Business Improvement Districts in Montreal (Quebec) or the art of defining and promoting retail proximity
Marie-Laure Poulot
〉Maîtresse de conférences en géographie
〉Université de Montpellier Paul-Valéry
〉UMR 5281 Art-Dev 〉
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Télécharger l'article. 05-2025 Poulot
Résumé : Cet article entend interroger le lien entre proximité et commerce à travers les actions d’un acteur particulier, les Sociétés de Développement Commercial (SDC) à Montréal (Québec). Sur le modèle des Business Improvement districts (BID), les SDC ont pour mission le développement des rues commerçantes avec la mise en place d’actions et de solutions propres au contexte local dans une stratégie de revitalisation urbaine des centres-villes. Comment la valeur « proximité » est-elle déclinée par ces organismes pour valoriser les quartiers dans leur ensemble et ce, notamment depuis la période de la crise sanitaire qui a contribué à remettre la notion de proximité sur le devant de la scène ? En quoi cette mise en avant de la proximité par les SDC participe à reconfigurer les territoires urbains dans la ville de Montréal ? Ce texte souhaite questionner et analyser tant les échelles de la proximité – de la portion de rue au quartier – que la gouvernance de la proximité (relations entre acteurs, rapport public-privé…) confrontée aux problèmes de concurrence.
Mots-clés : Sociétés de développement commercial, Business Improvement Districts, gouvernance, proximité, rues commerçantes, quartier, Montréal
Abstract: This article examines the link between proximity and commerce through the actions of a particular stakeholder, the Sociétés de Développement Commercial (SDC) in Montreal, Quebec. Based on the model of Business Improvement Districts (BID), the SDCs’ mission is to develop shopping streets by implementing actions and solutions specific to the local context as part of an urban revitalization strategy for downtown areas. How is the notion of “proximity” applied by these organizations to enhance and promote the value of neighborhoods as a whole, particularly since the health crisis of covid-19 has put the notion of proximity back in the spotlight? How does this emphasis on proximity by SDCs help to reconfigure urban territories in the city of Montreal? This text aims to question and analyze the scales of proximity, from the portion of street to the neighborhood, and the governance of proximity (relations between actors, public-private…) confronted with problems of competition.
Keywords: Business Improvement Districts (BID), governance, proximity, commercial streets, neighborhood, Montréal
Liste des sigles et acronymes
- ASDCM : Association des sociétés de développement commercial de Montréal
- BIA : Business Improvement Areas
- BID : Business Improvement districts
- SIDAC : Société d’initiative et de développement des artères commerciales
- SDC : Sociétés de Développement Commercial
En 1980, la Ville de Montréal obtient le pouvoir de mettre en place des groupements de commerçants, selon le modèle des Business Improvement Areas créées en 1970 à Toronto (BIA), à l’origine du « concept d’association à cotisation obligatoire[1] ». Dès 1976, le Comité d’étude sur le fonctionnement et l’évolution du commerce au Québec soulignait que « le sort des centres-villes est fortement dépendant de l’implication des commerçants du centre-ville, car ceux-ci représentent à peu près les derniers éléments actifs qui tiennent au centre-ville et qui y ont des intérêts tangibles à défendre » (Arbour & Jacob, 1976, p.131). Des structures impliquant les commerçants du centre-ville apparaissent comme la solution pour enclencher des démarches économiques locales ce qui aboutit à la création des Sociétés d’initiative et de développement des artères commerciales (SIDAC).
Leur mission première est le développement des rues commerçantes avec la mise en place d’actions et de solutions propres au contexte local dans une stratégie de revitalisation urbaine des centres-villes (Briffault 1999 ; Hoyt, 2008), pour notamment freiner les transferts des consommateurs vers les grands centres d’achats de banlieues (Hernandez & Jones, 2008). Société autorisée et reconnue par les autorités locales[2], une SIDAC intervient sur une zone géographique délimitée (rue ou tronçon de rue) ; elle regroupe des acteurs privés locaux (commerçants, entreprises, bureaux…) qui payent une cotisation obligatoire[3]. Cette dernière est réservée au financement de programmes de propreté et d’embellissement (décoration, prise en charge des détritus ou des graffitis), de services aux membres (formations, accueil et conseil), de « développement de l’image et de l’identité du territoire » (études de clientèle ou analyses marketing), ainsi que de projets d’animation (organisation d’événements et de développement touristique) (Silva, Cachinho & Ward, 2022 ; Kudla, 2022).
