Guy Di Méo
〉Professeur émérite en géographie
〉Université Bordeaux Montaigne
〉UMR 5319 Passages 〉
〉Article court
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Francisation du latin Proximitas, la proximité désigne, au sens propre, un « voisinage spatial » (Dictionnaire historique de la langue française – Alain Rey) dans toute sa réalité matérielle et humaine. Les voisins participent en effet d’un système social de la localité immédiate où les sociologues identifient des rapports et liens sociaux d’intensités diverses, plus ou moins faibles, plus ou moins forts. Or, traiter de la proximité comme d’une affaire de voisins ramène aux racines géographiques du voisinage : le vicus, soit, selon le cas, le quartier d’une ville, ou le bourg, le hameau d’un village, par extension un domaine (villa ou domus)… En tout cas, une idée d’agglomération humaine forgée de relations interpersonnelles, le weik (racine indoeuropéenne), soit l’unité sociale d’habitation immédiatement supérieure à la maison.
Quand on rapproche le terme proximité de son autre racine latine, à savoir proximus, « le plus proche », c’est même d’une quasi-contiguïté spatiale, d’une mitoyenneté de contact que le vocable témoigne. Or, si le mot « proximité » a connu des usages plus fréquents à partir des années 1980, comme le signalent les lexicologues, en relation avec d’autres termes comme emplois, travaux et commerces (de proximité), je pense qu’il faut y voir la manifestation de dynamiques géographiques profondes.
Les années 1970-1980, c’est en effet l’époque où les grandes transformations contemporaines des espaces de vie d’Occident s’inscrivent dans tous les paysages : étalement des villes, désertification des campagnes, planification des sols en zones spécialisées, distances augmentées entre résidence, lieu de travail, espaces de services et de loisirs, démultiplication des mobilités, etc. Dès lors, rien d’étonnant à ce que le vocabulaire courant enregistre la puissance de tels changements, rendus possibles par l’automobile, et que nos contemporains s’en émeuvent, regrettant (certains, souvent les plus modestes) la disparition de ce paradis perdu : la proximité. Regretter l’effacement de la proximité entre les lieux ordinaires de la vie, c’est, d’une certaine façon, constater le resserrement des temps du quotidien sacrifiés sur l’autel épuisant des moyens de transport et des « non-lieux » (Augé, 1992).
De l’espace au temps
En somme, c’est bien d’un transfert de l’espace au temps qu’il est question ; mutation qui s’opère, en l’espèce, au prix du sacrifice de nos familiarités, tantôt superficielles, tantôt plus intimes. Notons que l’étymologie du mot proximité contenait, dès ses premières locutions latines, ce principe d’une parenté de sens entre l’espace et le temps. Au figuré, la proximité ne signifiait-elle pas, déjà, à l’aube de notre langue, des temporalités proches les unes des autres, dans la durée : proximité temporelle, proximité historique ?
Pourtant, ce passage de l’espace au temps ne se fait pas sans heurts. Comme l’écrit Lawrence Durrell dans Cléa, le dernier de ses quatre romans composant son Quatuor d’Alexandrie, « l’espace est une idée concrète, mais le temps est abstrait ». Et d’ajouter, « c’est le temps qui est une mystification ». Pourtant, nous nous sommes bel et bien laissé mystifier, nous avons troqué notre proximité spatiale contre le mirage de la simultanéité virtuelle, son équivalent temporel. Grâce aux nouvelles techniques de communication (téléphone, Skype et autre Zoom, réseaux sociaux), le temps qui accompagnait jadis l’allongement des distances ne crée plus forcément ces décalages, ces retards équivoques de courrier qui firent croire à Marcel qu’une lettre reçue à Venise pouvait porter la signature d’Albertine disparue ! Toujours à l’ombre de Proust, je remarque combien le temps, à la différence de l’espace, s’abîme (trop) vite dans le brouillard mémoriel, ce prisme déformant de la mémoire qui ne livre que les bribes d’un insaisissable passé où s’anéantit tout espoir d’un Temps retrouvé.
Néanmoins, dans le désarroi d’un monde éclaté, ces réserves mises à part, le temps de la simultanéité informatique, auquel nous avons cédé la vieille proximité spatiale, s’avère précieux. Grâce à la combinaison de l’image et du son, il produit une effarante proximité virtuelle, laquelle rend plus supportables les éloignements qui brisèrent, par le passé, tant de familles d’émigrés partis jouer leur vie aux quatre coins du monde.
