Richard Shearmur
〉Professeur en géographie économique
〉Directeur, McGill School of Urban Planning / École d’Urbanisme de McGill
〉McGill University / Université McGill, Montréal 〉
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Pourquoi cette question ?
Depuis une bonne quarantaine d’années la géographie économique ainsi que les politiques de développement régional qui s’en inspirent se sont construites autour de concepts tels les clusters (Porter, 2003), les quartiers foisonnants (Storper & Venables, 2004), les systèmes locaux d’innovation (Martin & Simmie, 2008) et autres formules faisant appel à l’idée de proximité géographique entre activités économiques. L’idée maîtresse qui sous-tend ces concepts est que la proximité géographique et l’agglomération entre ces activités entretiendraient et renforceraient les synergies, par les échanges d’informations et de savoir-faire, par les collaborations, par les contacts sociaux – tous facilités par la co-présence dans des quartiers, des villes ou des régions restreintes.
Les travaux sur la proximité ont problématisé ces concepts, en faisant ressortir différentes sortes de proximités, et ont aussi questionné le rôle que jouent la proximité géographique et l’ancrage territorial (Torre et Talbot, 2018 ; Pecqueur et Zimmerman, 2004 ; Massey, 2005). Par ailleurs, la mobilité et l’ubiquité des acteurs est un thème important de ces travaux, qui complexifient le concept de proximité géographique (Torre, 2009; Massey, 2005).
Cependant, la question – que certains qualifieront de technique – de la mesure de la localisation d’activités, mesure sous-jacente à toute étude populationnelle de la proximité géographique entre activités économiques – a peu été problématisée. Elle devient importante car il devient de moins en moins évident que l’on puisse associer acteur économique, activité économique et lieu de façon simple.
Autrement dit, si, « dans son acception la plus simple, [la proximité géographique] s’agit du nombre de mètres ou de kilomètres qui séparent deux entités » (Torre, 2009, p65), comment peut-on caractériser la localisation géographique de ces entités afin d’effectuer cette mesure ? Par ailleurs, lorsque les entités sont mobiles, quelle mesure de proximité géographique est la bonne ?
Comment mesure-t-on la proximité géographique entre activités économiques ?
En général, lorsqu’on effectue des études à hauteur de grande région ou de ville deux types de métriques sont utilisés pour établir la localisation d’activités économiques et leur proximité géographique.
D’une part, ce sont des statistiques tirées de recensements (ou de sources semblables), où l’on demande aux individus quel est leur lieu de travail principal. La réponse attendue est une adresse (ou le nom d’une entreprise que l’on localise ensuite par son adresse).
D’autre part on se sert d’enquêtes ou de données administratives qui localisent les établissements : l’on détermine, de diverses manières, le nombre de personnes qui travaillent dans chaque établissement. De temps en temps, on se sert aussi d’autres données géolocalisées, par exemple celles des adresses d’inventeurs liés aux brevets, pour localiser des activités précises comme l’innovation (ex. Massard & Autant-Bernard, 2015).
Une fois ces localisations cartographiées, on est capable d’identifier les clusters, quartiers ou localités dans lesquels se concentrent les activités qui nous intéressent, ainsi que les réseaux d’acteurs géolocalisés (les acteurs étant plus ou moins proches les uns des autres). On a dressé la toile de fond de l’économie géographique, que l’on analyse ensuite pour identifier proximités, corrélations, dynamiques, institutions et autres. C’est sur cette toile de fond que se déploient les systèmes de production et les mobilités d’acteurs – que l’on caractérise souvent comme étant des mouvements entre les éléments de cette toile (par exemple entre une concentration géographique d’activités et une autre; entre un système local et un cluster spécialisé).
Or, cet édifice a des fondations fragiles. Il repose sur l’idée qu’il suffit de localiser un seul lieu, une adresse à laquelle on assigne l’ensemble des activités économiques d’une personne ou d’un établissement, pour en résumer la localisation. Cette idée était déjà problématique avant le COVID (Carrincazeaux et Lung, 1998 ; Felstead et al., 2005 ; Shearmur, 2017), mais la pandémie a mis en exergue la faiblesse de notre façon de concevoir et de mesurer la géographie des activités économiques. Par ailleurs, lorsqu’on tente d’établir des statistiques géolocalisées, on confond aisément acteur et activité: la localisation des acteurs (travailleurs, établissements) est supposée représenter la localisation de leurs activités.
L’innovation, une activité dont j’étudie la géographie, peut illustrer ces propos.
Exemple : Où a lieu l’innovation ?
Les activités innovation se placent au cœur des réflexions actuelles sur le développement des territoires, sur la création de richesses, et, de plus en plus, sur la transition vers une économie plus durable. On tente souvent de les localiser afin de comprendre à la fois les facteurs locaux qui les sous-tendent, et leur répartition géographique optimale à l’échelle continentale ou globale.
