Jean-François Staszak
〉Professeur ordinaire en géographie
〉Université de Genève 〉
En septembre 2020, j’ai été sollicité par Libération, qui, pour son numéro dédié au Festival de Géographie de Saint-Dié des Vosges, me proposait d’écrire sur la distanciation, posant la question : « est-ce un thème géographique ? ». En pleine pandémie de Covid, le mot s’était en effet imposé dans le vocabulaire courant, mais son sens n’était pas clair. Ce qui crevait en revanche les yeux des géographes, c’est que le confinement et la distanciation étaient des enjeux pour la discipline, et la situation, une occasion de montrer que celle-ci avait une pertinence et une actualité – comme si cela restait à démontrer.
J’ai répondu à l’invitation de Libération d’une part parce que le confinement me rendait quelque peu désœuvré, d’autre part parce que j’aime bien écrire pour ce journal, qui a toujours bien reçu mes textes, me laissant très libre dans mon expression. La thématique de la distanciation m’interpellait, parce qu’elle était évidemment géographique, parce que je suis un peu obsédé par le sens des mots et que celui-ci fait problème, mais surtout parce qu’il renvoie pour moi immanquablement à la distanciation brechtienne, dont j’avais appris l’existence en lisant à treize ans les bandes dessinées de Claire Bretécher. Souvenir je ne sais pourquoi très présent dans ma tête. Bretécher venait de mourir ; j’avais envie d’écrire son nom. L’article me donnait l’occasion d’expliciter à un public non-académique le caractère indissociablement matériel et symbolique et la nature socialement construite de l’espace dans lequel nous vivons, de présenter la géographie comme l’indispensable discipline qui l’analyse, et de rendre mon modeste hommage à Bretécher.
Quand la nouvelle revue GéoProximitéS m’a contacté deux ans plus tard pour me proposer de contribuer à leur premier numéro par un article court sur la question de la proximité, j’ai voulu répondre favorablement. Mais le temps a passé, et j’avais l’esprit peu disponible. La dead line se rapprochant sans que l’inspiration ne se manifeste davantage, je me suis souvenu de mon article pour Libération. Et si je le proposais à GéoProximitéS ? Idée farfelue qui mérite des explications sur trois points, que la rédaction de GéoProximitéS a souhaité que j’évoque avant de reprendre mon article sur la distanciation. Je me propose de m’essayer à le faire ci-après dans l’optique de la proximité.
Premièrement, l’article porte sur la distanciation : quel rapport avec la proximité ? La distanciation vise à éviter la proximité, ou plus exactement la promiscuité : car si le premier terme a des connotations positives, le second évoque une cohabitation subie et malsaine. Précisément, la pandémie a transformé la proximité en promiscuité, et érigé la distanciation en devoir civique. Elle nous a éloigné les uns des autres dans l’espace public en même temps qu’elle a rapproché au sein du même espace domestique les personnes qui y étaient ensemble enfermées. La distanciation n’est de toute façon pas le contraire de la proximité : c’est plutôt celui du rapprochement (ce n’est qu’en mathématiques qu’on parle d’approximation), puisqu’il s’agit non du résultat (la distance) mais du processus (sa régulation).
Deuxièmement, un court article dans le numéro inaugural d’une revue scientifique ne vise pas le même public et n’adopte pas le même style qu’un article – long pour le coup – dans un quotidien national. Assurément, car l’auteur·e doit rester proche de son lectorat. Lui parler à l’oreille, le regarder dans les yeux, l’interpeller, le tutoyer ? C’est le cas d’un article dans Libération, tel que je le comprends en tout cas. L’article scientifique adopte en revanche un ton plus distant : l’auteur·e s’efface et ne s’adresse pas directement à la personne qui le lit. La proximité entre le premier et la seconde relève alors d’un code partagé, nourrissant une illusion d’anonymat qui ne laisse pas beaucoup de place à l’émotion… ni l’humour.
Troisièmement, ce qui a été écrit pendant la pandémie a-t-il encore une valeur après celle-ci ? La proximité dans le temps est en effet un enjeu pour les sciences sociales. Non que la société change si vite que les concepts pour l’expliquer ont une courte durée de vie, mais plutôt que le rythme de remplacement des référents théoriques les rend caduques tous les 10 ou 15 ans, dans le cadre d’une recherche effrénée de l’innovation marquée régulièrement par des « tournants » : à part dans une perspective d’histoire des sciences et à quelques textes fondateurs près, il est rare qu’un article qui a plus de vingt ans soit cité, voire lu.