Rapport spatial et proximité
La supériorité pratique de l’espace sur le temps, se vérifie aussi dans un autre domaine, celui de notre vécu phénoménologique, de notre être au monde, lequel ne saurait se passer du rapport, à la fois matériel et idéel, que nous entretenons avec les lieux de nos pratiques. À l’image des Léopold Bloom et Stephen Dedalus de l’Ulysse de Joyce, nous entreprenons, chaque matin, une odyssée à notre mesure. Nous parcourons les rues de Dublin, de Bordeaux, ou de tel quartier de Paris, pour nous rendre sur notre lieu de travail, dans une bibliothèque, à l’université, aux obsèques d’un ami, au restaurant l’heure venue… Ces espaces parcourus, pratiqués, peuvent parfois retentir des résonances mythiques dont James Joyce a nourri son roman fondateur de l’homme contemporain. Le plus souvent, cependant, chacun de nous se contente de construire, au gré de ses déplacements les plus fréquents, les plus brefs, les plus courts, dans un espace de parfaite proximité autour de son logis, ou en différents points, autour de son espace de vie polycentrique, un habitus géographique élémentaire. J’entends par là un ensemble d’impressions, de ressentis, mais aussi de réactions, de dispositions à penser, rêver, agir, de comportements variant selon le lieu de nos passages et de nos fréquentations… Toutes choses impliquant chaque parcelle de l’espace que nous pratiquons et que nous percevons, que nous vivons en l’enrichissant de notre imaginaire, des coulées de notre flux de conscience, en un mot de nous-mêmes.
Ainsi un rapport spatial s’élabore. Largement personnel, il subit des déterminations multiples. Les unes tiennent à nos conditions objectives d’existence, à notre position de classe, de genre, à notre âge… Les autres viennent de l’extérieur, des scènes de la rue et des événements, de nos rencontres, des paysages qui nous imprègnent, nous façonnent en toute inconscience, de manière quasi subliminale. Comme cet habitus de proximité a besoin de répétitions pour se forger, il nécessite des circulations récurrentes, des marches et des stations régulièrement accomplies dans une aire gérable par nos pas, notre coup de pédale ou, moins efficace, le déplacement ralenti de notre véhicule en zone urbaine. Dans son roman Leurs enfants après eux, Nicolas Matthieu fournit les clés d’un tel apprentissage aussi physique que mental. Il dit de l’un de ses personnages :
« Anthony allait seul (…), dans les rues qui à force s’étaient gravées dans son ventre. Depuis l’enfance il rôdait dans les environs et connaissait chaque maison, chaque rue, les lotissements, les décombres et les pavés. Il y était passé à pied, à vélo, à moto. Il y avait joué dans cette allée, s’était fait chier assis sur ce muret, il avait roulé des pelles sous l’abribus et traîné sur les trottoirs… ».
Eloge raisonné de la proximité spatiale
Entendons-nous bien, je ne veux pas faire ici l’éloge sans nuance d’une proximité spatiale définitive. Je ne méconnais pas les vertus du voyage, du mouvement dans la formation de toute personnalité, voire au-delà dans la conception d’un bonheur multi-spatialisé : pourrait-on penser autrement, de nos jours ? Je rejoins sur ce point une remarque de Thomas Mann dans La montagne magique :
« Deux jours de voyage éloignent l’être humain de son univers quotidien, de tout ce qu’il appelait devoirs, intérêts, soucis, perspectives (…) L’espace qui se jette entre lui et son terroir d’origine révèle des forces que l’on croit d’ordinaire réservées au temps, il entraîne des transformations intérieures qui, fort semblables à celles que produit le temps, les surpassent d’une certaine façon. Comme ce dernier, l’espace génère l’oubli, mais ce faisant, il affranchit la personne humaine de ses attaches, la met dans un état de liberté originelle. »
La proximité abolie, avant de se reconstituer en d’autres lieux, ouvrirait de la sorte un espace de liberté.
Mais cette proximité, celle des pratiques qui nous bâtissent, existe-t-elle vraiment ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que nous ne constatons pas la moindre objectivité de ses espaces. Je disais plus haut que tout individu produit sa propre proximité, en fonction de paramètres qui lui sont propres et d’incidents externes plus fortuits qui jalonnent son existence. En conséquence, tel un plasma ou une tache d’huile, d’un sujet l’autre, la proximité spatiale s’étire et se rétracte, se disperse en flaques séparées. La récente pandémie du COVID19 a montré combien la proximité qui nous fut imposée au nom du respect des règles sanitaires était incommode. La distance d’1 km autour du logis, retenue comme étalon d’un déplacement quotidien autorisé, ne satisfaisait pas grand monde. Outre la restriction de liberté individuelle qu’elle induisait, ce kilométrage non choisi nous gênait aux entournures, affectait physiquement notre corps. La proximité officielle et contrôlée tournait à la prison.
Il ressort de cette expérience que la proximité spatiale ne se sépare pas du vécu de tout individu et que son étendue, mono-centrique ou polycentrique, peut être considérée comme un critère de bien-être et d’épanouissement personnel. Toute définition collective et prétendument objective, a fortiori coercitive, d’une telle proximité, induit en revanche la représentation d’un univers totalitaire, celle d’une société détenue dans une marqueterie d’espaces surveillés et contrôlés. Elle rejoint l’idée d’hétérotopie, suggérée jadis par Michel Foucault (1975).
Références bibliographiques
Augé M., 1992. Non-lieux, Le Seuil, Paris.
Foucault M., 1975 Surveiller et punir, Gallimard, Paris.
Pour citer cet article
DI MEO Guy, « Espaces et temps de la proximité », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/09/espace-et-temps-de-la-proximite/
