Village global versus Village périurbain. Approximer les métamorphoses villageoises par la proximité

Josepha Milazzo 〉Docteure en géographie (Aix-Marseille Université et Université Autonome de Barcelone) 〉Chercheure associée à l’UMR CNRS 7303 TELEMMe 〉Affiliée à l’Institut Convergences Migrations 〉Étudiante en psychologie et en sociologie (Université de Rennes 2) 〉Article court

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Au cours d’un enseignement de sociologie urbaine, une remarque a retenu mon attention de géographe ruraliste : historiquement, l’espace public en milieu urbain − alliant densité, variabilité et coprésence d’individus anonymes −, est devenu avec le temps caractéristique de l’urbanité. L’une des conséquences, est que cela a pu questionner l’idée même d’un espace public qui fusse rural − l’interconnaissance et la proximité en milieu rural, renforcées par des contraintes de mobilité, freinant l’anonymat et la diversité humaine, à la différence de l’urbain. Qu’en est-il aujourd’hui des pratiques sociales dans les espaces villageois ? Comment la proximité constitue-t-elle un prisme d’élucidation des métamorphoses des villages et des sociabilités villageoises ?

La proximité spatiale, sociale, est une notion opérationnelle pour approximer les manières d’habiter. Si elle a pu et peut s’appliquer aux grands ensembles en milieu urbain (Chamboredon, Lemaire, 1970), elle est également pertinente pour mettre à la portée de notre compréhension les évolutions contemporaines des villages. Je propose deux illustrations de configurations villageoises, caractérisées par leur périurbanité (Sarrola-Carcopino en Corse, terrains en 2022-23) ou leur globalité i.e. la capacité à participer à des dynamiques de globalisation et de mondialisation [1](Cadaqués en Catalogne, terrains en 2012-16). Des logiques globales communes influencent leurs transformations distinctes : globalisation, mondialisation, individualisation humaine, diversification sociale, urbanisation. Après (i) un cadrage méthodologique et (ii) celui des contextes villageois, j’expliciterai (iii) l’organisation des villages au sein des espaces communaux, puis (iv) les pratiques sociospatiales des habitants, pour montrer les enjeux de proximité dans ces configurations villageoises actuelles.

(i) Il faut préciser, par un détour méthodologique propice à saisir les enjeux de proximité, que s’attaquer à l’objet géographique, au lieu générique qu’est le village pour le définir, n’est pas une mince affaire. Les seuils démographiques, les titres honorifiques et les privilèges actant les juridictions territoriales, ont varié avec le temps, faisant que les réalités actuelles divergent et les comparaisons d’un pays à l’autre sont donc épineuses. En France, le village (et la ville) n’a plus d’existence légale depuis l’unité administrative communale établie le 4 août 1789. Pareillement en Espagne, un décret différencie depuis 1990 les communes uniquement selon trois modalités d’agroupement d’habitats (entités collective, unique, singulière avec noyau et/ou peuplement disséminé). Pour autant… l’attachement, l’appartenance, les identifications et les pratiques diverses liées au village demeurent vivaces, renouvelés, métamorphosés (Dibie, 2006).

Pour savoir si l’on est susceptible d’avoir affaire à un noyau villageois bâti et habité persistant, et incidemment à des sociabilités villageoises, il faut donc procéder par approximations cumulées : regarder les catégorisations rurales et urbaines de la commune, avec ce que ces qualificatifs comportent de complexité ; regarder si l’organisation spatiale présente des formes de peuplements agglomérées et denses ; regarder la petitesse de la taille démographique de la commune ; mais s’attacher aussi à regarder les évolutions de l’organisation spatiale communale dans leur historicité. Car l’étendue de la palette des configurations héritées que le cours de l’histoire vient transformer est vaste, tel que l’illustrent les deux exemples choisis.

(ii) La commune de Sarrola-Carcopino, 3 500 habitants, est qualifiée de « rurale sous forte influence d’un pôle » [2]. C’est une illustration du phénomène de périurbanisation (Charmes, 2019) que connaît depuis ces dix dernières années cet espace historiquement rural, du fait de l’augmentation démographique en Corse et des étalement urbain et gentrification de la ville limitrophe d’Ajaccio : le noyau villageois − composé des deux hameaux originels proches, Sarrola et Carcopino −, est situé sur les hauteurs communales, où l’espace de montagne alentour est cultivé, végétalisé, enmaquisé et lieu d’élevages. Il est éloigné géographiquement du développement industrialo-commercial, immobilier à logements aisés et sociaux, et scolaire-culturel, qui s’effectue dans les quartiers de Baleone et d’Effrico situés au sud, dans la plaine anciennement agricole, et limitrophe d’Ajaccio (Fig. 1). Due aux possibilités d’emploi et de logements, la hausse démographique qui en résulte accentue un décalage avec le village où la population in situ est résiduelle et légèrement sujette à la diversification sociale que connaissent la plaine et le Grand Ajaccio. Le village voit notamment l’installation de résidents ayant fait construire localement, qui travaillent et se sociabilisent à distance hors du village jusqu’à d’autres communes.

