Yannis Nacef
〉Agrégé et doctorant en géographie
〉Université Savoie Mont Blanc, Pôle Montagne, Le Bourget-du-Lac
〉UMR CNRS 5204 EDYTEM 〉
〉Article court
Télécharger l'article. 0-2023 Nacef
Le hameau de montagne constitue à lui seul un habitat groupé mais (géographiquement) dispersé prenant la forme de quelques maisons, s’insérant dans la classification de l’habitat rural proposé par Albert Demangeon en 1927 entre le chef-lieu de village et les fermes isolées. Par conséquent, il relève de l’écart qui s’exprime par rapport à des référentiels (Laslaz, 2016), que sont les chefs-lieux, les axes de communication et les pôles urbains. Les hameaux sont nécessairement distants d’un centre, sans quoi ils ne constitueraient qu’une périphérie dans la continuité des chefs-lieux. Ce détachement peut aller de quelques mètres jusqu’à plusieurs kilomètres, et ce sont les hameaux abandonnés au cours du XXe siècle, les plus éloignés géographiquement des centres communaux, qui vont nous permettre de questionner la notion de proximité.
Cette dernière pose la question du lien à l’espace (Torre, 2009) et donc aux interactions et aux mobilités qui ponctuent la vie des individus. En somme, la proximité est indissociable d’un espace vécu, aménagé et exploité par les sociétés (Frémont, 1974) et sa recherche transparaît à travers les interactions entre le lieu de l’habitat et toute une série d’actions et de déplacements qu’entreprennent les individus (travail, loisirs, consommation…). Or, l’habitat en montagne, par sa dissémination, délaisse fréquemment la proximité au profit de la distance, qui nous permet d’évoquer l’idée d’une non-proximité caractérisant les écarts montagnards ; une non-proximité aux services les plus élémentaires (alimentaire, administratif, scolaire, santé…) mais également aux lieux de travail. Cet éloignement qui a pu être recherché, comme nous le verrons, a laissé place au cours du XXe siècle à des difficultés de maintien de l’habitat permanent, participant à terme à l’émergence d’une dynamique d’abandon de lieux de vie, délaissant les écarts au profit d’une proximité signe de modernité.
De ce fait, nous allons nous demander : De quelle manière les hameaux de montagne à l’écart illustrent-ils une volonté de mise à distance par leurs habitants ?
A partir d’une approche géohistorique[1] de 10 hameaux de la vallée de la Maurienne en Savoie (figure 1), nous aborderons cette recherche des écarts, la non-proximité devenue insurmontable et les formes de réappropriation actuelles qui s’affranchissent à nouveau de la proximité. Pour conclure, nous interrogerons la manière dont le géographe aborde les écarts montagnards à travers la pratique du terrain.
1/ La recherche des écarts : une forme de proximité agro-pastorale
La localisation excentrée de certains hameaux n’est pas le fruit du hasard, bien au contraire, mais résulte d’une logique de recherche de terres cultivables dictée par une nécessité de survie alimentaire. Cette situation a atteint son paroxysme dans la vallée de la Maurienne au cours de la première moitié du XIXe siècle où la pression démographique et les terres cultivées étaient à leur apogée. La recherche de terres libres et de bonne qualité dicta ces implantations en périphérie des centres communaux. Cette non-proximité au centre villageois permettait alors d’exploiter des champs, des prés, des jardins et des vergers, établissant une forme de proximité agro-pastorale pour ces communautés villageoises. Au hameau du Bois-Dessus (St-Michel de Maurienne), « les premiers habitants étaient des personnes à la recherche de terres exploitables, la distance n’avait pas d’importance, c’est pour cela qu’ils se sont installés aussi loin du chef-lieu et des services élémentaires » (entretien, 2020).
Néanmoins, cette absence de proximité aux centres communaux n’était pas sans conséquence. Les commerces, l’école, mais également l’église imposaient à ces habitants une mobilité bien souvent quotidienne. La notion de distance était ainsi au cœur de ces espaces de vie à l’écart. Prenons quelques exemples : les habitants du Monthyon (St-Etienne-de-Cuines) d’Avérole (Bessans) et de La Roche (Fontcouverte-la-Toussuire) se localisent à plus d’une heure de leur chef-lieu respectif (figure 2). Il est important de prendre en compte que les déplacements d’alors se faisaient principalement à pied, qu’il fallait également prendre en considération le temps de retour et les conditions d’enneigement hivernal. A l’Ecot « le plus gros problème de cette situation à l’écart était pour les morts qui étaient entreposés l’hiver dans la chapelle puis descendus à Bonneval au printemps pour être enterrés, car le cimetière n’était pas à proximité » (entretien, 2020). Bien que la proximité aux services élémentaires fît défaut, ces petits hameaux de montagne restaient en contact avec le reste du village, leur isolement géographique n’impliquait pas un isolement social (Bodon, 1997). Toutefois, le XXe siècle a marqué une évolution majeure de ce rapport à la proximité pour de nombreuses communautés villageoises à l’écart.