C’est dans le contexte de ces débats que les villes seraient des machines à innover (Florida et al, 2017); le « buzz » de certains quartiers en feraient des centres de créativité (Storper & Venables, 2004); certaines régions seraient plus innovantes que d’autres (Hollander, 2021); et les métropoles seraient des moteurs d’innovation (Glaeser, 2011).
Mais que veut-on dire par là ? Clairement, on suggère que les entreprises et personnes recensés en ces lieux sont innovantes ou créatives. Soit. Mais de quelle façon ces acteurs se rattachent-ils aux lieux ? Comment peut-on être certain que ces attaches, aussi fermes ou ténues soient-elles, sont liées à l’innovation ? Et quelles attaches géographiques faut-il privilégier si l’on pense pouvoir établir des liens entre les acteurs de l’innovation et les activités d’innovation qu’ils effectuent ?
Admettons, uniquement pour les besoins de cet article, que je sois innovant. Cela veut-il dire que mon innovation émane du centre-ville de Montréal où est située McGill, mon employeur ? de mon appartement à Côtes-des-Neiges où j’écris en ce moment ? ou peut-être de ma maison secondaire où je m’échappe pour réfléchir et faire du vélo ? ou encore de mes contacts fréquents sur Zoom avec des collègues allemands, australiens, et avec ma famille dispersée de Bishkek à Berne ? Et quelle serait la contribution des séries Netflix, des livres, des pages Internet, des paysages par lesquels je passe, des salles d’aéroport ? De mes lieux de résidence, de travail ou de voyage passés ?
Bref, comme l’a décrit Doreen Massey (2005), les acteurs sont réseautés, sont souvent de passage, sont tournés autant vers l’extérieur que vers le lieu où ils sont, autant vers le passé que le présent, et participent à des institutions qui arriment parfois leurs activités à des lieux. Par ailleurs un acteur innovant n’est pas toujours en train d’effectuer des activités innovantes, et en effectue peut-être lorsqu’il fait autre chose (comme du vélo à la campagne).
Comment peut-on mesurer la localisation géographique de l’innovation (ou du travail) dans un tel contexte ? Le rattachement de l’innovation à l’espace est bien plus complexe que la cartographie d’adresses administratives : elle passe par de multiples trajectoires individuelles et collectives, par la superposition d’activités à ces trajectoires d’acteurs, et par un jeu de proximités (temporaires), mais aussi de distanciation et d’isolement (temporaires) qui sont tout aussi prégnants pour la créativité et l’innovation (Glückler et al., 2023).
Faire évoluer nos mesures de localisation et de proximité géographique
Les activités économiques ne sont pas localisables en lieux ou régions précis. Mêmes les acteurs, ceux qui portent ces activités, ne sont pas localisables de façon simple : cependant, ces acteurs ont des habitudes et des trajectoires géographiques assez prévisibles (à des rythmes quotidiens, hebdomadaires, mensuels ou autres, et à des échelles géographiques variées) (Felstead et al, 2005; Shearmur, 2021). Il s’agit de revoir comment on pense la relation entre acteur et activité (un acteur ne passe pas tout son temps à effectuer l’activité qui nous intéresse), entre acteur et géographie (un acteur se déplace dans le temps et dans l’espace), et entre géographie et activité (certaines activités s’effectuent de façon plus probable à certains endroits ou le long de certaines trajectoires).
Alors que la recherche par étude de cas a intégré certaines notions de mobilité géographique, l’analyse quantitative des activités économiques a dans l’ensemble continué de les cartographier à partir de leurs coordonnées XY, ou des adresses des inventeurs, PME, ou établissements.
Par-delà la facilité de cette approche (pour laquelle on trouve aisément des données), il est vrai que certaines approximations étaient sans doute valables jusqu’à l’avènement de l’internet et de la téléphonie mobile : la colocalisation géographique était un des seuls moyens d’assurer la coordination d’équipes, les échanges d’informations rapides et le partage de connaissances. En gros, une bonne partie des acteurs économiques travaillaient effectivement à un seul endroit lorsqu’ils ne voyageaient pas, et ces endroits étaient à vocation unique. L’innovation se passait (approximativement) dans des établissements innovants, les services étaient produits (approximativement) dans des tours de bureaux, et la R&D effectuée (approximativement) dans des laboratoires.
Cette façon de mesurer la géographie des activités économiques, que l’on pourrait qualifier de moderniste (un acteur effectue une activité donnée dans un lieu donné), est désuète : du moins doit-elle être remise en question et réévaluée. En attendant, elle continue d’informer nos règlements de zonage, notre imaginaire géographique (qui est peuplé de centres d’affaires, parcs technologiques, lieux de travail, lieux de loisirs et lieux de résidence), ainsi qu’une partie non négligeable des travaux empiriques en économie géographique (par exemple Shearmur et Doloreux, 2022).
La pandémie a mis en exergue le fait que les activités économiques ne sont pas nécessairement effectuées à l’adresse des établissements : c’est un bon début. Il s’agit maintenant de comprendre la nouvelle géographie des activités économiques et de développer des outils pour mieux la mesurer.
