Voyager ou faire l’expérience conjointe de la proximité et du lointain

Jérôme Lageiste
〉Maître de conférences en Géographie
〉Université d’Artois
〉UR 2468 Discontinuités 〉

〉Article court

Télécharger l'article. 0-2023 Lageiste

 

 

Mars 2005, le front collé au hublot de l’avion qui me ramène d’Afrique, l’Abyssinie à quelques onze mille mètres sous les pieds, attentif au paysage qui défile, j’ai chaussé des bottes de sept lieues…mille kilomètres à l’heure ou presque. Le golfe d’Aden miroite, l’avion fait courir l’ombre d’une croix sur les sables du Rub al Khali. Dans un entre-deux extrait de la condition localisée, je viens de passer l’équateur et de changer d’hémisphère.

La conscience d’une expérience phénoménologique m’interpelle, je réalise que je suis en train de pratiquer une sorte de grand écart spatio-mental entre Dar es Salam et Paris. Je viens d’atterrir à l’aéroport de Dubaï, dans l’atmosphère internationale d’un non-lieu, mon esprit est toujours en Tanzanie encore tout imprégné de l’odeur, des tonalités et des paysages de l’Afrique, tandis qu’une autre partie de moi s’apprête à débarquer en France, déjà présente à ce que je ferai dès mon retour. Aussi éloignés et différents que soient ces lieux, ils appartiennent au laps d’espace que je suis en train de parcourir : celui de ma proximité.

Le corps confortablement abandonné dans le transat de l’une des salles de l’aéroport pour quelques heures d’attente, mon cheminement mental se poursuit, m’amenant à un état quasi hypnotique.  Captivé par le panneau des vols de départ, un peu comme dans la contemplation rêveuse des pages d’un atlas, un impérieux désir d’ubiquité et d’avidité du Monde me projette vers les destinations affichées aux sonorités sibyllines : Bangkok, Calcutta, Manille, Katmandu, Tokyo, Denpasar… Cela prend la forme d’un jeu, je saute de l’une à l’autre, la planète devient marelle. Simultanément, autour de moi des passagers du Monde entier défilent, prêts à disparaître dans les tuyaux spatio-temporels aéroportuaires pour être recrachés dans quelques heures à l’autre bout du Monde. Cette expérience déréalisante[1] m’impose une évidence : la distance ne constitue rien d’autre que le temps d’un parcours, l’accès au Monde n’est qu’à quelques heures de vols, chaque destination me semble proche. Le Monde est petit comparé à l’Univers, il est à proximité.

A l’évidence, la proximité et le voyage ne peuvent s‘envisager de manière contradictoire, ce sont deux concepts qui se soutiennent, coexistent de façon complémentaire et qui interagissent sur notre appréhension du Monde. La proximité sous-tend l’idée d’une courte distance entre deux lieux, celle de l’immédiateté, de la célérité, tandis que le voyage implique celle d’un déplacement vers un endroit éloigné. Les progrès technologiques dans le domaine des transports terrestres et aériens et de la communication nous ont affranchis des contraintes de la distance euclidienne, bouleversant la proxémie en déplaçant les horizons lointains à notre portée, tout en mettant au monde des légions d’addicts à l’hyper mobilité et à la polytopie (Stock, 2005).

Au fond tout n’est que question d’échelle et de représentation, chacun place les limites spatiales selon ses propres appréciations. En ne voyageant pas, le Monde peut sembler vaste, éloigné et difficile d’accès. A un moment de mon existence, j’ai eu cette impression. L’espace de mes déplacements était assez limité, je ne voyageais pas vraiment. Je quittais peu la France, les distances que je parcourrais étaient courtes, peu éloignées de mon domicile. Je fréquentais plus volontiers les maisons de vacances, celles de ma famille ou de mes amis, j’allais les rejoindre en Bretagne, en Normandie, dans le Lot pour partager de grandes tablées, des baignades et des randonnées. De temps à autres, j’osais quelques incursions rapides, le temps d’un long week-end dans les capitales européennes : Londres, Lisbonne, Rome, Amsterdam et c’était tout. Ça me paraissait plus facile, plus rassurant peut-être, facile à organiser, moins coûteux aussi (quoique le coût d’un voyage en Inde est souvent moins élevé que celui des voyages en Europe). Une chose est certaine, je ne quittais pas ma zone de confort. Pour autant je ne vivais pas l’espace comme une assignation à résidence contraignante, ma proximité était autre, elle était celle des vacances passées avec les miens en famille, celle de l’entre-soi où l’on cultive, tisse avec soin les relations amicales de longue durée.

Est-ce que je m’interdisais le Monde ? Je ne le pense pas, j’avais déjà parcouru le monde avant cette période. La relation à l’espace que je vivais à ce moment-là était focalisée, l’idée de partir attendait tout simplement son heure.

