉Université Grenoble Alpes, ENSA de Grenoble
〉UMR CNRS Ambiances Architectures Urbanités – CRESSON

〉Article court

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Saisir le confinement par le récit des ambiances

C’est l’histoire d’un temps confiné, jamais vécu et que l’on n’imaginait pas possible un jour, qui a commencé le 17 mars 2020 et a pris fin le 11 mai de la même année. Mon récit d’enquête (Prigent, 2021) à dimension auto-ethnographique[1] est réalisé à partir de moments d’ambiances de confinement, enregistrés[2] depuis mon balcon. En les revivant une seconde fois, par l’écoute de la bande sonore, j’entre ainsi en résonance (Rosa, 2018) avec ces sonorités d’ambiance. Se mêlent alors la sensibilité et l’inspiration pour transposer cette écoute à l’écrit. Et c’est par cette phase de « traduction » que l’ambiance vécue est re-créée en proposant une description sensible de la situation. Est ici soulignée la recomposition de(s) proximité(s) par la configuration de nouveaux modes d’habiter plus attentionnés aux autres, avec de nouvelles activités quotidiennes repensant les espaces de proximité, le tout dans une ambiance sonore de nature.

Recompositions des proximités de voisinage :  une intimité déconcertante

Provenant des appartements situés à ma gauche, je perçois des sons (bruits de couverts, paroles) auxquels habituellement je ne prête pas spécialement attention. Je m’imagine alors mes voisins directs (même étage, immeuble mitoyen du mien) en pleine discussion tandis que le son de la cuillère frappée sur un plat me semble venir d’un étage supérieur et dirige alors mon imaginaire vers un bon petit plat en préparation…nos sens sont comme décuplés dans ce temps qui paraît ralenti.

Un de mes voisins vient de se décider à passer l’aspirateur…encore une activité à laquelle on s’adonne quasiment tous et pourtant je n’avais auparavant jamais prêté plus d’attention que cela à ce que pouvaient faire mes voisins. Est-ce la possibilité offerte à présent d’entendre les sons intérieurs s’extérioriser qui me fait m’en apercevoir ? ou est-ce mon attention, portée en ce moment précis sur ce qui se passe depuis mon balcon, qui m’amène à ce constat ?

Je suis sortie de mes pensées par une femme qui, du 6è étage d’une autre montée de la résidence, secoue un sac de courses. Ce mouvement, visant à lui ôter toutes petites saletés s’étant logées au fond, est lui aussi d’une étrange banalité, et pourtant en ces temps de contagion que nous vivons, est investi d’un tout autre sens. Je vois aussi souvent des gens venir jeter leur sac poubelle dans les conteneurs au centre de la cour. De ce que j’en constate et des sons qui me parviennent, mes voisins s’activent pour rendre plus propre leur intérieur.

J’aperçois alors une dame qui arrive en voiture et se gare dans la cour intérieure.  Je l’observe décharger ses courses, j’entends le bruissement de ses sacs en plastique, ou le son du verre lorsque les contenants en verre qui s’y trouvent rencontrent le bitume au moment où elle les pose sur le sol. Je suis à l’affût de tous ces détails sonores, j’observe tous ses faits et gestes sans comprendre pourquoi j’agis ainsi. Je me surprends à épier mon voisinage : je perçois le son des chaises qui raclent le sol, les paroles échangées dans les appartements voisins et aussi l’écho qu’elles forment lorsqu’elles entrent en résonance avec la cour intérieure de l’immeuble.

Le rendez-vous de 20h nous fait apercevoir quasiment toujours les mêmes têtes aux mêmes balcons, alors chaque soir, nous les cherchons du regard. Une famille au 6ème étage en face de notre montée sort enfin : « ah les voilà » ! C’est étonnant de se réjouir de retrouver des personnes que l’on ne connaît pas !

Comme pour vérifier que tous nos voisins « inconnus », mais connus pour leur présence lors des applaudissements, sont bien là, avec mes deux enfants nous inspectons les balcons aux alentours. Je prends le plus jeune dans mes bras pour qu’il puisse mieux chercher. Nos regards s’arrêtent sur le balcon de « la mamie à la sonnette », tel est le surnom que nous lui avons donné, elle nous fait signe de la main. Effectivement, avec le changement d’heure, je peux enfin apercevoir les voisins qui agitent leur sonnette chaque soir, un homme d’une cinquantaine d’année est là accompagné d’une femme plus âgée, sa mère très certainement. Il agite sa petite cloche vers le balcon de ses voisins de l’étage inférieur en un geste qui semble vouloir les appeler.

Recompositions des espaces ordinaires : Les « non-lieux » sont habités

La cour intérieure est étrangement calme. Les jours derniers avec l’arrivée du printemps et l’augmentation des températures elle s’emplissait à heure régulière, et toujours selon le même rythme, des quelques familles qui venaient y chercher un « coin » de verdure pour s’installer en extérieur ou des enfants qui jouaient au ballon, faisaient de la corde à sauter, dessinaient à la craie une marelle ou encore faisaient du vélo ou de la trottinette…Cette cour habituellement sans vie, se met désormais à vibrer de toutes ces nouvelles activités depuis le début du confinement, reléguant au second plan sa fonction habituellement première : lieu de stationnement des véhicules et d’entrepôt des conteneurs dédiés aux ordures. Ces derniers éléments participent à présent des jeux des enfants pour leur partie de cache-cache !

J’observe aussi plusieurs personnes installées sur leurs balcons prenant le soleil. D’autres s’adonnent à des activités dites d’extérieur sur ce petit espace d’environ 2m2 qui prolonge les appartements de la résidence. Une femme arrose ses plantes, un homme prépare un barbecue. Une autre femme, située en étage plus élevé regarde ce qui se passe depuis son point de vue en surplomb. Je suis sortie de mes observations de la vie des autres par les aboiements d’un chien.

