Regards croisés sur les proximités : un intérêt renouvelé pour la géographie et les sciences sociales ?

Marie Ferru
〉Professeure en géographie
〉Université de Poitiers 〉UR 13823 RURALITES
〉Fédération de recherche Territoires 〉

Alain Rallet
〉Professeur émérite en économie
〉Université Paris Saclay 〉UR RITM 〉

〉 Article court 〉

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Marie Ferru et Alain Rallet ont été des membres actifs du groupe « Dynamiques de proximités » qui s’est constitué au début des années 90. Initialement formé d’économistes et centré sur la géographie économique de l’innovation, ce groupe s’est ensuite élargi à des sociologues (Michel Grossetti), a essaimé dans d’autres disciplines (aménagement, géographie, management) avec d’autres thématiques et a pris une forte coloration internationale (voir Torre et Gallaud, 2022). Rythmé par des séminaires et colloques réguliers, il a donné lieu à de nombreuses publications (numéros spéciaux de revue, livres de synthèse). On trouvera une présentation de ce courant de recherche comme « communauté de connaissance » dans Filippi, Wallet et Polge (2018).

Marie Ferru (MF) : comment et pourquoi avez-vous créer initialement le groupe Proximités ?
Alain Rallet (AR) : Le groupe Proximités a été créé au tout début des années 1990 par une poignée d’économistes éprouvant une double insatisfaction : l’analyse spatiale (urbaine et régionale) était séparée des branches traditionnelles de l’analyse économique qui, elles, n’intégraient pas le rôle de l’espace dans l’explication des activités économiques. On a donc cherché un point de jonction entre les deux d’où pourrait partir un renouvellement de nos problématiques économiques, celles de l’économie industrielle intégrant d’emblée une dimension spatiale et celles de l’économie spatiale intégrant l’organisation industrielle. De manière très intuitive, c’est tombé sur la notion de proximités dont personne ne parlait à l’époque, du moins en économie. Ce n’est qu’après, en travaillant et en voyant le succès du groupe et de ses manifestations académiques que nous avons mesuré son importance.

MF : justement quelle importance ?
AR : Les esprits chagrins nous ont souvent objecté que la proximité n’était que l’envers d’une notion bien connue, celle de distance. Or le passage de la notion de distance à celle de proximité n’est pas anodin. La distance, c’est ce qui sépare, la proximité ce qui relie. Dans la 1ère approche, celle de la distance, on pense les phénomènes économiques sans les situer spatialement puis on introduit la distance comme un coût qui vient perturber le bel ordonnancement de la théorie a-spatiale. La distance est un pavé dans la mare troublant l’image céleste qui s’y était formée. La seconde approche présente deux avantages. Primo, la notion de proximité porte en elle la question du lien, de la relation, de l’interaction, de la coordination. C’est à dire ce qui façonne l’organisation socio-économique qu’il s’agit d’expliquer. Secundo, elle est polysémique, ambivalente. On part bien sûr du plus immédiat, la proximité géographique, mais il y a d’autres proximités qui requièrent parfois la proximité géographique mais ne sont pas d’essence géographique. La proximité n’existe que sous sa forme plurielle. C’est le jeu subtil des proximités qui est alors convoqué pour expliquer les interactions socio-économiques. S’ouvre alors un vaste champ des possibles qui concerne toutes les disciplines des sciences sociales.

MF : quelle est la place de la géographie dans cette approche ?
AR : L’apport des géographes repose selon moi sur la nécessité de penser les diverses échelles spatiales (locale, régionale…) d’un phénomène et de ne pas s’enfermer dans l’une d’elles. Ce fut d’ailleurs le point de départ de notre groupe proximités qui prit pour cible la littérature sur les clusters, les milieux innovateurs… Elle pensait le local comme un contenu (les synergies entre acteurs) défini par un contenant géographique. L’économiste François Perroux dénonçait à ce sujet dans les années 1950 « les illusions de la localisation » ou « le localisme vulgaire ». Nous voulions échapper à cet enfermement localiste qui orientait les politiques publiques, tout en tenant compte du local. Nous l’avons fait au moyen d’une approche qui articulait la pluralité des proximités (physique, relationnelle, cognitive…) à la diversité des échelles spatiales. Cela donne une analyse fine et opérationnelle de la formation des relations socio-économiques dans l’espace.

Alain Rallet : qu’est-ce qui t’a attirée vers cette approche des proximités ?
Marie Ferru : Initialement en 2006, je travaillais sur l’innovation technologique et il y avait déjà beaucoup de travaux sur la proximité et de nombreux débats car les politiques publiques encourageant l’innovation se fondaient sur une littérature dominante considérant que le développement de l’innovation était favorisé par la proximité physique. On pensait alors qu’il était indispensable d’avoir des interactions de face-à-face entre partenaires des projets pour échanger des connaissances (tacites). Les pôles de compétitivité ont été fondés en France sur cette thèse. Mon insertion dans les problématiques du groupe proximité était alors assez évidente compte tenu de la thématique. Par ailleurs, mon directeur de thèse, Olivier Bouba-Olga, appartenait au réseau proximités et mon immersion dans ces travaux a ainsi été largement facilitée.

Enfin, les approches proximités constituent non pas une théorie mais un outil qui permet de faire une synthèse des différents déterminants à l’œuvre dans les problématiques territoriales. Plus précisément, son intérêt réside dans le croisement des proximités spatiales et non spatiales, mettant en évidence différentes configurations : alors que la proximité physique seule conduit à la simple agglomération d’acteurs, sa combinaison à une proximité cognitive peut par exemple favoriser le développement efficace de projets technologiques communs. Il est également possible d’apporter des raffinements en décomposant la proximité non spatiale dans ses différentes formes (relationnelle, institutionnelle, organisationnelle, cognitive) et la proximité physique dans différentes échelles (locale, régionale, nationale). Enfin, les approches proximistes ont l’avantage d’intégrer non seulement différentes échelles spatiales mais aussi différentes échelles d’action – l’individuel et le collectif – et de tenir compte de leurs interactions. Cela apparait crucial pour comprendre de manière globale les problématiques actuelles de transition (i.e. comment les dispositifs publics favorisent ou non les actions des acteurs d’un territoire et/ou leurs interactions). Ainsi, il est possible de tenir compte de la situation des acteurs dans leurs prises de décision (i.e. hypothèse de rationalité située) tout en la croisant à la logique spatiale.


AR : Comment alors préciserais tu ton rapport à la géographie sous l’angle des proximités ?
MF : La géographie, de manière générale, étudie l’imbrication des rapports sociaux et des rapports spatiaux et la géographie sociale, plus particulièrement, met prioritairement l’accent sur les processus sociaux et sociétaux, le jeu des acteurs publics ou privés et en déduit ensuite le rôle de l’espace (Rochefort, 1984). L’analyse par les proximités s’inscrit précisément dans cette perspective et son utilisation dans mes travaux m’amène à me positionner en tant que géographe. Je pense d’ailleurs que la géographie sociale, grâce à cette perspective, devient aujourd’hui fondamentale en intégrant la complexité des problématiques actuelles et leur caractère systémique et que les approches en termes de proximités peuvent la soutenir dans ce sens, en lui permettant d’intégrer, grâce à un seul et même outil, la diversité des déterminants à l’œuvre aujourd’hui dans les problématiques territoriales.

Marie Ferru : quel intérêt y trouves-tu aujourd’hui ?
Alain Rallet : Un intérêt nécessairement moins vif à force d’avoir labouré le terrain des proximités depuis 30 ans. Mais la notion garde tout son intérêt et toute sa fraicheur car on peut toujours trouver des angles nouveaux pour proposer des explications singulières, imaginatives à des phénomènes usés par des dizaines d’articles conventionnels. Je suggère cette méthode : braquez le projecteur des proximités sur un phénomène et vous découvrirez des aspects inaperçus. C’est une heuristique féconde, pas une théorie. On peut la rapprocher de ce point de vue de l’analyse des réseaux sociaux qui définit une méthodologie d’approche des interactions sociales mais qui n’est pas une théorie de la société. Le choix de la théorie est extérieur.

MF : mais plus particulièrement quel sujet te semble important ?
AR : Les transformations induites par le numérique offrent un terrain de jeu passionnant pour l’analyse des proximités. Avant, on avait des schémas assez binaires : ici et ailleurs, près et loin… Soit l’un, soit l’autre. Le numérique introduit des schémas mélangés : des formes de co-présence entre personnes distantes, des formes de distance in situ, etc… De nouveaux espaces spatio-temporels se dessinent, touchant aussi bien les interactions sociales que la santé, l’enseignement, le travail, le jeu…

Deux exemples :
Les proximités sont traditionnellement appréhendées comme des relations entre des localisations fixes. Or les outils mobiles de communication et le caractère pervasif du digital établissent une sorte de continuum spatio-temporel au sein duquel se développent les proximités. Il se crée une quasi-simultanéité des échelles spatiales, i.e. une capacité à se déployer en même temps sur des échelles différentes et donc à un réarrangement profond de ce que nous percevons comme proche.
Second exemple : contrairement à la thèse selon lequel il y aurait 2 espaces superposés, l’espace physique et le cyberespace (le métavers de Zuckerberg en étant la dernière mouture sinon caricature), il y a un seul monde travaillé par des tendances de dé-territorialisation (virtualisation des relations) et de re-reterritorialisation (leur ancrage physique). Le digital bouscule cette vieille dialectique mais ne l’abolit pas. On le voit aussi bien dans le travail que dans le commerce, l’enseignement, la santé…

De nouvelles formes d’organisation spatiale émergent ou vont en résulter, sous l’effet de forces économiques et sociales car la technologie disrupte mais ne décide de rien. Dans les 2 exemples, le prisme géographique est essentiel à la compréhension du monde contemporain.


Alain Rallet : et toi, quel est ton sujet actuel ?
Marie Ferru : On a pu craindre l’existence de rendements décroissants de la grille proximités et montré l’atteinte d’un certain seuil de saturation (cf. Ferru et Rallet, 2018) au regard des travaux développés en 2010-2020. En effet, la grille proximité a été largement mobilisée sur l’innovation technologique et les travaux sont apparus assez répétitifs, donnant la sensation qu’on avait fait le tour de la question.
Pourtant, je garde toujours un intérêt pour la grille proximités, pour les raisons évoquées auparavant, et je la mobilise actuellement pour l’analyse de problématiques plus contemporaines de l’innovation orientées vers les transitions environnementales et sociales. En remobilisant une grille déjà éprouvée pour l’innovation technologique, il est possible de montrer que le recours aux proximités évolue, de mettre en évidence des enjeux nouveaux, suggérant ainsi la nécessité d’adapter les dispositifs d’accompagnement existants de l’innovation. Dans les projets d’innovation actuellement développés – innovation sociale tournés vers les transitions – on a rapidement considéré, de la même manière que pour l’innovation technologique, le besoin d’avoir une proximité spatiale entre les différents partenaires et favoriser le développement de projets territorialisés (cf. les Pôles Territoriaux de Coopération Économique). Finalement, lorsqu’on décortique finement le développement de ces projets, on observe là-encore que la proximité spatiale n’est pas suffisante, que le local n’est pas nécessairement l’échelle spatiale pertinente : l’expérimentation n’est pas forcément locale et les projets d’innovation sociale sont par ailleurs motivés par la diffusion globale. En effet, les projets d’innovation sociale s’inscrivent généralement dans des problématiques globales et s’appuient donc sur des institutions et organisations nationales pour les financer et les légitimer. Les proximités organisationnelles et institutionnelles apparaissent dans ce cadre particulièrement mobilisé, davantage que la proximité relationnelle contrairement à l’image de l’entre-soi souvent associée à l’ESS et par extension à l’innovation sociale.

Références bibliographiques
Bernelat B., Ferru M., Rallet A., 2022. “The impact of digital technologies on perceptions of proximity,” in Torre A. & Gallaud D., eds, Handbook of Proximity Relations, Edward Elgar Publishing, 124-136

Ferru M., Rallet A., 2016, «Proximity dynamics and the geography of innovation: diminishing returns or renewal” in Carrincazeaux C. Doloreux D. and Shearmur R. (eds), Handbook on Geography on Innovation, Edward Elgar, London, 2016, 100-122

Filippi, M., Wallet, F. & Polge, É. ,2018. « L’école de la proximité : naissance et évolution d’une communauté de connaissance ». Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 939-966.

Rochefort R., 1984. « Les classes sociales, l’Etat et les cultures en géographie sociale ». Géocarrefour, 59(3), 157-172.
Torre A. & Gallaud D., 2022, eds, Handbook of Proximity Relations, Edward Elgar Publishing,

Pour citer cet article :

FERRU Marie, RALLET Alain, « Regards croisés sur les proximités : un intérêt renouvelé pour la géographie et les sciences sociales ? », 0 | 2023 – Ma proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/09/regards-croises-sur-les-proximites-un-interet-renouvele-pour-la-geographie-et-les-sciences-sociales/