2/ Une mise à distance devenue insurmontable
La position de ces hameaux à l’écart était avantageuse durant l’optimum agricole du XIXe siècle, mais les changements de la société attirée par les villes et leur industrialisation ont totalement remis en cause et bouleversé ces lieux de vie bien particuliers. La localisation avantageuse est devenue inadaptée. Le début du XXe siècle voit l’essor de nombreuses routes de montagne en Maurienne. « La France, dans toutes les parties de son territoire, est devenue accessible à tous les Français » (Frémont, 1997) ; néanmoins, certaines portions infimes du territoire ont été exclues de ce « raccourcissement des distances » (id).
Ainsi, durant la première moitié du XXe siècle, le faible poids démographique de ces hameaux à l’écart, affectés par un exode rural massif, couplé à des réductions budgétaires post-Grande Guerre n’incita pas les autorités à développer les voies de communication nécessaires pour désenclaver des sites condamnés à mourir (Nacef, 2022). Nous pouvons évoquer le cas des hameaux du Bouchet, du Rivaud, du Cruet et de Bon Mollard (St-Alban-des-Villards) qui n’ont pas été desservis par la route car localisés à l’écart du reste de la commune (figure 3). Par conséquent, alors que la proximité devenait le maître mot de la société française, l’absence de ces nouvelles infrastructures a participé encore davantage à l’exclusion de ces hameaux, les reléguant à une marge lointaine, sans accès moderne. La non-proximité, notamment au monde du travail en mutation illustré par les usines de fond de vallée (figures2, 3), revêtit alors toute l’ampleur de son handicap pour les familles encore présentes. De fait, il n’est pas étonnant que cette absence de modernisation (favorisant un défaut de proximité) couplée à l’attractivité des villes soit la cause majeure de l’abandon de ces hameaux qui se retrouvaient, de fait, coincés dans un temps et des espaces dépassés, sans possibilité d’avancer et d’évoluer avec leur époque.
3/ Des réappropriations faisant fi à nouveau de la proximité
A l’heure où la norme érige la proximité en nécessité, certains individus font délibérément le choix de s’affranchir de celle-ci. En effet, au sein des territoires montagnards, des formes de réappropriation de hameaux abandonnés par des néo-ruraux se développent. Ces réappropriations se traduisent par des réhabilitations pour de l’habitat secondaire, mais également permanent.
C’est ce dernier point qui va nous intéresser : vivre isolé en France en 2023 nécessite une réelle organisation afin de se passer des services de proximité qui ponctuent habituellement la vie quotidienne. Pour ces néo-ruraux, ce mode de vie atypique sans proximité immédiate présente selon eux des avantages et des inconvénients. Le principal est l’accès à leur habitation durant l’hiver. Le hameau des Prés-Plan localisé à l’écart de la commune de St-Sorlin-d’Arves est marqué depuis une dizaine d’années par la présence à l’année d’un couple ayant réhabilité un bâtiment. L’accessibilité à ce site se fait uniquement par une piste non déneigée en hiver (figure 4). Lors d’un entretien au sujet de l’accès au service de santé (hôpital, médecin, maternité), le mari nous indiquait « si demain, ma compagne tombe enceinte, cela pourrait être compliqué » et d’ajouter « nous avons la nécessité de tout anticiper car tout est loin de nous, mais nous en avons conscience » (entretien, 2020). Ces résurrections d’entités villageoises à l’écart laissent apparaître un retour à des formes de prise de distance délibérée aux services les plus élémentaires, qui sont toutefois compensées par le cadre de vie montagnard proposé par ces sites isolés. Les néo-ruraux enquêtés dans les hameaux réhabilités du Monthyon, de l’Ecot[2] et des Prés-Plan soulignent tous l’importance de ce cadre de vie marqué par des aménités environnementales qu’ils recherchaient (tranquillité, isolement, pleine nature, aspect insolite) avec pour certains une bonne couverture numérique permettant le télétravail de ces résidents. Malgré un manque réel de service élémentaire, nous pouvons en déduire que ces modes de vie actuels relèvent avant tout de choix personnels, celui de privilégier l’éloignement et la distance, à la facilité et à la proximité.