Conclusion : réévaluer l’approche moderniste à la localisation
Il n’est plus plausible de penser la localisation géographique d’un acteur économique, même pour une journée normale hors déplacement, et encore moins la localisation d’une activité. Toutefois, la proximité géographique repose sur la localisation des acteurs: sans mesure de localisation, comment estimer la proximité (ou la distanciation) géographique et sa contribution aux activités et dynamiques économiques ?
Malheureusement pour ceux d’entre nous qui tentons de cartographier la localisation d’activités afin de comprendre comment elles interagissent avec le territoire, la localisation des acteurs devient plus difficile à mesurer – on tâtonne vers des façons de l’opérationnaliser (Shearmur, 2021). Or, comprendre ces interactions est important lorsqu’on veut dynamiser une région, lorsqu’on planifie une ville, ou lorsqu’on gère les transports et les déplacements : la question de mesure, qui peut paraître abstraite, renvoie à des politiques et des décisions concrètes.
Bien entendu, des approximations sont toujours nécessaires lorsqu’on effectue des mesures à hauteur de pays, de régions ou de villes : et pour certaines activités (comme, par exemple, la production manufacturière) le raccourci qui lie un acteur (le travailleur) à un endroit (l’usine) et à une activité (la production) fonctionne correctement. La question que nous devons nous poser est donc la suivante : dans quelle mesure (et pour quels types de questions et d’activités) nos métriques traditionnelles de localisation et de proximité géographique sont-elles encore valables ? Et inversement, dans quelle mesure (et pour quels types de questions et d’activités) doivent-elles être repensées ?
Références bibliographiques :
Bathelt H., et Turi P., 2013. “Knowledge Creation and the Geographies of Local, Global, and Virtual Buzz”, in Meusberger P., Glückler J. & Meskioui M. (eds) Knowledge and the Economy, Springer, p. 61-78
Brunow, S., Hammer A. et McCann P., 2015. “The impact of KIBS’ location on their innovation behaviour”, Regional Studies, 54.9, p. 1289-1303
Carrincazeaux C. et Lung Y., 1998. « La proximité dans l’organisation de la conception des produits de l’automobile », Actes du Gerpisa, 19, https://gerpisa.org/ancien-gerpisa/actes/19/article4.html
Florida, R., Adler, P. et Mellander, C., 2017. The city as innovation machine, Regional Studies, 51.1, p. 86-96
Felstead, A., Jewson, N. et Waters, S., 2005. Changing Places of Work, Red Globe Press
Glaeser, E., 2011. The Triumph of the City, New York, Penguin
Glückler, J., Shearmur, R. et Martinus, K., 2023. “Liability or opportunity? Reconceptualizing the periphery and its role in innovation”, Journal of Economic Geography, 23.1, p. 231-249
Hollander, H., 2021, Regional Innovation Scoreboard 2021, Luxembourg, Publications Office of EU
Martin R. & Simmie J., 2008, “Path dependence and local innovation systems in city-regions.”, Organization & Management, 10:2-3, p. 183-196
Massey D., 2005, For Space, Routledge
Porter M. 2003. “The economic performance of regions”. Regional Studies, 37, p. 549–578
Massard N. et Autant-Bernard C., 2015. “Editorial: Geography of Innovation: New Trends and Implications for Public Policy Renewal”, Regional Studies, 49.11, p. 1767-1771
Pecqueur B. et Zimermann J.-B. (dirs). 2015, Économie des Proximités, Paris, Hermès
Pajevic F. et Shearmur R., 2017. “Catch me if you can: Workplace Mobility and Big Data”, Journal of Urban Technology, 24.3, p. 99-115
Shearmur R., 2017. “The Millennial urban space economy: Dissolving workplaces and the de-localization of economic value-creation”, in Moos, M., Pfeiffer D. et Vinodrai, T. (eds), The Millennial City, Routledge, p. 65-80
Shearmur R., 2021, Conceptualising and measuring the location of work: Work location as a probability space, Urban Studies, 58.11, p. 2188-2206
Shearmur R. et Doloreux D., 2021. The geography of knowledge revisited: geographies of KIBS use by a new rural industry, Regional Studies, 55.3, p. 495-507
Storper M. et Venables A., 2004. “Buzz: face-to-face contact and the urban economy”. Economic Geography, 4.4, p. 351-370
Torre A. et Talbot D., 2018. « Proximités : retour sur 25 années d’analyse », Revue d’Études Régionales et Urbaines, 2018.5-6, p. 917-936
Torre A., 2009, « Retour sur la notion de proximité géographique », Géographie Économie et Société, 11.2009, p. 63-75
Pour citer cet article :
SHEARMUR Richard, « Localisation et proximité géographiques : comment les mesurer dans un univers de mobilité ? », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/10/localisation-et-proximite-geographiques-comment-les-mesurer-dans-un-univers-de-mobilite/