The (scales of) proximity(ies) of a kosher snack bar in the souk of Djerba
Yoann Morvan
〉Chargé de recherche au CNRS en anthropologie
〉UMR Mesopolhis CNRS
〉Aix-Marseille Université, Sciences Po Aix. 〉
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Mots clés : Djerba, souk, proximité pour commerçants, pèlerinage, proximité mémorielle
Abstract: This article examines the scales of proximity of a snack in the souk of Djerba (Tunisia). This restaurant primarily serves the Jewish merchants of this souk. Beyond this everyday clientele, it also attracts customers seeking a connection with their past.
Keywords Djerba, souk, proximity for traders, pilgrimage, proximity through memory
Djerba est une île située à proximité des côtes du sud de la Tunisie. Nonobstant son statut insulaire, elle possède une tradition commerciale millénaire, liée notamment aux échanges transsahariens, et irrigue un large arrière-pays de ses réseaux marchands. Elle abrite de longue date une importante diversité ethnico-religieuse, incluant plusieurs courants de l’islam (dont ibadite), des populations chrétiennes méditerranéennes (maltaise, italienne, grecque), ainsi que deux communautés juives historiquement très anciennes (la légende les faisant remonter à l’Antiquité). Bien que réduite à un peu plus de 1000 personnes, cette minorité juive est l’une des rares à subsister aujourd’hui dans le monde arabe. Cela tient notamment aux bonnes relations entre elle et la majorité musulmane, en particulier grâce à des complémentarités commerciales s’appuyant sur des rapports de proximités/distanciations complexes.
Cet article porte sur le restaurant Zina, un snack cacher (c’est-à-dire conforme aux lois alimentaires du judaïsme) niché au cœur du souk de la ville principale de Djerba, Houmt Souk, qui signifie littéralement « localité du marché », témoignant ainsi de la centralité de la vocation commerciale pour l’économie insulaire. Il est écrit à partir d’une enquête ethnographique réalisée aux printemps 2022 (avril puis mai) et 2023 (mai), incluant la fréquentation régulière de ce lieu de restauration qui varie dans ces clientèles au gré de divers espace-temps. En effet, lors du printemps 2022 l’un des deux terrains d’enquête s’est déroulé pendant la période du Ramadan (alors en avril), tandis que les deux autres (en mai 2022 et 2023) au moment du pèlerinage (à dominance juive) de la Ghriba, sur lequel je reviendrai. L’hypothèse principale de cet article est de comprendre comment le restaurant Zina à la fois condense et articule ces diverses temporalités et clientèles en termes d’adaptabilité de proximisation. Il se veut aussi le pendant d’un article, paru précédemment dans GéoProximitéS, sur FM Discount à Marseille[1].
1 . Un snack d’hyper proximité, au quotidien, pour les bijoutiers juifs
Au cœur de Houmt Souk, les ruelles et travées qui composent son bazar sont subdivisées en secteurs. Il existe notamment une criée et un marché au poisson ; des échoppes de poteries, tapis et vêtements ; ainsi que de nombreuses bijouteries, principalement rue de Bizerte et alentours. Ce commerce de l’or et du bijou est l’apanage quasi exclusif des juifs locaux, qui se sont spécialisés dans ce secteur au cours du XXe siècle, alors qu’ils maitrisaient autrefois presque l’ensemble du souk : « les vieillards se rappellent encore le temps où il était si désert le samedi » (jour du shabbat), comme le notent Valensi et Udovich (2022) dans le livre issu de leur ethnographie du début des années 1980. Cela correspond à ce que ces derniers qualifient de « division ethnique du travail », dans un contexte où « le marché étant le lieu des contacts les plus fréquents et les plus divers entre juifs et musulmans, il est l’espace où se définissent et se jouent bien des aspects de l’identité des groupes et de leur perception réciproques. Au souk, les frontières ethniques et religieuses qui séparent les musulmans des juifs ne sont ni absentes, ni oblitérées, mais les lignes de démarcation y sont plus fluides et poreuses » (Valensi & Udovich, 2022). Cette complexité se manifeste notamment dans les usages linguistiques alternés entre langue arabe et dialecte judéo-arabe, qui reflètent les articulations fines entre sphères semi privée communautaire et l’inscription vernaculaire davantage publique, même si liée au monde des affaires et de la vente.
Le restaurant Zina, avec sa vitrine en verre donnant sur une ruelle perpendiculaire de la rue de Bizerte, représente un condensé de cet entre-deux. Cependant, sa première fonction demeure de servir sa clientèle de base, à savoir, principalement, les bijoutiers et leurs employés des nombreuses boutiques alentours. Il s’agit, pour la majorité, de jeunes hommes juifs habitant à Hara Kbira, l’un des 2 anciens quartiers juifs de Djerba, devenu un faubourg de Houmt Souk et, pour ainsi dire, leur unique espace de résidence sur l’île (dorénavant mixte, plus exclusivement juif). Ces commerçants passent à tour de rôle chez « Gabriouche », surnom affectueux comme le montre le suffixe ‘-ouche’ à Gabriel et qui dénote de leur proximité avec le restaurateur de Zina, une forme d’intimité communautaire. Ils déjeunent rapidement au snack, à des horaires variables, en fonction des clients présents ou pas dans leur magasin. Pressés, leur collation se résume en général à un sandwich au thon, câpres et crudités (dit « sandwich tunisien », pour les extérieurs), ou alors à un brick à l’œuf, ou encore à une ou deux boulettes ; bref, il ne s’agit pas d’un vrai repas, mais d’un simple break pour se restaurer quelque peu au cours de la journée de travail. Zina offre donc un service rapide et d’hyper proximité aux commerçants juifs du souk.
Figure 1 : Le restaurant Zina, au cœur du souk, à proximité du secteur des bijoutiers (avril 2022). Photos : Y. Morvan