Différemment, Cadaqués, entité communale singulière, montre un peuplement aggloméré côtier sur la Costa Brava, logé dans un espace semi-rural montagnard difficile d’accès, éloigné de toute commune voisine, limitant ainsi les mobilités avec l’extérieur. Ce noyau disposait à l’origine du statut de vila. Entre ville majeure (ciudad) et village sous dépendance (aldea), une vila correspondait à une concentration jugée pour l’époque urbaine, du fait de privilèges et d’une population conséquente. Aujourd’hui, outre un peuplement résidentiel disséminé récent, ce noyau hérité et densifié au fil du temps, contenu par de vastes étendues protégées (Fig. 2), abrite la quasi-totalité des 3 000 habitants [3] − professionnel, résidentiel, sociabilisation, le village est multifonctionnel. La localité a été mise en vitrine inter/nationalement par Salvador Dalí dès 1930, puis par le tourisme (culturel, héliotropique), attirant nombre de vagues migratoires inter/nationales constitutives d’une diversification sociale forte. Le tout lui confère la configuration d’un village cosmopolite aux allures urbaines, un village global : selon ma ré-acception du concept, le « monde » et la mondialisation (migratoire) s’incarnent dans ce village, et en même temps le village se construit par son rayonnement touristique et ses relations avec des univers lointains articulés, dont notamment ceux des habitants migrants et mobiles (Milazzo, 2015).

(iii) En matière d’organisation spatiale, le village périurbain de Sarrola-Carcopino s’inscrit dans une configuration communale duale et polarisée, avec, au sein d’un même espace, la proximité contigüe d’univers opposés (paysages, modes de vie, activités) ; (Fig. 3). Cette proximité spatiale est tour à tour appréciée pour sa complémentarité et sa multifonctionnalité (équipements de la ville et aménités de la campagne) et critiquée pour la position de périphérie excentrée dans laquelle la centralité Baleone-Effrico place le village ; la zone commerciale précisément appelée « Atrium », à Baleone, est la plus grande de Corse. Commune « éclatée », avec 75 % des habitants vivant hors village (chef-lieu) [4], il faut plus de vingt minutes pour, depuis la plaine, rallier en voiture par l’axe principal puis des chemins sinueux, un village géographiquement distant et isolé (distance-temps). Si dans la plaine on trouve ce que les travaux sur la périurbanisation ont pu souligner, avec une diversification sociale de l’habitat et de ses populations (un mixte de lotissements pour classes moyennes, de logements sociaux voire d’espaces relégués, d’espaces résidentiels huppés), le village − outre des populations installées de longue date −, est dit devenir un dortoir pour des catégories sociales plutôt hautes ; ceci, du fait de la rareté locale du foncier constructible et de la spéculation immobilière, ce qui peut alors renforcer des entre soi et nuire à une certaine proximité (distance sociale) ; des difficultés d’accès au foncier et au logement donc, ainsi qu’à des emplois diversifiés, et une diminution des services de proximité et des moyens alloués, concernent le village (distance-coût).

Différemment, au sein de l’espace communal de Cadaqués, le village global montre une configuration d’unicité et d’« hyper lieu » (Lussault, 2017). En matière d’organisation spatiale, la proximité est portée à son absolu, le lieu étant un espace où la distance n’est plus pertinente en raison de l’agencement agrégé et situé de multiples dynamiques s’exprimant à divers échelons et échelles géographiques. Le village montre en effet une « hyper-localité » avec la coprésence d’une diversité de réalités sociales im/matérielles, d’habitants, et de biens culturels, du fait de la politique touristique menée, et des mobilités associées (touristiques, artistiques, de travail). Fait de l’entrecroisement de mouvements et connecté à d’autres espaces notamment par les migrations, le village témoigne ainsi d’une « hyper-spatialité ». Petit endroit, Cadaqués est pour autant dilaté à l’échelon mondial par une visibilisation internationale de son identité locale (reproduction à l’identique du village de Cadaqués en Chine avec la ville touristique ex-nihilo Kadakaisi) actant son « hyper-scalarité ». Ceci en fait un « lieu d’affinité » : attractif par sa singularité et son localisme global, on vient à Cadaqués pour partager sa « dimension expérientielle » que l’on soit une célébrité, un quidam, un artiste, un touriste (Fig. 4).