En 1997, les SIDAC montréalaises deviennent Sociétés de développement commercial (SDC). Leur multiplication conduit à la création dès juin 2007 de l’Association des sociétés de développement commercial de Montréal (ASDCM), qui retient les bienfaits du « commerce de proximité » afin de « revitaliser les centres-villes, animer les quartiers centraux, se démarquer de la banlieue, pour retrouver une qualité de vie, des villes fortes et des quartiers exceptionnels[4] ». La prise en compte du commerce de proximité est centrale dans les objectifs poursuivis par les SDC qui sont au service de leurs membres : les commerçants. « Loin de se réduire à une simple distance kilométrique ou à une relation entre personnes » (Torre, 2009), la proximité est considérée par les directions générales des SDC dans ses différentes dimensions comme une valeur positive, tant pour les commerçants que pour les clients et résidents du territoire de la SDC. Ces dernières adoptent une triple déclinaison de la proximité dans leurs discours : une valorisation du commerce dit de proximité, une gouvernance au plus proche des membres – les commerçants et travailleurs de la zone délimitée – et enfin la promotion d’une vie urbaine marquée par la proximité au sens de communauté de partage et de coexistence au sein d’un même espace public. « C’est l’investissement de [l’]espace proche, son appropriation par chacun, qui conduit à la détermination d’un territoire de proximité » (Guérin-Pace, 2003 : 333). Mais comme les pratiques spatiales diffèrent d’un individu à l’autre, cette variété « confère aux territoires de proximité des morphologies différenciées » (ibid.). Les SDC cherchent ainsi à jouer sur plusieurs échelles : celle de leur zone d’achalandage (le quartier) mais aussi l’échelle urbaine voire métropolitaine en termes d’attractivité. En œuvrant au dynamisme commercial de proximité entre commerçants et clients sur leurs territoires, les SDC souhaitent « contribuer […] au développement commercial, culturel et social des quartiers de Montréal […] » (ASDCM n. d.) ; elles viennent agir sur le mix commercial et l’image du territoire concerné, au risque de soutenir des logiques de compétition et de concurrence et non de redistribution.
Comment la valeur « proximité » est-elle déclinée par ces organismes pour valoriser les quartiers dans leur ensemble, et ce, notamment depuis la période de la crise sanitaire qui a contribué à remettre la notion de proximité sur le devant de la scène ? En quoi cette mise en avant de la proximité par les SDC participe-t-elle à reconfigurer les territoires urbains dans la ville de Montréal ? Cet article entend interroger le lien entre proximité et commerce sur deux plans au travers des actions d’un acteur particulier, les SDC, via les échelles de la proximité, de la portion de rue au quartier et via la gouvernance de la proximité (relations entre acteurs, public-privé…) confrontée aux problèmes de concurrence. Cet article se fonde sur une recherche de terrain menée de février à juin 2023 grâce à l’appui de l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS dans le cadre du programme Soutien à la mobilité internationale 2023. Les matériaux présentés ici sont le fruit d’une recherche sur le modèle des SDC grâce à la mise en place d’une méthodologie qualitative, reposant sur vingt-deux entretiens semi-directifs (avec les directions de SDC, le service économique de la Ville et des conseillers au développement économique des arrondissements), des observations in situ, et l’analyse de documents internes et d’articles de presse.