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Gardons nos distances ! (Libération, 2 oct. 2020, p. 20-21) Jean-François Staszak, Université de Genève
J’ai découvert le mot distanciation en lisant Le Nouvel Observateur. Mes parents, tous deux professeurs, y étaient évidemment abonnés. J’avais une dizaine d’années : je ne lisais que la planche de Claire Bretécher. Dans celle de cette semaine d’octobre 1974, deux spectateurs assistaient à une pièce de théâtre, sans doute une comédie de boulevard, et riaient à s’en déchirer les côtes. A la tombée du rideau, ils se levaient et commentaient impassiblement : « C’est très mauvais ! Aucune distanciation, aucun brechtisme ». Rétrospectivement, je me demande ce que je pouvais comprendre à la critique par Bretécher de l’intelligentsia parisienne.
Le mot distanciation apparaît en français au début des années 1960 pour évoquer comment, au théâtre et à la suite de Brecht, on explicite les codes de la représentation pour désamorcer les ressorts de l’illusion et alimenter l’esprit critique des spectateurs. Ensuite, le sens du mot s’élargit pour désigner le recul qu’on prend vis-à-vis d’une situation. On se distancie quand on échappe à l’immédiateté et l’évidence de son rapport au monde. La distance en question ne se mesure pas : c’est une métaphore.
Le mot reste assez technique ; déjà un brin ridicule en 1974, il est vite daté. A partir de la fin des années 1990, son emploi est de plus en plus rare. Il réapparaît en fanfare en mars 2020 dans la cadre de la pandémie de Covid-19 pour désigner cette fois l’imposition d’une distance minimale entre les individus pour éviter la contagion : un à deux mètres selon les pays. Pour une fois, le sens propre d’un mot succède à son sens figuré.
On parle au début de « distanciation spatiale », pléonasme apparent, puis l’expression « distanciation sociale » s’impose. C’est une mauvaise traduction de l’anglais « social distancing », expression datant de la lutte contre la grippe espagnole en 1918. En français, la distanciation sociale consisterait pour un groupe ou un individu à prendre symboliquement ses distances vis-à-vis d’un autre, à l’instar de la bourgeoisie qui veut se distinguer du prolétariat. La distanciation sociale passe par la distinction sociale à la Bourdieu. Elle peut certes se faire par la mise en place d’une distance physique (dans le cas de la ségrégation urbaine par exemple), mais aussi bien s’opérer par d’autres moyens (le langage, le vêtement, etc.). Une grande proximité sociale peut en fait s’accommoder d’une importante distance physique (par exemple dans le cas des diasporas), et inversement (deux voisins peuvent s’ignorer complètement).
Bien évidemment, dans le cadre de la pandémie, la distanciation vise à éloigner matériellement et non socialement les individus. Mais les sciences sociales nous apprennent que le matériel et le symbolique sont indissociables, et les géographes que toute distance est toujours à la fois matérielle et sociale. Les places respectives qu’occupent les individus dans l’espace ont un sens et une fonction.
C’est même l’objet d’une science : la proxémie (E.T. Hall, La Dimension cachée, 1966). Elle nous dit que c’est justement entre un et deux mètres, selon les cultures, que se situe la frontière entre la distance personnelle et la distance sociale. La première dessine autour de nous une bulle dans laquelle ne peuvent entrer sans susciter de malaise que les plus proches : membres de la famille et amis intimes, avec qui on peut avoir un contact corporel. La seconde s’impose aux personnes avec qui on a des rapports… plus distants : connaissances et collègues de travail par exemple, qu’il n’est pas question de laisser nous toucher. Sauf quand les circonstances l’imposent. Debout dans le métro, serrés les uns contre les autres, nous regardons alors en l’air en attendant que ça passe, en priant pour que personne n’en profite. La distanciation imposée par la pandémie nous oblige ainsi à nous éloigner de nos proches, nous privant de leur contact rassurant, au risque de susciter chez les plus fragile un certain désarroi affectif.