En conclusion : appréhender les écarts et leur éloignement par la pratique du terrain
A travers cette approche géohistorique s’observe une dimension cyclique avec un temps d’abandon (Andres, 2006 ; Nacef, 2022) qui entrecoupe la recherche d’un éloignement. De ce dernier découle une nécessité d’adaptation des modes de vie et des mobilités associés à des hameaux à l’écart recherchés historiquement pour l’attrait agro-pastoral lié à l’exploitation de la terre comme actuellement pour leurs aménités environnementales. Ces réappropriations prennent alors le contrepied de la société, s’affranchissant à nouveau de la proximité.
Pour le géographe, cette localisation excentrée, loin des grands axes de communication principaux comme secondaires, implique des temps d’accès plus ou moins longs avec une difficulté variable selon les sites, uniquement à pied pour certains et en 4×4 ou à vélo lorsque des pistes les desservent (figure 5). Se posent alors par cette pratique du terrain des contraintes d’accès similaire (mais occasionnelles) à celle des résidents de ces hameaux isolés. Plusieurs sites étudiés ne présentent aucun accès hivernal viable en raison notamment des risques d’avalanches. Cela impliquait alors de devoir réaliser ces phases de terrain à d’autres périodes de l’année ou bien d’accéder aux sites étudiés en ski de randonnée afin de se rendre compte de l’isolement hivernal (figure 5). En effet, sur les 10 hameaux évoqués dans cet article, 8 sont concernés par un accès complexe en hiver, voire pour certains, impossible, illustrant une accessibilité périlleuse également valable pour le géographe de terrain dans le cadre de son travail.
Références bibliographiques :
Andres L., 2006. « Temps de veille de la friche urbaine et diversité des processus d’appropriation : la Belle de Mai (Marseille) et le Flon (Lausanne) », Géocarrefour, Vol. 81/2, 159-166
Bodon V., 1997. La modernité au village. Etude comparée de l’aménagement des barrages de Tignes et de Serre-Ponçon, des années 1920 à la fin des années 1960 Tome I, Thèse de doctorat d’histoire Université Lumière-Lyon 2, 248 p.
Demangeaon A. , 1927. « La géographie de l’habitat rural », Annales de Géographie, Tome 36, n°200, 97-114
Frémont A., 1974. « Recherche sur l’espace vécu », Annales de Géographie, n°689, 3-2.
Frémont A.,1997, La France. Géographie d’une société, Champs/Flammarion, 352 p.
Laslaz L., 2016. Avide d’espace, Volume 2 mémoire inédit. Protéger en montagne. Une palémogéographie des politiques environnementales au défi de l’acceptation sociale, HDR en géographie Université Savoie Mont-Blanc, 437 p.
Nacef Y., 2022. Rechercher l’invisible. Les hameaux abandonnés des vallées de la Maurienne et de la Tarentaise, Société Savoisienne d’histoire et d’archéologie, 200 p.
Torre A., 2009. « Retour sur la notion de proximité géographique », Géographie, économie, société, vol. 11, 63-75
[1] L’approche méthodologique mêle l’étude de documents d’archives (cadastres, photographies et vues aériennes anciennes), de phases de terrain en 2020, 2021 et 2023 et la réalisation d’entretiens semi-directifs auprès de personnes originaires des hameaux étudiés, ainsi que des nouveaux propriétaires.
[2]L’Ecot est un site classé depuis 1971, les premières réhabilitations débutent en 1999 sous l’impulsion de l’association des Amis de l’Ecot et se poursuivent aujourd’hui. Depuis 20 ans, la fréquentation touristique (toute saison) de ce site isolé est croissante, liée notamment à la proximité immédiate du Parc de la Vanoise, à la communication faite par l’office de tourisme Haute-Maurienne Vanoise, ainsi que grâce au tournage du film Belle et Sébastien (2013). L’activité touristique participe néanmoins à la remise en cause de la tranquillité pour les propriétaires de l’Ecot
Pour citer cet article :
NACEF Yannis, « Les hameaux de montagne à l’écart et la recherche de la distance », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2023/09/10/les-hameaux-de-montagne-a-lecart-et-la-recherche-de-la-distance/