À la recherche du temps perdu (Marcel Proust) : rhétorique & réalité d’une proximité accessible à tous.

Photo de Marcel Proust par Otto Wegener (1849-1924). Sur carton du photographe, dimensions 14,2 x 10,2 cm. De la série de plusieurs poses en 1895, le bas du carton n'est pas reproduit. Collection privée

Lionel Dupuy
〉Géographe HDR
〉Université de Pau et des Pays de l’Adour 〉 UMR 6031 CNRS-TREE 〉

〉Article court

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Le cycle romanesque de Marcel Proust À la recherche du temps perdu propose une réflexion singulière sur le temps, la mémoire, les souvenirs attachés aux lieux. Gaston Bachelard le résume d’ailleurs parfaitement lorsqu’il écrit :

Dans le théâtre du passé qu’est notre mémoire, le décor maintient les personnages dans leur rôle dominant. On croit parfois se connaître dans le temps, alors qu’on ne connaît qu’une suite de fixations dans des espaces de la stabilité de l’être, d’un être qui ne veut pas s’écouler, qui, dans le passé même quand il s’en va à la recherche du temps perdu, veut ‘suspendre’ le vol du temps. Dans ses mille alvéoles, l’espace tient du temps comprimé. L’espace sert à ça (Bachelard, 1957, p. 27).

La géographie mise en scène dans ce cycle romanesque est une recomposition du réel, celle de villes, villages, lieux et paysages que l’auteur a connus. Il s’agit donc d’une géographie imaginaire où les descriptions paysagères occupent une place importante. Or, et comme l’a constaté bien avant nous Gérard Genette, les métaphores proustiennes sont souvent à fondement métonymique[1] : « l’entourage […] suggère la ressemblance » (Genette, 1972, p. 43). Il analyse notamment l’exemple suivant :

[…] le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j’aimerais vivre, où j’exige avant tout qu’on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme une meule […] (Proust, 2011 [1913], p. 274 ; nous soulignons).

Cette métaphore/comparaison s’appuie clairement sur un processus d’assimilation par effet de voisinage. Le motif chromatique doré est convoqué pour décrire l’église qui, à l’image des meules voisines, est rustique et dorée. C’est ainsi que la proximité (quelles que soient ses formes) participe activement à l’élaboration ici d’une métaphore (métonymique) et, par voie de conséquence, à la composition de la géographie imaginaire proustienne : les relations spatiales de contiguïté sont au cœur du récit proustien (Dupuy, 2018, p. 102 et suivantes). Le passage le plus célèbre du cycle romanesque, celui de la Madeleine, procède d’ailleurs directement de la mise en œuvre de ce processus de mise en relation par effet de voisinage :

Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé (Proust, 2011 [1913], p. 104).

Le narrateur-personnage, à partir d’une expérience et d’un souvenir précis, voit s’enchaîner certes des moments précis de sa vie mais aussi, et surtout, des lieux. Cette expansion spatiale par cercles concentriques – une proxémie géographique et phénoménologique – permet au narrateur-personnage de (re)saisir son monde, vaste, complexe, à partir d’un lieu qui lui est proche (géographiquement et personnellement). Or, et comme le note une fois de plus Gérard Genette, cette expansion géographique est également à fondement métonymique :

L’essentiel est ici de noter que cette première explosion s’accompagne toujours, nécessairement et aussitôt d’une sorte de réaction en chaîne qui procède, non plus par analogie, mais bien par contiguïté, et qui est très précisément le moment où la contagion métonymique (ou, pour employer le terme de Proust lui-même, l’irradiation) prend le relais de l’évocation métaphorique (Genette, op. cit., p. 56).

Cette expérience de mémoire involontaire fait ainsi sourdre un lieu dans sa complexité : ce lieu n’est pas réductible à son topos (son emplacement physique) ; il existe avant tout par sa chôra, sa dimension existentielle, écouménale, phénoménologique, métaphorique. Dans les deux extraits qui nous intéressent (l’église au milieu des blés et l’épisode de la Madeleine) la proximité, la relation spatiale de contiguïté, servent donc de support à l’élaboration d’une métaphore qui traduit l’expérience (phénoménologique) d’un lieu.

Nous le savons : le sujet géographique (ici le narrateur-personnage) se coconstruit toujours avec son environnement proche, celui qui s’offre directement à lui par le regard, celui qu’il peut parcourir, toucher parfois. Telles sont les expériences que nous avons tous vécues, depuis la naissance jusqu’à maintenant : mon monde est d’abord celui qui m’entoure, celui que je saisis avec tous mes sens et que ces derniers, à la faveur d’une expérience inattendue, peuvent faire resurgir du passé.

La proximité géographique est donc un potentiel qu’active le narrateur-personnage de la Recherche. Une proximité qui est ici une contiguïté spatiale, la mise en relation entre deux espaces voisins, qui se touchent, s’emboîtent. Or si cette proximité est a priori euclidienne (par la faible distance qui sépare les espaces concernés), elle procède avant tout d’une expérience phénoménologique des lieux : l’espace est aussi le moyen par lequel cette mise en relation est possible. Et cette dimension relationnelle de l’espace est traduite, dans les cas qui nous intéressent, par une rhétorique métaphorique et métonymique où le voisinage, la proximité, la contiguïté sont les moteurs d’un récit dans lequel les lieux dialoguent (ils expriment leur chôra). La rhétorique est dès lors au service de l’expression d’une caractéristique fondamentale de l’espace : sa mise en relation. Proust est ainsi un romancier de la proximité, de la mise en relation. Il est sensible à l’espace proche, celui que ses sens peuvent saisir conjointement, via des processus de synesthésies que traduisent ces constructions rhétoriques.

Je suis devenu géographe grâce à la littérature, la fréquentation d’œuvres majeures qui ont toujours activé mon imaginaire, m’ont questionné. L’œuvre de Proust m’interpelle particulièrement par sa capacité à mettre en scène un monde qui m’est proche : le récit proustien débute avec l’évocation des deux « côtés » de Combray[2]. Un imaginaire qui sépare, une discontinuité géographique arbitraire. Or j’avais une représentation similaire de l’espace quand j’étais enfant. Une représentation qui m’a accompagné jusqu’à mes études de géographie au point d’avoir rédigé un mémoire de Maîtrise (actuel Master I) sur « Les discontinuités géographiques : le contact Béarn/Chalosse ». Et c’est grâce à la littérature que j’ai trouvé mon objet de recherche : l’imaginaire géographique dans les fictions romanesques. J’ai d’abord étudié l’œuvre de Jules Verne, puis celle de Julien Gracq, avant, enfin, de me focaliser sur celle de Marcel Proust.

La proximité est un objet que l’on mobilise tous au quotidien, comme le narrateur-personnage de la Recherche, quelles que soient les formes que celle-ci peut prendre. Les trajectoires professionnelles des chercheurs tout comme le choix de leurs objets d’étude, surtout en sciences sociales et humaines, ont souvent rapport à leur histoire personnelle. Voyager n’est pas toujours aisé. Il faut du temps et de l’argent. Lire des romans permet de limiter cette frustration, de la contenir. Lire un romancier comme Proust, capable de saisir aussi bien la proximité, de la dire, de l’écrire, de la décrire, assure incontestablement au géographe la possibilité de se saisir doublement de cet objet complexe. D’une part parce que (et contrairement aux idées reçues) son œuvre est accessible à tous (physiquement, via les livres de poche notamment, et intellectuellement). D’autre part parce que le cycle de la Recherche offre une perspective inattendue sur la proximité comme objet géographique : celle d’un romancier dont la sensibilité aux lieux et à l’espace mériterait qu’elle fît l’objet d’un plus grand nombre de recherches universitaires.

Puissent ainsi les personnes qui me liront avoir envie de se saisir de ce chef d’œuvre de la littérature française et découvrir une proximité immédiate… avec leur propre monde !

Bibliographie :

Bachelard G., 1957, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 228 p.

Dupuy L., 2018, L’imaginaire géographique. Essai de géographie littéraire, Pau, UPPA, 193 p.

Genette G., 1972, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 285 p.

« Métonymie ». URL : https://www.cnrtl.fr/definition/métonymie [site consulté le 13 mars 2023].

Proust M., 2011 [1913], Du côté de chez Swann, Paris, Folio, 708 p.

[1] La métonymie est une figure de substitution où une idée, un objet, un être est désigné par l’intermédiaire d’un élément avec lequel il entretient un rapport logique (de contiguïté ou d appartenance) : « croiser le fer », « boire un verre », « acheter un Dali », etc. « Métonymie ». URL : https://www.cnrtl.fr/definition/métonymie [site consulté le 13 mars 2023].

[2] « Car il y avait autour de Combray deux “côtés” pour les promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même porte, quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre […] » (Proust Marcel, 2011 [1913], p. 211).

Pour citer cet article :
DUPUY Lionel, « À la recherche du temps perdu (Marcel Proust) : rhétorique & réalité d’une proximité accessible à tous. », 0 | 2023 – Ma proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/09/a-la-recherche-du-temps-perdu-marcel-proust-rhetorique-realite-dune-proximite-accessible-a-tous/