Les corps ne se positionnent pas les uns par rapport aux autres partout de la même façon. Il y a des pays et des régions où l’on se tient plus proche, ou l’on se tripote plus volontiers, ou l’on s’embrasse plus franchement. Aux Etats-Unis par exemple, on respecte des distances interpersonnelles plus grandes qu’en France, et la bise est remplacée par une accolade évitant le contact direct d’une peau sur l’autre. Mais dans les deux pays, quand on monte dans un ascenseur – même hors période de Covid ! – , on prend bien garde de se placer aux quatre coins de la boîte, pour s’éloigner des personnes avec lesquelles on est forcé de cohabiter quelques instants. Si l’on est accompagné d’enfants, on les met sans vergogne au milieu, avec les paquets. La distance matérielle s’impose parce que la distance symbolique est importante : il s’agit de parfaits inconnus. La distance à laquelle on se place « naturellement » vis-à-vis de quelqu’un traduit les rapports affectifs et sociaux qu’on a avec cette personne. A un cocktail, vous voulez savoir qui est la personne la plus en vue ? C’est sans doute la plus entourée, mais aussi celle vis-à-vis de laquelle on se tient le plus à distance : c’est une marque de respect.
Vous montez dans une rame de métro. Elle est vide à l’exception d’une personne, assise là, seule. Vous allez vous assoir à l’autre bout de la rame. Pas vraiment par hostilité et méfiance, plutôt par habitude ou même par convenance, mais sans y réfléchir. Peut-être vous ne choisissez pas un siège tout-à-fait à l’opposé, au plus loin, pour ne pas vous montrer justement trop hostile ou méfiant. Par politesse en somme. La distance doit être bien ajustée. Vous vous seriez assis en face ou côté, notre voyageur se serait probablement levé pour s’assoir plus loin ou aurait même quitté le wagon, se demandant bien ce que vous lui vouliez. Selon le moment de la journée, selon que vous et votre interlocuteur êtes un homme ou une femme, un adulte ou un enfant, une personne racisée ou non, vos intentions et votre proximité peuvent être évalués très différemment. Et le droit de s’assoir où l’on veut dépend de qui l’on est. Ce droit peut se conquérir. Rosa Parks en a fait la démonstration, refusant en 1955 d’aller s’assoir à l’arrière de l’autobus, réservé en Alabama aux Noirs.
L’imposition de la « distanciation » dans le cadre des « gestes barrières » standardise une nouvelle norme. Tant qu’elle n’est pas encore intériorisée, son application nous demande une vigilance et un effort pour nous écarter de nos semblables plus qu’à l’habitude. On perd en spontanéité. Une pression s’exerce sur le corps social, qui instaure un certain malaise dans l’espace public. Dans le monde d’avant, le positionnement des uns vis-à-vis des autres était finement négocié, et réglé par leur statut social respectif et les circonstances, en fonction des usages et du bon sens. Cela se faisait sans qu’on y pense, naturellement et de façon anodine. Eh bien, non. L’explicitation de la norme et la prise de conscience de ce qu’on perd socialement et affectivement à se tenir (trop) à distance nous fait comprendre que cela n’avait rien de naturel ni d’anodin. On se rend compte que c’est important, et que la distance interpersonnelle relève d’une pratique sociale, dont on commence à saisir les subtilités, les règles et les fonctions. On regarde désormais tout cela avec recul et esprit critique. Bref, avec distanciation. C’est peut-être cela, être géographe : regarder la distance avec distanciation.
On nous avait promis au début du siècle la disparition de la géographie, emportée par la mondialisation et les nouvelles technologies. On annonçait un monde uniforme où la distance ne compte plus. Pour le meilleur ou pour le pire. Au printemps 2020, les frontières se sont fermées, on s’est retrouvé confiné chez soi, et on s’est imposé les gestes barrières. Le mot distanciation a connu une nouvelle fortune, nous rappelant que l’espace compte encore. Et que la liberté de se tenir où l’on veut, de se déplacer comme on le veut est à la fois précieuse et fragile, et que c’est un privilège qui s’exerce à toutes les échelles.
Pour citer cet article :
STASZAK Jean-François, « Distance et distanciation », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2776