2 . Une interface aux usages multiples, dont musulmans
Outre cette clientèle « naturelle » et semi captive, ce restaurant cacher parvient à se rendre proche de d’autres types de clientèles. Il en va ainsi des musulmans travaillant également au souk, pour lesquels il n’est pas un commerce prioritaire mais d’appoint. Néanmoins, dans certaines circonstances, il peut s’avérer d’une grande utilité, notamment par exemple pendant le Ramadan, période pendant laquelle j’ai effectué une de mes enquêtes de terrain, en avril 2022. S’opère alors un subtil jeu de cache-cache bien compris, derrière la vitrine de Zina partiellement occultée par des papiers-journaux. Cela peut concerner des nourrissons ou des enfants, ou bien des personnes affaiblies (femmes enceintes, vieillards), qui ne supporteraient pas physiquement le devoir de jeûner. Comme Djerba est une île où la population est assez pieuse et que tous les autres espaces de restaurations sont fermés dans les environs pendant la journée, Zina offre ainsi un service de proximité alternatif, qui peut attirer également une autre clientèle : celle des touristes, dans leurs diversités.
Figure 2 : Zina durant le Ramadan (avril 2022). Photos : Y. Morvan

Des Tunisois musulmans ne sont pas rares à se rendre chez Zina lors de leurs courts séjours à Djerba. Ils appartiennent pour la plupart aux couches aisées et laïcisées, ce qui explique leur présence également, bien qu’en moindre importance, pendant le Ramadan. Ce restaurant a pour eux quelque chose de légèrement exotique et teinté de nostalgie car ils se perçoivent comme proches des Juifs, dont eux ou leurs ascendants pouvaient jadis avoir été voisins à Tunis et plus encore dans ses banlieues/stations balnéo-portuaires, telle La Goulette, aire urbaine tunisoise où la présence juive se réduit aujourd’hui à peau de chagrin. Ces clients occasionnels aiment en général passer plus de temps et goûter des plats plus consistants. Ils fréquentent aussi d’autres établissements cachers à Djerba, en particulier Brik Ishak à Hara Kbira (voir supra), bien répertorié dans les guides touristiques locaux (et moins attractifs auprès des Djerbiens juifs), ou encore la pâtisserie Simon. Pour cette clientèle, le sens de la proximité consiste à tenter de s’approcher d’un passé tunisien multiculturel révolu.
Enfin des touristes étrangers, en général juifs européens dont bon nombre d’origine tunisienne (ou maghrébine), viennent dans ce restaurant, en particulier s’ils mangent plus ou moins strictement cacher. Ils logent presque tous dans les grands hôtels situés dans la zone touristique, dans le cadre de séjours organisés. Zina constitue pour eux une « sortie », qui leur permet de nourrir leur imaginaire judaïque, quand bien même leur mode de vie dans les métropoles (surtout françaises) est fort différent de celui des Juifs locaux. Ils sont pour certains d’entre eux à la recherche de mets rares en Europe, telles certaines pièces de bœuf qui ne sont quasi jamais commercialisées en boucherie cachère, ou encore de types de préparations spécifiques. A l’instar de la clientèle précédente[2], mais issue d’un tout autre contexte, ces consommateurs occasionnels sont à la recherche d’une plus grande proximité avec leur passé ou celui de leurs ancêtres. « L’avion qui conduit à Djerba est une machine à remonter le temps, Djerba, le lieu des retrouvailles », ainsi que l’écrivent Valensi et Udovitch (2022). Il s’agit d’une démarche proxémique mémorielle paradoxale puisque leurs aïeux provenaient souvent de communautés juives maghrébines bien plus occidentalisées que celle des Juifs de Djerba, conservatrice de longue date.
Figure 3 : Rue commerçante dans le faubourg de Hara Kbira : échoppes de brick encadrant un stand de grillades. Photos : Y. Morvan