Ensuite j’ai repris la route avec la conscience que la mobilité ne se limite pas au déplacement physique, effectif de l’individu. C’est une aptitude : s’autoriser à être mobile, accepter de s’extraire du confort de la sédentarité, s’affranchir de l’enracinement, oser se confronter à l’ailleurs, à l’altérité, être capable de se projeter dans le vide, de supporter l’éloignement et la séparation. C’est un véritable capital spatial. Si ne plus avoir de repères, ne pas parler la langue, être perdu et étranger à tout, devoir se débrouiller seul peut en paniquer certains, pour moi c’est un plaisir. J’entends René Char (Char, 1950) me chuchoter discrètement « va vers ton risque ». A vrai dire la mobilité a quelque chose de salvatrice, elle remet en question tout ce qui m’entoure, me plonge dans un état de confiance au Monde, de présence à moi-même et de disponibilité aux autres.

Les liens que j’ai avec ma famille ou avec mes amis qui vivent ailleurs dans le Monde ne sont pas pour autant affectés par les milliers de kilomètres qui nous séparent. Voyager régulièrement m’a conduit à rompre avec la distance, l’éloignement n’a plus pour moi la même signification. Le fait d’intégrer les décalages horaires, d’être à l’aise avec le déplacement aérien, n’interfère pas la proximité qui nous lie.  A vrai dire, la mise à distance, constitue une manière de créer de la proximité. Si l’on se voit moins souvent, c’est à des moments choisis, dans des conditions optimales, chacun est disponibles à l’autre et les moment passés ensembles sont plus intenses.

Paradoxalement, lorsque l’on part seul à l’autre bout du Monde, c’est aussi la proximité des Autres que l’on recherche. Ma vie de voyageur s’organise autour de la relationnalité et de l’extériorité. Seul, j’accorde au Monde une présence attentive, j’observe tout ce qui pour moi est hors norme, je suis dans la contemplation de l’ailleurs, dans une lente introspection. Mais je n’ai personne avec qui échanger et partager, c’est le prix à payer. Pour autant, je ne suis pas prisonnier de l’herméticité du couple ou d’un groupe, mais plutôt dans une posture d’ouverture, d’accueil si bien que les rencontres avec d’autres personnes, habitants du pays visité ou autres voyageurs, s’opèrent assez spontanément. Elles peuvent prendre une place importante dans le voyage et devenir durables. Avec Sunil, marchand de tissus rencontré à Pushkar en avril 2019 nous discutons depuis toutes les semaines sur WhatsApp. En mars 2023 avec Willy, j’ai passé une journée entière à explorer la péninsule de l’Afrique du Sud, dont un long moment de contemplation partagé, passé au cap de Bonne Espérance à balancer notre regard de l’océan Atlantique à l’océan Indien en passant par l’horizon antarctique. Ces pierres blanches de l’existence créent de la proximité.

La tension qui existe entre la proximité et la distance se joue aussi par rapport au lieu d’où l’on vient. Si voyager, parcourir le Monde pourrait paraître comme ayant le cœur apatride, assez paradoxalement, je ne me suis jamais senti autant Français que lorsque je voyage loin de chez moi. Dans ces circonstances, quand on rencontre quelqu’un c’est toujours notre nationalité qui nous définit en premier lieu. Il m’est parfois même arrivé de perdre mon nom, d’être devenu le « Français ».  J’avoue avoir été surpris lorsqu’un matin d’avril 2019, des Indiens que je ne connaissais pas mais qui m’avaient identifié comme Français dans les rues d’Hyderabad, sont venus vers moi pour me faire part de leur compassion pour Notre-Dame. L’incendie avait eu lieu la veille au soir.

Je me suis parfois étonné à revendiquer mon appartenance identitaire, à éprouver le sentiment d’une grande proximité avec la France. Plus on est loin, plus on se rapproche et l’on échange spontanément avec ceux de sa nationalité. En 2018, lors un vol entre Siem Reap et Bangkok j’ai passé un long moment à discuter avec une étudiante qui préparait l’agrégation, elle avait assisté à mes cours, alors même que nous ne nous étions jamais parlé à l’université.

Si de retour de voyage, on établit de la distance par rapport à la région du Monde d’où l’on vient, pour mon entourage je suis celui qui revient du Cambodge, je raconte mon voyage, je cuisine des plats cambodgiens…une proximité se produit avec le lieu que j’ai quitté.

Références bibliographiques

Char R., 1950, Les matinaux, Gallimard

Stock M., 2005, « Les sociétés à individus mobiles : vers un nouveau mode d’habiter », Espaces Temps.net.


[1] État de conscience de l’altération de la réalité. Je suis à l’aéroport, mais je me vois en action ailleurs.

Pour citer cet article :
LAGEISTE Jérôme, « Voyager ou faire l’expérience conjointe de la proximité et du lointain », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2472

Télécharger l’article en pdf.