Comment l’économie des proximités s’est « prise les pieds dans le tapis » et comment en sortir

Bernard Pecqueur
〉Professeur émérite
〉Université Grenoble Alpes 〉UMR Pacte 〉

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Cela pourrait être une fable à l’usage des doctorants et des jeunes chercheurs dont la morale serait : les « arguments d’autorité » peuvent induire des contradictions quasiment insurmontables dans l’élaboration d’une construction théorique.

Au début des années 90, au sein de l’Association de Science Régionale de Langue Française (ASRDLF), une poignée de jeunes économistes ont formé un groupe informel de recherche pour explorer les effets de proximité. Le contexte des recherches de la période est à l’analyse des milieux innovateurs avec le Groupe de Recherche Européen sur les Milieux Innovateurs (GREMI)[1] et aux systèmes productifs locaux issus d’une relecture des districts industriels observés par Alfred Marshall au début du XX° siècle, par les économistes italiens autour de la figure de G. Becattini. Quelques concepts clés apparaissent comme l’introduction de la théorie des clubs et les nouvelles modalités des coordinations d’acteurs ou encore la distinction entre les ressources génériques et les ressources spécifiques permettant de mieux comprendre le processus de construction territoriale. L’hypothèse implicite développée alors par le groupe est que l’effet proximité est produit par l’existence de spécificité des lieux. Dans cette période, les deux piliers disciplinaires sont l’économie spatiale et l’économie industrielle et leurs interrelations notamment autour de la firme. On parle également de rationalité située et d’ancrage territorial (Pecqueur et Zimmermann, 2004, p. 13-41). On le voit, les rapports entre les différents types de proximité sont encore peu clairement établis.

Le point de bascule va se produire lors d’un séminaire du groupe au tout début des années 2000, dans une salle de TD de la faculté d’économie de l’université de Toulouse. Un d’entre nous va au tableau et dessine un arbre à trois branches, et affirme que l’on peut déterminer trois types de proximité : la première pour la proximité géographique, la seconde pour la proximité organisationnelle et la troisième pour la proximité institutionnelle. Le schéma ainsi esquissé va se sédimenter dans une formalisation de O. Bouba Olga et M. Grossetti (2008) de la manière suivante :

Typologie des formes de proximité.
Typologie des formes de proximité.
Source : BOUBA-OLGA Olivier, GROSSETTI Michel, « Socio-économie de proximité », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 2008/3, page 12

Comme on le voit, la branche « socioéconomique » ou proximité organisée (organisationnelle et institutionnelle combinées) est florissante et connait des développements importants tandis que la proximité spatiale ne fait pas l’objet de tels développements.

On va alors observer une quasi-disparition de la dimension géographique avec une définition minimaliste de la proximité géographique qui est « d’abord une affaire de distance. Dans son acception la plus simple, il s’agit du nombre de mètres ou de kilomètres qui séparent deux entités. La Proximité Géographique est neutre dans son essence » (Torre, 2010). Bouba-Olga et Grossetti (2008) parlent de la « distinction fondatrice du groupe entre proximité d’essence spatiale et proximité d’essence non spatiale ». Le groupe s’est alors engouffré dans cette idée qu’il y a une proximité a-spatiale beaucoup plus opérante que la proximité géographique qui est au mieux provisoire ou circonstancielle. Cette idée décrit un espace plus rassurant pour les économistes fondés sur la distance et la densité qui ressemble fort à des effets d’agglomération qui, bien sûr, ne fonctionnent pas automatiquement. Or, ce « mantra » selon lequel il y a deux (voire trois) sortes de proximité mais la proximité géographique est moins importante) se retrouve répété sans commentaires dans beaucoup de thèses qui évoquent la théorie des proximités et présente cependant quelques inconvénients majeurs. En premier lieu, il repose sur une vision étriquée de la géographie économique qui ne prend pas en compte les effets de « spécificité » dans le processus de construction des territoires. La géographie d’un lieu c’est aussi son histoire et sa culture. En second lieu, le groupe ne parvient pas à se défaire d’une approche « économiciste » qui relègue la géographie au rang de variable secondaire qui ne saurait bousculer le monde a-spatial de la macroéconomie. Enfin, cette affirmation d’une proximité non spatiale qui domine la proximité géographique constitue un argument d’autorité de type axiomatique qui n’a jamais été démontré, très peu discuté et jamais remis en question. Ce n’est pas une hypothèse, c’est tout au plus une croyance. D’ailleurs, Torre et Talbot (2018) dans le numéro des vingt-cinq ans de la proximité, ont bien senti cette dérive en écrivant : « On ne peut qu’être frappé par une certaine légèreté générale sur la question de la proximité géographique trop souvent perdue de vue dans l’analyse. On constate en effet une tendance massive à un oubli de cette dimension revendiquée mais aussi généralement négligée dans l’analyse alors que sa dialectique avec les autres formes de proximité est à la base même des approches de la proximité » (p. 932).

