Caroline Tafani
〉Maîtresse de conférences HDR en géographie
〉UMR LISA CNRS 6240 Lieux Identités eSpaces Activités
〉Université de Corse Pasquale Paoli 〉
〉Article court
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« La Corse, la plus proche des îles lointaines ». Quand on vit et qu’on travaille en Corse, a fortiori sur les trajectoires de développement des îles et territoires ruraux touristiques, on a forcément à l’esprit ce slogan publicitaire très en vogue à la fin des années 1960 pour faire la promotion touristique de l’île.
- Tout d’abord parce qu’il dit beaucoup de l’histoire contemporaine de l’île, marquée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, par l’avènement du tourisme balnéaire et par le basculement, rapide et brutal, vers une forme de « modernisation » d’une société insulaire profondément rurale (Renucci, 1974) longtemps restée à l’écart des grandes transformations du monde contemporain (industrialisation, révolution agricole du XXème siècle, globalisation) ;
- Mais aussi parce que ce qui est mis en avant ici, c’est justement le rapport ambivalent à un territoire considéré tout à la fois comme proche et lointain, physiquement comme dans les imaginaires (Meistersheim, 2001) : l’île mythifiée come lieu de l’Ailleurs et du dépaysement, voire de l’exotisme (méditerranéen) ; la Corse comme terrain connu, région métropolitaine située à seulement 170 Km des côtes niçoises et à 1H40 de vol de Paris, avec laquelle on partage une Nation, une langue officielle et un pan d’Histoire, au grand dam de certains groupes politiques régionaux.
En miroir des représentations touristiques, le rapport de la Corse au continent français interroge aussi le concept de proximité, dans ses dimensions historique et géographique, économique, culturelle et politique. Je ne m’attarderai pas sur les aspects historiques et culturels, dont je ne suis pas spécialiste, et qui renvoient à un vaste débat politique. Dans le même sens, je ne parlerai pas non plus des relations centre-périphérie largement explorées par les politistes, à l’instar d’A. Fazi (2008). Par contre, dans le cadre de mes recherches depuis l’UMR CNRS LISA – Université de Corse, en tant que géographe résolument tournée vers les sciences régionales, je me suis souvent interrogée sur la façon dont la proximité pouvait expliquer le développement de la Corse d’aujourd’hui et ce, à travers différentes thématiques.
Pour un territoire insulaire, proximité rime nécessairement avec ses corollaires, éloignement et distance (distance euclidienne, distance-temps, distance-prix) : évidemment la problématique de l’accessibilité et des transports est centrale, aussi bien pour comprendre la mise en tourisme de l’île que les flux qui la relient à l’extérieur, ses relations commerciales, les mobilités de population, son attractivité.
Mais si le sujet est d’importance, c’est avant tout à l’échelle de l’intérieur de l’île que je me questionne sur la manière dont les proximités s’organisent. La thématique des rapports entre proximités et développement territorial a largement été abordée par ailleurs (Angeon et alii., 2006), y compris dans les territoires insulaires, mais le terrain corse lui offre une mise en perspective originale, compte tenu de ses spécificités (hyper-ruralité, touristification et résidentialisation secondaire poussées, extrême dépendance alimentaire). Ce contexte amène à réinterroger certaines problématiques de portée générale à l’aune des réalités locales qui s’y expriment :
- Dans un territoire où la densité moyenne dépasse difficilement les 40 hab./km², s’étirant de 2553 hab./km² à Bastia, la seconde ville la plus peuplée de l’île derrière Ajaccio, à Asco à l’intérieur des terres (moins d’1 hab./km²), on s’interroge évidemment sur la proximité aux services, dont les services essentiels. La mosaïque territoriale complexe qui caractérise l’île pose clairement la question de l’enclavement de certains territoires, ainsi que celle du creusement des inégalités de développement et des fractures territoriales (de santé, éducatives, socio-culturelles, numériques), entre littoralisation et désertification de l’intérieur ;
- L’expansion des villes côtières mais aussi, la construction d’un grand nombre de résidences secondaires neuves sur le littoral[1]et la forte fréquentation touristique du territoire[2] interrogent les modes d’habiter d’une île où le lien au village d’origine a longtemps ancré les populations résidentes dans des rapports spatiaux multiples et complexes : aujourd’hui, qu’en est-il ? Que reste-t-il de ces liens aux lieux originaux alors que l’île s’urbanise et que les mobilités intérieures ont largement évolué ? Paradoxalement, si le village est souvent rendu plus proche par des déplacements facilités, il semble malgré tout de plus en plus lointain dans l’attachement aux lieux et dans la vie quotidienne. Et aussi, quelles proximités socio-spatiales entre résidents principaux et résidents secondaires ? N’y-a-t-il pas plus de similitudes entre les modes d’habiter et de consommer de personnes appartenant à des catégories socio-professionnelles communes qu’entre un groupe et l’autre finalement ?
- Enfin, l’analyse du développement de la Corse ne peut faire l’économie d’une discussion sur l’extrême dépendance alimentaire du territoire[3] et sur la relocalisation de l’agriculture, là où la stratégie qualité déployée durant longtemps a surtout visé à labelliser un large panel de produits de terroir répondant avant tout à une demande touristique haut-de-gamme. Ainsi, l’étude des circuits courts et de proximité est au cœur de l’observation, mettant en débat la dialectique chaînes longues/chaînes courtes et réinterrogeant le rapport des populations locales à leur alimentation du quotidien. Elle doit permettre de comprendre les transformations à l’œuvre du système alimentaire territorial corse en appréhendant les logiques géographiques et organisationnelles (Torre et Filippi, 2005) caractérisant les proximités alimentaires locales (lieux et pratiques de consommation alimentaire, organisation des réseaux et circuits de distribution…).
En conclusion, le concept de proximité me semble continuer à être fondamental, si ce n’est fondateur, pour comprendre la Corse contemporaine et son développement, et en proposer une analyse géographique convaincante.
Références bibliographiques
Angeon V., Caron P., Lardon S., 2006, « Des liens sociaux à la construction d’un développement territorial durable : quel rôle de la proximité dans ce processus ? », Développement durable et territoires
Fazi, A., 2008, « La Corse et les régions insulaires de Méditerranée occidentale : l’impossible autonomie ? », Ethnologie française, 38, 437-447.
Meistersheim A., 2011, Figures de l’île, Ajaccio : DCL éditions, 173 p.
Renucci J., 1974, Corse traditionnelle, Corse nouvelle. La Géographie d’une île, Audin, Lyon, 454 p.
Torre A. et Filippi M., (dir.), 2005, Proximités et changements socio-économiques dans les mondes ruraux, INRA : 322 p.
[1] Les résidences secondaires représentent près de 30% du parc de logements en Corse selon l’INSEE (2020), soit trois fois plus que la moyenne française.
[2] Plus de 3 millions de touristes pour 343 700 habitants.
[3] Plus de 90% de l’alimentation provient du continent selon le Plan d’Aménagement et de Développement Durable de la Corse (2015)
Pour citer cet article :
TAFANI Caroline, « Le développement de la Corse au prisme des proximités locales : enjeux de recherche », 0 | 2023 – Ma proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/09/le-developpement-de-la-corse-au-prisme-des-proximites-locales-enjeux-de-recherche/