(iv) En matière de proximité spatiale, à Cadaqués pouvoir travailler et se loger localement constitue un atout indéniable réduisant les distances temps et coût quotidiennes, et maximisant la vie familiale, contrairement à Sarrola-Carcopino où très peu de personnes ont cette possibilité ou le luxe de choisir. Un village demeure toutefois un village, avec des inconvénients ordinaires, dès lors que l’on fait varier l’échelon spatial d’observation : au-delà des aménités environnementales louées, on retrouve dans les discours des habitants des deux villages des incommodités matérielles similaires : qualité discutable ou manque de l’offre culturelle et éducative ; d’infrastructures de transports en commun ; cherté de la vie et des services locaux, augmentant les distances temps et coût pour sortir du village.

En matière de proximité sociale, tous les villageois mentionnent un contrôle social marqué, une absence de vie privée, des clivages de groupes lors d’inimitiés individuelles, des entraides de proximité du fait de l’interconnaissance. À villages comparés, la différence tient à la plus forte importance démographique de Cadaqués, accentuant une coprésence déjà très diversifiée, et au fait que chaque habitant présente différents modes (travail, logement, récréatif) d’occupation du même espace (= empilage et cimentation des réseaux socio-spatiaux). À Sarrola-Carcopino, les villageois sont moins nombreux et diversifiés, ils y dorment ou y travaillent pour la plupart, et les occasions et les espaces communs où se croiser sont bien plus rares (= dispersion des réseaux socio-spatiaux).

Ainsi à Cadaqués l’organisation spatiale accroît au quotidien les possibilités (sans forcément qu’elles ne se concrétisent) de sociabilité, de dissension comme d’enrichissement culturel. Cette proximité paroxystique concourt à créer une « urbanité a priori » (Lévy, Lussault, 2013 : 1054). Tandis qu’à Sarrola-Carcopino, l’organisation spatiale − cette proximité d’opposés tenus à distance géographique − annihile ces possibilités : des habitants de la plaine ignorent jusqu’à l’existence même du village. Dans le village on y déplore alors l’individualisme contemporain et la fin d’une sociabilité villageoise de rue, allant peut-être dans le sens de l’émergence paradoxale d’un espace commun ou public rural, mort dans l’œuf, car déjà délaissé de tous…

Références bibliographiques :

Chamboredon J.-C. & Lemaire M., 1970. « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement ». Revue Française de Sociologie, 11(1), p. 3–33.

Charmes É., 2019. La revanche des villages. Essai sur la France périurbaine. Seuil.

Cid-Aguayo B. E., 2008. “Global Villages and Rural Cosmopolitanism”, Globalizations, 5(4), p. 541–554.

Dibie P., 2006. Le village métamorphosé : Révolution dans la France profonde. Plon.

Lévy J., & Lussault M. ed., 2013. Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Belin.

Lussault M. , 2017. Hyper-lieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation. Seuil.

Milazzo J., 2015. « Du contexte villageois au village global. Approche réflexive de la contribution théorique d’une recherche empirique sur la migration internationale (Cadaqués, Espagne) ». e-Migrinter, 13.


[1] Plus généralement, et dans la veine de Cid-Aguayo (2008) qui différencie les lieux « globaux » de ceux « globalisés », j’adhère à son idée que face à des dynamiques de globalisation et de mondialisation qui participent à façonner notamment les villages dans la contemporanéité, les leaders et les habitants locaux peuvent tirer parti de ces dynamiques pour développer leur espace de vie (= villages globaux, actifs), ou à l’inverse perdre le contrôle de la mise en valeur de l’espace (= villages globalisés, passifs).

[2] Institut National de la Statistique et des Études Économiques, 2021. [3] Institut de Statistique Espagnol, 2021. [4] Institut National de la Statistique et des Études Économiques, 2017. Pour citer cet article : MILAZZO Josepha, « Village global versus Village périurbain. Approximer les métamorphoses villageoises par la proximité », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/10/village-global-versus-village-periurbain-approximer-les-metamorphoses-villageoises-par-la-proximite/

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