Le constat est clair mais pas suffisant. En effet, la solution à ce hiatus n’est pas de se contenter de réinjecter dans les analyses une certaine dose de spatialité et d’effets proprement géographiques. C’est bien d’une impasse conceptuelle qu’il s’agit. Le géographe Jacques Levy, dans sa postface à Talandier et Pecqueur (2018, p. 259) fait remarquer justement le chemin à parcourir pour que les deux disciplines convergent : « Il ne faut pas se cacher que peu de géographes s’intéressent sérieusement à la science économique et qu’un nombre encore plus faible d’économistes prend l’espace au sérieux (…) et ce n’est pas une mince affaire que d’effacer ses frontières ».

 En effet, cet « oubli » voire cette négligence incompréhensible de la dimension géographique, interdit logiquement d’analyser les dynamiques des territoires par les proximités autrement qu’en considérant les territoires comme de simples contenants bornés par des frontières généralement politico-administratives. On devrait alors employer des termes comme région (ce que font les anglosaxons qui ne connaissent pas vraiment le concept de territoire) ou comme collectivité territoriale ou même, tout simplement, comme zone.

Dès lors, comment relancer la théorie des proximités qui, d’un numéro du 15ème anniversaire à celui d’un 25ème anniversaire, élargit son champ d’investigation dans de nombreux domaines disciplinaires (urbanisme, emploi, alimentation, etc.), mais stagne conceptuellement ?

Tout d’abord, il faut faire sauter le verrou bloquant que constitue la pseudo distinction entre les proximités spatiales et non spatiales. Cela passe par une redéfinition de la proximité géographique qui englobe les aspects institutionnels et organisationnels. La proximité géographique est le processus permanent à travers lequel les acteurs construisent le territoire. Ce mécanisme de construction permet de rechercher la solution aux problèmes que les acteurs évoquent comme ce qui les réunit. Il détermine ainsi des « territoires » de solution. En second lieu, on pourrait suggérer de revenir à la nature des différents espaces économiques tels que les a défini François Perroux dans un célèbre article de 1950. Il définit trois types d’espace : l’espace point, régi par la théorie classique de la localisation fonction des coûts de transport du lieu de production au marché ; l’espace polarisé, porteur d’effets d’entrainement dus aux investissements productifs ; l’espace contenu de plan, espace des politiques publiques. Une hypothèse raisonnable serait d’y ajouter une quatrième (Pecqueur, 1987), l’espace territoire, espace construit par les acteurs et qui décrit les modalités de cette construction. En troisième lieu, il offre des voies de sorties pour une rénovation profonde des débats sur l’économie du développement en interrogeant la nature des ressources territoriales. En quoi l’adjectif territorial apposé à ce type de ressource peut apporter à la proximité géographique. On pense à la formation des « rentes de qualité territoriale » et corolairement, au rôle très particulier que joue la « spécificité » des ressources et des produits. Enfin, last but not least, il serait nécessaire de relire et de faire progresser les nombreux travaux sur la rationalité contextuelle ou située (Zaoual, 2005 ou Orléan, 2002).

L’intérêt de la relance de la réflexion sur les proximités tient au contexte de crises (climatique, de la mondialisation, etc.) qui entraine de profondes mutations ou « transitions ». Il offre une opportunité historique d’analyse de ces mutations profondes en cours, ce que, en l’état, la théorie des proximités peine à faire.

Références bibliographiques :

Bouba-Olga O., Grosseti M., 2008. « Socio-économie de proximité », in Bouba-Olga O., Coris M., Carrincazeaux C., « La proximité : 15 ans déjà ! », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 2008/3, p. 12

Orléan A., 2002. « Le tournant cognitif en économie ». Revue d’économie politique, 112(5), p. 717-738.

Pecqueur B., 1987. De l’espace fonctionnel à l’espace-territoire : essai sur le développement local, thèse de doctorat,  Université Grenoble 2

Pecqueur B., 2018. « Eloge de la proximité géographique » in Talandier M. et Pecqueur B., Renouveler la géographie économique, Economica, Paris, p. 21-30

Perroux F., 1950. « Les espaces économiques », Économie appliquée. Archives de l’ISEA, 1, p. 225-244.

Torre A., 2010. « Jalons pour une analyse dynamique des Proximités », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 2010-3

Torre A., 2009. « Retour sur la notion de proximité géographique ». Géographie Économie Société, 2009, 11(1), p. 63-75.

Torre A. et Talbot D., 2018.  « Proximité : 25 ans d’analyse », Revue d’Économie Régionale & Urbaine 2018/5-6 (Décembre)

Zaoual H., 2005. « Homo oeconomicus ou Homo situs? Un choix de civilisation ». Finance et Bien Commun, (2), p. 63-72

[1] Rendons hommage à notre collègue Roberto Camagni, décédé brutalement récemment qui a longtemps été président du GREMI et a participé à l’échelle européenne, à l’élaboration du concept de milieu si important dans l’analyse des territoires.

Pour citer cet article :
PECQUEUR Bernard, « Comment l’économie des proximités s’est « prise les pieds dans le tapis » et comment en sortir », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2320

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