Restaurer les proximités spatiales et temporelles. Une approche par la rythmologie

Guillaume Drevon
〉Docteur en géographie
〉Chercheur au Laboratoire de Sociologie Urbaine
〉Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL)
〉Chercheur associé au Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER) 〉

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Dans cet article, nous proposons de revisiter le concept de rythme qui pourrait constituer une clé centrale de la transition des modes de vie, en vue de la limitation de leur impact environnemental et en dépassant la seule question des proximités pour penser les articulations entre les intensités, les pulsations et les allures. En prenant place à la fois dans l’espace et dans le temps, le rythme renvoie à des formes de distances spatiales et temporelles. La distance spatiale concerne l’éloignement qui se matérialise à travers la mobilité et le franchissement de l’espace, la distance temporelle renvoie aux différentiels de rythmes qui séparent les personnes et tend vers la désynchronisation. Dans cet article, nous proposons d’approcher la notion de proximité à partir de la rythmologie en proposant de revoir les distances spatiales qui nous éloignent et les écarts temporels qui nous séparent afin de penser de nouveaux modèles en matière de mode de vie dont les chorégraphies pourraient se baser sur des formes de proximités spatiales et temporelles renouvelées.

Les rythmes de vie présentent une dimension holistique pertinente dès lors qu’ils traversent les différents domaines de la vie et qu’ils permettent de réfléchir à différentes échelles spatiales et temporelles, du local au mondial et du quotidien à la temporalité de la vie. Le rythme est également pertinent pour penser l’adaptation dès lors que celle-ci passe par une redistribution de l’intensité des activités humaines à la fois dans l’espace et dans le temps. Notre proposition puise son inspiration dans la critique de l’accélération sociale qui s’intéresse aux effets délétères des rythmes de vie contemporains qui renvoient à certaines pathologies rythmiques comme le burn-out et les différents effets de saturations fonctionnelles et psychologiques (Antonioli et al. 2020). Les ressorts de l’accélération (Rosa, 2010) correspondent notamment à la compétition interindividuelle et à l’omniprésence de technologies accélératrices des allures de vie. L’analyse des effets délétères de l’accélération des rythmes de vie a largement été cantonnée aux domaines de la psychologie du travail, de la relation entre vie privée et vie professionnelle et aux inégalités sociales. Toutefois, l’utilisation du concept de rythme dans la perspective de la transition écologique demeure très limitée même si certains auteurs comme Helge Hvid (2010) militent pour un retour à une plus grande synchronisation entre les rythmes des activités humaines et ceux de la nature. Nous nous inscrivons dans cette perspective en proposant d’accompagner l’adaptation des modes de vie à l’aide de la rythmologie (Drevon, 2019).

Épistémologie de la notion de rythme en sciences sociales et dimensions structurelles

Depuis le début du 20ème siècle, le concept de rythme est présent dans différents domaines qui ont alimenté une longue généalogie de propositions rythmanalytiques (Sauvanet, 2018). En philosophie, la rythmanalyse apparait notamment chez Gaston Bachelard en 1936, puis chez Henri Maldiney (1973) et connait une nouvelle actualité au début des années 1990 (Wunenburger, 1992) puis à la fin des années 2000 avec la publication de la revue Rhuthmos. En parallèle des approches philosophiques, le concept de rythme est présent en sociologie dès le début du 20ème siècle. Georg Simmel met en avant la séparation progressive entre les rythmes cycliques de la nature et les rythmes de l’activité humaine (Simmel, 1900), en mettant en perspective, dans cette séparation, le rôle de la vie en ville, la marchandisation du temps et l’individualisation des modes de vie à travers la division du travail. Georg Simmel observe que le rythme de vie qui renvoie à la « somme des actions » est plus soutenu chez les habitants des grandes villes en décrivant notamment une « intensification de la vie nerveuse ». Pour Hartmut Rosa, le rythme correspond au nombre d’épisodes d’actions et d’expériences par unité de temps, reprenant ainsi la dimension expérientielle déjà décrite par Simmel (Rosa, 2010). Henri Lefebvre propose la notion de « rythmanalyse » en l’introduisant en 1961 dans le troisième tome de la « Critique de la vie quotidienne » (Lefebvre 1961) puis dans son ouvrage posthume (Lefebvre 1992). Il y met en perspective deux types de rythmes. Le premier, cyclique, renvoie aux rythmes naturels et du cosmos, le second linéaire a trait à la technique. Son but est de bâtir une sociologie de la quotidienneté en considérant conjointement le temps et l’espace dans un projet de rythmologie unique qui tend à analyser l’agencement des temps sociaux et leurs modalités de déploiement. Ces agencements peuvent ainsi être définis comme des rythmes susceptibles de donner à voir des formes de vie dans leurs dimensions spatiales et temporelles (Drevon, 2019). Il lie les rythmes de la liberté à la créativité quand il critique les conséquences de l’industrialisation sur la ville. Dans les espaces appropriées contrairement aux espaces dominés, la créativité s’épanouit (Lefebvre 1968).