3 . Le pèlerinage, un espace-temps aux échelles démultipliées
Lors du pèlerinage de la Ghriba (chaque année en mai, 33 jours après la Pâques juive), qui rassemble des Juifs locaux et d’autres venus de loin, mais aussi des musulmans locaux (surtout des femmes qui y font des vœux), les effets décrits précédemment sont démultipliés. Le restaurant Zina y perd de sa centralité, et n’est alors qu’un réceptacle des flux secondaires de cet événement qui se déroule non à Houmt Souk, mais au centre de l’île, là où vivait l’autre communauté juive locale (à Hara Sghrira). Du point de vue de la commensalité, l’espace principal de ce pèlerinage est le caravansérail qui jouxte la synagogue, où étaient logés autrefois les pèlerins, et où existent (entre autres commerces) de nombreux stands de restauration. L’atmosphère festive et bigarrée qui y règne est marquée par la mixité des clientèles : Juifs et quelques musulman(e)s locaux, pèlerins/touristes juifs surtout de France et du reste de l’Europe, mais aussi d’Israël.
Figure 4 : Touristes israéliens (en sweatshirt rouge) et pèlerines musulmanes à la Ghriba (mai 2023). Photos : Y. Morvan

Négociée année après année, la venue d’israéliens (sans autre passeport que celui de l’Etat hébreu) en Tunisie n’est autorisée que durant la période du pèlerinage de la Ghriba. C’est pour eux, pour la plupart d’origine juive des pays musulmans, l’occasion de tenter de combler l’écart avec leur arabité refoulée par le processus d’assimilation à la société israélienne (au sein de laquelle ils sont cependant plus ou moins ségrégués, en raison même de leur origine). Le pèlerinage n’est alors, pour une partie d’entre eux, qu’une forme d’excuse pour pouvoir venir faire du tourisme en Tunisie. Propice aux achats/cadeaux, le souk est une destination importante dans leurs parcours, et Zina une étape culinaro-culturelle qui tend à estomper la distance entre leur présent et leur passé : entre hébreu et arabe, à la faveur aussi de la double compétence linguistique de son restaurateur (d’identité).
Figure 5 : A l’angle de la terrasse de Zina durant le pèlerinage de la Ghriba (mai 2023). Photos : Y. Morvan

Conclusion
Le restaurant Zina offre un exemple paradigmatique de commerce de proximité, d’abord à destination des bijoutiers juifs qui viennent y déguster quotidiennement un encas rapide dans ce snack cacher[3]. Cette proximité tend à s’étendre par cercles concentriques spatio-temporels à d’autres clientèles. Occasionnellement, des clients musulmans peuvent y consommer, notamment pendant la période du Ramadan ; parmi eux des touristes, en particulier venus de Tunis, qui y côtoient des touristes juifs européens. Les uns et les autres y sont à la recherche d’une proximité avec un passé révolu, phénomène qui se trouve élargi et renforcé lors de la période du pèlerinage de la Ghriba, durant laquelle Zina n’est alors qu’une annexe des circuits empruntés. La capacité de ce snack à articuler ces différentes échelles de proximité invite à s’interroger sur la relation de cette notion avec celle de connectivité (Albera & Morvan, 2022).
Références bibliographiques :
Albera D. & Morvan Y., « Connectivités djerbiennes : globalisations méditerranéennes des Juifs de Djerba », Journal des anthropologues, 170-171 | 2022, 233-238.
Morvan Y., « Le sens de la proximité d’un discount « ethnique » à Marseille. », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/21/le-sens-de-la-proximite-dun-discount-ethnique-a-marseille/
Valensi L. & Udovitch A., 2022. Juifs de Djerba. Regards sur une communauté millénaire. Tunis/Paris, Déméter / Éditions de l’Éclat.
[1] Morvan Y., « Le sens de la proximité d’un discount « ethnique » à Marseille. », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/21/le-sens-de-la-proximite-dun-discount-ethnique-a-marseille/
[2] Tout comme eux, ils vont également à Hara Kbira, mais plutôt au restaurant/stand de grillade qui jouxte Brik Ishak, et qui n’est ouvert que le soir, à destination des Juifs locaux de retour de leur journée de travail.
[3] A l’instar de l’offre que proposait le snack cacher « Les Kiffeurs » à Belsunce à Marseille, près de la rue du Tapis-Vert, celle des commerçants juifs en demi-gros textile (fermé depuis la pandémie et aussi en raison du déclin commercial de ce secteur) ; ou encore du restaurant « Chez Guichi » à Château rouge à Paris (fermé également depuis plusieurs années). Ces deux lieux de restauration étaient tenus par des Juifs de Djerba et accueillaient aussi une clientèle mixte, dont musulmane.
Pour citer cet article :
MORVAN Yoann, « Les (échelles de) proximité(s) d’un snack cacher du souk de Djerba », 5 | 2025 – Commerce et proximité(s), GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2025/03/23/co-ac7/