Au sein de la résidence, à 20h, peu de balcons sont occupés par des personnes qui applaudissent. Intérieurement je me prends à espérer voir apparaître de nouvelles têtes chaque soir et quand je n’en retrouve pas certaines, comme c’est le cas ce soir, je m’interroge…pourquoi ? ont-ils oublié ? cela paraît difficile d’en faire abstraction, on perçoit cette agitation ambiante malgré nous à travers nos fenêtres…ou alors, et je préfère croire en cette option, ils applaudissent côté rue pour retrouver l’union avec cet espace public que nous avons quasiment perdu, et avoir ainsi le sentiment de faire corps avec d’autres personnes que ses voisins directs.

Recompositions des sonorités environnantes : le vivant s’entend

A la droite de mon balcon, j’ai un sentiment d’ouverture, une sorte d’appel à la liberté, je perçois « une fenêtre d’écoute » par laquelle m’arrivent les sons de différents oiseaux qui viennent alors occuper toute la place disponible, ou presque…

A deux reprises, ces chants sont quasiment masqués par des sons de moteurs qui proviennent de la rue derrière la barre d’immeuble en face de moi…et je perçois également encore plus distinctement le son d’une voiture qui traverse ma « fenêtre d’oiseaux » et vient polluer cette atmosphère paisible.

Je me sens envahie par cette nature qui m’entoure, étrange paradoxe quand je ne vois que du minéral autour de moi, à une exception près : un arbre planté dans le jardin de la seule maison « survivante » parmi tous ces immeubles. D’autant plus envahie lorsque les oiseaux se mettent à piailler encore plus forts et que leurs cris me pénètrent d’une manière si soudaine que j’en suis émue, j’ai le sentiment de n’avoir jamais vécu un tel moment en ville. Ces piafs qui se font de nouveau entendre appellent à l’apaisement et nous invitent, me semble-t-il, à nous (re)-tourner vers cette nature que nous oublions (presque) dans notre quotidien ordinairement si mouvementé (nos corps sont sans cesse en action dans le flot urbain) et si animé de sons construits et inventés par l’homme (moteurs notamment).

La présence humaine est perceptible par les sons qu’accentue l’effet d’encaissement de la cour d’où montent les voix et cris des enfants et les glissements de leurs trottinettes sur le bitume. Leur résonance fait écho à l’image du vide véhiculé par ce confinement.

Une voiture vient me rappeler ces sons si caractéristiques que nous sommes en passe de ne plus considérer comme routinier. C’est étrange, c’est ce bruit filant, habituellement continu, tel un « ronron », qui aujourd’hui se démarque, tant il est « isolé » ou du moins « isolable » à l’unité.

Mais très vite, je suis happée par la régularité de petits piaillements d’oiseaux que j’assimile alors à un métronome. J’ai le sentiment, ou plutôt l’envie de croire que ces oiseaux essaient de nous interpeller comme pour nous dire : « c’est celui-là le nouveau rythme !».

L’ambiance en soirée est donnée par la valse des applaudissements et autres sifflements, sons de cuillères ou autres ustensiles permettant de se faire entendre (casseroles, petite clochette, haut-parleur). Mon fils aîné chantonne tout en applaudissant mais se précipite dans sa chambre, côté rue, pour voir s’il y a plus de monde à applaudir.

Ces moments d’observation enregistrés se ponctuent par une étrange sensation d’un ordre inversé.

Vers des écritures plus sensibles

En proposant de teinter l’écriture scientifique de formes plus littéraires (Matthey, 2013) cette expérience de recherche auto-ethnographique menée en tant que géographe-urbaniste laisse apparaître plus finement les subtilités perceptives et souligne autrement la manière dont ces dernières ont été soit chamboulées soit révélées différemment par le contexte de pandémie. Apparaissent ainsi des ambiances de confinement montrant comment l’extérieur entre par nos fenêtres/balcons/VMC/murs mitoyens et comment notre intériorité s’expose, comme si une certaine porosité intime/extime s’était créée. Nos espaces de vie ordinaires sont transformés, à la fois matériellement par les changements d’affectation ou de fonction des pièces du logement ou des parties communes, et temporellement par les nouveaux horaires de travail à distance, en co-existence avec la vie familiale. Toutes ces métamorphoses éphémères ont permis de sentir et surtout d’entendre le réveil de la nature en ce printemps 2020, exceptionnel à bien des égards.

Bibliographie :

Rosa H., 2018. Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La découverte, coll. « Théorie critique », 536 p.

Matthey L., 2013. « Chimères. Effets de réel, pacte de lecture et dispositifs esthétiques de l’objectivité », Lieux Communs – Les Cahiers du LAUA, numéro 16, 2013, 99-115

Piette A., [1996], 2020, Ethnographie de l’action, l’observation des détails, EHESS, coll. « Cas de figure », 244 p.

Prigent S., 2021. L’anthropologie comme conversation : la relation d’enquête au cœur de l’écriture, Toulouse, Anacharsis,  109 p.

[1] Choix méthodologique proposé par R. Kazig, collègue du laboratoire UMR AAU 1563 ayant initié cette recherche. Ce groupe est toujours actif à l’heure actuelle et nous travaillons à la publication d’articles relatant les ambiances de confinement depuis nos fenêtres.

[2] 4min33_Fenêtres et balcons sur villes confinées (mars – avril 2020), https://www.cartophonies.fr , recherche pilotée par G. Chelkoff (AAU) visant à effectuer des enregistrements de 4min33 à 14h, 17h et 20h

Pour citer cet article :
AUDAS Nathalie, « Expériences de vie confinée. Vers une recomposition temporaire de(s) proximité(s) », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS