Myriem Kadri
〉Doctorante en géographie et sociologie
〉Université Sorbonne Paris Nord
〉UR 7338 Pléiade 〉
〉Article court 〉
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Depuis le début de mon parcours doctoral en Convention Industrielle de Formation et de Recherche (CIFRE), au sein d’une Association porteuse d’un tiers-lieu, la question de la proximité ou des proximités est récurrente. Le projet de thèse conduisant à un déménagement depuis un quartier pavillonnaire du sud d’Île-de-France, me voici logée au centre d’une ville moyenne, Arras, chef-lieu du Pas-de-Calais, à quelques mètres de l’organisation employeuse. Pendant trois ans, il s’agit de mener une recherche-action sur le développement d’un lieu conçu en « tiers-lieu » inclusif de personnes en situation de handicap. Appelé Le C., ce lieu est porté par une Association locale, à l’origine parentale, en lien avec des logements et dans un quartier « inclusif », qu’elle contribue à développer. La démarche empirique consiste, dans un premier temps, en une immersion située dans la dynamique de ce tiers-lieu porté par un milieu associatif porteur de fortes charges émotionnelle, symbolique, voire identitaire, ainsi qu’en lien avec son milieu social et urbain de proximité. Objet de recherche composé, d’un espace physique et d’acteurs sociaux, ce tiers-lieu constitue la composante centrale du « terrain »[1] de la recherche.
Octobre 2021, je m’installe dans un appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble de deux étages, en hyper proximité du lieu de recherche. Depuis les fenêtres de mon salon, je peux voir et être vue par les passants voulant rejoindre, via une petite ruelle, la rue commerçante Saint-Aubert. Parmi eux, des Personnes accompagnées par l’Association, habitants ou non des logements inclusifs, leurs aidants proches et professionnels, des personnes âgées de la résidence intergénérationnelle du quartier, etc. Depuis dix-huit mois, j’habite et développe mes nouvelles habitudes dans ce milieu de vie étudié. La relation d’intense proximité géographique avec ce (mi)lieu est, en exploration, recherchée pour réaliser une observation multi située, participante et longitudinale. Elle fonde l’idée que la proximité géographique est un artefact, un « potentiel à activer » (Torre, 2009, 66) pour saisir du dedans, les phénomènes sociaux implicites et difficiles à dégager. Le principe de l’observation immersive dans la culture de l’autre, devrait moins conduire le chercheur à s’enraciner dans le terrain, qu’à s’ancrer dans les pratiques quotidiennes, dans la durée. Cela implique une distanciation permanente et dynamique, de « décentrer son regard » et de « désapprendre son propre monde », une sorte de « dépaysement de soi » (Urbain, 2003, 157), pour apprivoiser et devenir « actrice du jeu local ». Chemin faisant, le vécu de mon immersion participante, renforcée par la relative exposition de mon domicile, est requestionné. « Même en sortant de l’Association, j’étais toujours au bureau, sans vraiment l’être. ». Je fais ainsi l’expérience de cette position nouvelle, où « descendre sur le terrain » n’est plus une démarche ponctuelle et choisie, mais permanente.
Cette façon de « coller au terrain » (Vieillard-Baron, 2006, 136), d’y habiter, dit les possibilités d’y accéder via une posture d’équilibriste, de fusion et fission avec son terrain, à la fois distanciée et impliquée, proche et éloignée, d’observatrice et de collaboratrice. En appui de mon expérience, lors de près de deux années de thèse, je réfléchis ici aux ambivalences des proximités, aux enjeux et des « objets-alliés » qu’elles révèlent, pour penser l’expérience de « distance sensible » au terrain.
Ordinaire, proximités, familiarité
Deux temporalités du processus de recherche sont prises pour appréhender l’ambivalence des proximités. La première se situe au cours de la phase exploratoire du terrain de recherche, concomitante à mon installation. Expérimentée lors des premiers moments de présence sur le (mi)lieu observé, alors inconnu, elle est l’étape où la relation de proximité géographique favorise d’autres proximités sociales, d’ordre organisationnelle et culturelle. Ces proximités s’opèrent via une « acculturation » et une appropriation du langage et travail en mode « projet », du domaine du handicap. Elles forment le cadre des collaborations importantes en recherche-action et d’une immersion dans les logiques profondes des actions collectives. Ma proximité géographique contribuant, jusqu’alors, à faire émerger au quotidien « l’étrange » et « l’intéressant » dans l’ordinaire du lieu observé, au travers d’une position privilégiée d’extériorité, de « regard (encore) neuf » sur le terrain.
Passées une année d’immersion et l’excitation de la découverte, des défis méthodologiques se révèlent dans les distances/présences entretenues avec le terrain. Parmi lesquels : (1) la familiarité du terrain ; (2) la perception erronée du/de la chercheur·e en société.
Le premier enjeu résulte d’un effet d’accoutumance de ma présence sur le territoire social observé ainsi que de la dimension impliquante de mes missions. Des formes de domestication du lieu, comme laver son linge à l’Association, favorisées par la relation spatiale et la proximité sociale entre acteurs, créent à terme une ambiance de maison familiale. Toutefois, elles semblent participer à un « sentiment trompeur de familiarité » (Urbain, 2003, 156), vécu comme une perte de contrôle progressive des habitudes et rituels pratiqués. Ce sentiment m’impose une reconstruction vigilante de « l’étonnement ». Si l’effet d’évidence de la quotidienneté de l’observation est bien la limite de « l’ethnographie de proximité » (Urbain, 2003), il reste la preuve de l’expérience sensible (corporelle, émotionnelle, etc.) de l’immersion. Me laisser-aller par l’ordinaire du terrain, en temps de missions « opérationnelles » successives par exemple, peut se lire, d’une part, comme un « pas de côté » de la vie de chercheure, une tentative de déprise de la complexité d’une posture de salariée-doctorante. D’autre part, elle transparait un besoin de se construire un chez soi et de cristalliser le sentiment, insouciant et protecteur, d’appartenance à son (mi)lieu de vie, son quartier.
Le second enjeu est plus complexe, en lien avec le rapport entre science et société, lorsque la recherche se veut appliquée. Il s’agit de la défiance exprimée par les acteurs du terrain vis-à-vis du/de la chercheur·e, fondée sur une perception souvent erronée du travail en recherche-action. Ni le sentiment d’intrusion, ni celui son jargon de « sachant », un peu « hors sol », ne constituent un problème nouveau… Bien que ma présence sur le terrain soit normalisée, l’épreuve de la perception excentrée quasi excentrique reste une épreuve du quotidien, se traduisant par une position instable et peu lisible de mon rôle au sein de la structure. Une image non plus d’étrangère mais de marginale familière. À cet égard, ma relation de proximité géographique au lieu des pratiques observées, semblent peu déterminer cette logique de « fermeture » ou de fission avec le terrain. De même, elles n’interviennent pas sur les proximités, via une confiance et reconnaissance, nécessaires à de fructueuses collaborations sur le terrain. Cela réinterroge, dans la durée, cet art de faire de l’immersion participante ou cette « pédagogie de terrain » (Vieillard-Baron, 2006, 133), consistant à « jouer le jeu du terrain », pour façonner le bouclier des représentations et s’ouvrir sensiblement aux réalités observées.
Entre le rideau et le journal, les objets de ma « distance sensible »
En pratique, il paraît nécessaire de s’essayer à des outils et stratégies de décadrage afin de revoir du « neuf » dans l’ordinaire familier. Deux « objets–alliés » du terrain, formel et informel, impulsent cet effort de décentrement, au cœur d’une expérience des proximités, à la fois sensible et distanciée.
Le premier « objet-allié » est un journal de terrain, où sont consignées, dans une logique de narration pré-analytique, le train-train quotidien du (mi)lieu observé comme les événements spéciaux. Mon journal de terrain a aussi une finalité émotive, de l’ordre du sensible, en situation d’immersions « mouillées », par mes subjectivité et affect. Les observations « à chaud » des situations troublantes, bien que souvent « mouillées » se révèlent utiles à retranscrire en verbatim. « À froid », il s’agit d’extraire les faits des émotions, de travailler à dépasser ma culture et personnalité, du sens donné à celles des acteurs du terrain. Ainsi, c’est par les écritures spontanée et reconstruite, que j’apprends à « désapprendre mon monde » sans isoler la question émotionnelle et affective de l’expérience sensible du terrain.
Le second objet est, lui, symbolique de la vie domestique : des rideaux. Cet objet fait la preuve de son efficacité à brider l’exposition de mon domicile et à organiser la relation spatiale avec le terrain. Poser des voilages aux fenêtres de mon salon, représente un geste d’aménagement créant un contrepoids discret entre l’extérieur (les passants, le quartier, etc.) et l’intérieur (mon salon, mon bureau, etc.). Ce geste, producteur de situations d’isolement ou d’ouverture, rend plus confortable et choisie la posture d’interface, entre mon mi(lieu) de vie et celui observé.
Comme l’humour et la méthode, ces « objets-alliés » peuvent être des outils de décentrage et d’apprivoisement du (mi)lieu de recherche et favoriser la fabrication d’une distance sensible, avec les acteurs, les discours et repères établis du terrain. Elles révèlent l’intérêt de se pencher sur les modes d’habiter du chercheur en immersion participative, d’étonnement construit, etc. et nécessitent d’autres réflexions et confrontations à des milieux, réalités et pratiques différentes.
Références ibliographiques :
Torre A., 2003. « Retour sur la notion de Proximité Géographique », Géographique, Économie et Société. vol. 11, no. 1, pp. 63- 75
Urbain J-D., 2003. Ethnologue, mais pas trop. Petite bibliothèque Payot.
Vieillard-Baron H., 2006. « Le terrain et la proximité en question ». In Séchet, R., Veschambre, V. Penser et refaire la géographie sociale : Contribution à une épistémologie de la géographie sociale. Presses universitaires de Rennes. doi.org/10.4000/books.pur.375
[1] La notion de « terrain » est entendue dans le sens donné par le géographe Hervé Vieillard-Baron, comme à la fois « socle sensible de l’observation et base privilégiée de l’enquête directe » (Vieillard-Baron, 2006, 133).
Pour citer cet article :
KADRI Myriem, « Mes proximités, une affaire de distance sensible ? », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2141