D’autres recherches s’appuient également sur le concept de rythmes par exemple pour analyser les allures et l’expérience du corps dans l’espace public (Edensor, 2012), les périodes de synchronisation sociale (Launay et al. 2016) et la production des territorialités et des formes de sociabilités. Étant donné la diversité des domaines de recherche et des objets, certains auteurs considèrent que ces ensembles de réflexions relativement hétérogènes demandent à être intégrées dans une science générale des processus de territorialisation et de socialisation en mettant en perspective les mélodies et les refrains des territoires et des relations sociales (Brighenti & Kärrholm, 2018). En touchant notamment aux domaines de l’aménagement du territoire, le rythme apparait également comme un levier de régulation des pressions sur les environnements naturels et les milieux urbains (Drevon et al. 2020a). Il permettrait également de réduire les différentes formes de la saturation présentes dans nos vies et dans nos villes (Antonioli et al. 2020).

Les perspectives apportées par le concept de rythme sont particulièrement riches et peuvent être résumées à partir de trois dimensions structurelles. La première est d’ordre spatial et renvoie à la propagation des activités sur le territoire et le dimensionnement de leur empreinte. La deuxième dimension est d’ordre temporelle et concerne les temporalités et la périodicité des activités. Enfin la troisième concerne les allures et les intensités qui dimensionnent l’impact des activités considérées. Ces trois dimensions structurelles donnent à penser les modalités d’adaptation et éventuellement de régulation des modes de vie à travers le concept de rythme et constituent des prises directes possibles pour l’élaboration de politiques publiques du rythme.

Quelques pistes pour l’adaptation des modes de vie

Dans la mesure où la rythmologie est susceptible de constituer un domaine spécifique des sciences sociales, elle apparait pertinente pour répondre aux défis imposés par les changements environnementaux rapides. A notre sens, la rythmologie est en mesure d’alimenter au moins deux pistes qui s’appuient sur un renouvellement des chorégraphies qui sous-tendent les modes de vie contemporains.

La première piste correspond à la lutte contre l’éloignement spatial. A cet égard, le cas de la mobilité automobile quotidienne et des déplacements lointains liés aux loisirs qui favorisent l’usage de l’avion constituent des enjeux primordiaux dans la mesure où ceux-ci représentent un poste majeur d’émissions. Au-delà de la limitation et de la régulation de ces formes de mobilité à la fois dans leurs fréquences et leurs intensités, il s’agit de proposer des alternatives compensatrices. Ainsi, les politiques publiques prennent ici une place primordiale dans la mesure où celles-ci sont susceptibles de proposer des alternatives qui permettent non pas de rendre les personnes captives de leur territoire de résidence mais de les retenir dans la proximité pour leurs activités régulières et de loisirs. Ces alternatives se matérialisent à travers une valorisation des ressources de proximité notamment en matière de loisirs, une facilitation des pratiques nouvelles de travail ou encore la mise en place de mécanismes de récompenses et des facilitations commerciales. Limiter les mobilités qui présentent de fortes externalités négatives implique également de favoriser de nouveaux imaginaires de la mobilité. A cet égard, il s’agit de déconstruire les valeurs sociales qui entourent la mobilité et qui renvoient encore à la quête de la vitesse et aux voyages fréquents autour du monde dont la figure du globetrotter instagrammé s’est largement imposé sur les réseaux sociaux. La construction d’imaginaires de proximité et de formes de mobilités plus lentes et apaisées implique également de revoir les représentations véhiculées en particulier via les médias et la publicité au sujet de la sphère des loisirs et des déplacements quotidiens. Pour soutenir ce retournement des valeurs sociales qui entourent la mobilité, il s’agit également de mettre en perspective les gains pour les personnes en matière de rythmes de vie dès lors que ceux-ci permettent aux personnes de retrouver une maitrise de leur temps et une amélioration de leur bien-être.

La seconde piste renvoie à la réduction des distances temporelles. Cette perspective suggère notamment de lutter contre les désynchronisations qui impliquent certaines pathologies rythmiques qui renvoient notamment à l’isolement et l’ennui. La lutte contre les changements environnementaux rapides implique de favoriser le sentiment de communauté de destin en proposant de reconstruire du lien longtemps bousculé par les différentes formes de l’accélération sociale. Cette reconstruction nécessite de repenser la synchronisation des agendas et d’apaiser les rythmes de vie pour retrouver des temps communs permettant l’action collective et la concertation. Il s’agit également de permettre l’émancipation et la créativité en abaissant les pressions temporelles sur les personnes afin d’encourager le changement. L’étouffement engendré par les différentes formes de la saturation tend à limiter la propension au changement à la fois dans les modes de vie et les imaginaires. L’impulsion vers un retour à la synchronisation est également susceptible de renouveler voire de moderniser les temps sociaux trop souvent cantonnés aux rythmes éculés du métro-boulot-dodo. Cette perspective de la synchronisation retrouvée ouvre également le champ des possibles vers un recentrement sur le soin porté aux autres et propose également un renouveau de l’empathie envers les composants humains et non-humais des sociétés contemporaines.

Références bibliographiques :

Antonioli M., Gwiazdzinski L., Kaufmann V., Drevon G., & Pattaroni L. (Éds.), 2020. SATURATIONS Individus, collectifs, organisations et territoires à l’épreuve (Elya éditions). Elya éditions.

Brighenti A. M., & Kärrholm M., 2018. « Beyond rhythmanalysis : Towards a territoriology of rhythms and melodies in everyday spatial activities » in City, Territory and Architecture, 5(1). Scopus. https://doi.org/10.1186/s40410-018-0080-x

Drevon G., 2019. Proposition pour une rythmologie de la mobilité et des sociétés contemporaines. Alphil – Presses universitaires suisses.

Drevon G., Pattaroni L., & Hamel N., 2020. Rhythmanalysis of urban events. Empirical elements from the Montreux Jazz Festival. Urban Planning.

Edensor T., 2012. Geographies of Rhythm : Nature, Place, Mobilities and Bodies. Ashgate Publishing, Ltd.

Hvid H. S., 2010. « Sustainable Rhythms : When Society Meets Nature. » in A New Agenda for Sustainability, 15‑30.

Launay, J., Tarr, B., & Dunbar, R. I. M., 2016. « Synchrony as an Adaptive Mechanism for Large-Scale Human Social Bonding » in Ethology, 122(10), 779‑789. Scopus. https://doi.org/10.1111/eth.12528

Lefebvre H., 1981. Critique de la vie quotidienne. De la modernité au modernisme, tome 3. L’Arche.

Lefèbvre H., 1992. Éléments de rythmanalyse : Introduction à la connaissance des rythmes. Editions Syllepse.

Maldiney H., 1973. L’esthétique des rythmes. In Regard Parole Espace (L’âge d’homme).

Rosa H., 2010. Accélération : Une critique sociale du temps. La Découverte.

Sauvanet P., 2018. Actualité de la recherche en rythmanalyse(s) : Quelques éléments pour un état des lieux, suivis d’un retour sur quelques malentendus. In Rythmanalyse(s) : Théories et pratiques du rythme : Ontologie, définitions, variations (p. 15‑24). Jacques André éditeur.

Simmel G., 1900. Psychologie de l’argent. Allia.

Wunenburger, J.-J., 1992. Les rythmes : Lectures et théories. L’Harmattan.

Pour citer cet article :
DREVON Guillaume, « Restaurer les proximités spatiales et temporelles. Une approche par la rythmologie », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/21/restaurer-les-proximites-spatiales-et-temporelles-une-approche-par-la-rythmologie/