1 . La proximité commerçante au cœur des actions des SDC
1 . 1. D’une proximité défensive à une proximité inclusive
Les SDC ont participé dès leur origine à la promotion d’une proximité comme marqueur urbain, dans une logique défensive face au déclin des quartiers centraux au regard de l’expansion des banlieues et de l’émergence des centres commerciaux. Dans les années 1960, la rue commerçante de quartier fait l’objet d’un regain d’intérêt avec une mise en scène de ses attributs distinctifs (charme, caractère pittoresque, pignon sur rue, etc.) dans un processus de « réenchantement » de l’espace public (Garnier, 2008) et du « retour en ville » des populations plus aisées (Bidou-Zachariasen, 2003). Parallèlement à la création des SIDAC, l’administration municipale de l’époque lance d’ailleurs d’autres programmes afin de retenir la population dans le centre-ville et d’améliorer le développement économique. Ainsi l’Opération de 20 000 logements « … entend favoriser le “retour en ville” des banlieusards ou du moins interrompre l’hémorragie en faveur des villes de banlieue » (Hamel, 1991, p.123). Un certain consensus s’est donc élaboré quant au rôle des SDC afin de « revitaliser les centres-villes, animer les quartiers centraux, se démarquer de la banlieue, pour retrouver une qualité de vie, des villes fortes et des quartiers exceptionnels[5]».
Les SDC montréalaises montrent de nombreuses différences, notamment en termes de taille, et partant de budget composé des cotisations des membres et de subventions de la Ville lesquelles sont proportionnelles au nombre d’adhésions. Les plus importantes (SDC Centre-Ville, Vieux Montréal, District Central notamment) comptent plus de 1 000 membres répartis sur des quartiers entiers (avec ses 8 000 membres, la SDC Montréal Centre-ville est la SDC la plus importante au Québec), tandis que les petites et moyennes se concentrent sur des artères commerciales ou des portions de rues (Masson, Petite Italie, Fleury, Jean-Talon Est, Côte-des-Neiges, etc.) et regroupent entre cent et 3 000 membres (Fleury Ouest est une des plus petites SDC avec environ 80 membres). Toutes tiennent un discours fortement centré sur la défense des commerces de proximité, et c’est encore plus marqué pour les plus petites souvent plus traditionnelles dans leurs actions (carte 1). S’il est toujours question de se démarquer de la banlieue, la proximité dans les SDC est promue comme un élément valorisant et valorisé de la vie urbaine, comme une centralité de quartier, dans une démarche inclusive.
Carte 1 : Carte des SDC à Montréal (réalisation : Marie-Laure Poulot, 2024)

1 . 2. Le commerce de proximité ou l’identité marchande des territoires des SDC
Les SDC, comme les médias ou autres organismes œuvrant au dynamisme des centres-villes, utilisent tous la notion de commerce de proximité. Pour autant, il n’existe pas de définition faisant consensus. Statistiques Canada, comme la province du Québec utilise le terme de commerce de détail dans ses analyses statistiques. La ville de Montréal, quant à elle, a publié une enquête en 2021 sur le « commerce de rue » ou les locaux commerciaux, laquelle souligne les différences spatiales entre territoires où œuvre une SDC et les autres territoires hors SDC.
Cette étude reprend la typologie des biens et services servis par un commerce proposée par la Fondation Rues Principales en 2004 [6] : les commerces de biens courants (« soit des biens de consommation achetés quasi quotidiennement »), de biens semi-courants (« soit des biens de consommation achetés fréquemment, mais dont l’achat peut être précédé d’une réflexion ou d’une comparaison »), ceux de biens réfléchis (durables) (« soit des biens qui requièrent généralement une réflexion au cours du processus d’achat ») et enfin, les établissements de restauration, divertissement, hôtellerie[7]. Dans cette catégorisation conçue par la Fondation comme un outil permettant d’évaluer le dynamisme d’une rue commerçante (Planche 1), ce sont en premier lieu les achats courants « essentiels à la vitalité des milieux[8] » qui renvoient au commerce de proximité. Ce dernier « désigne différents types de commerces : boutiques, marchés, halles, galeries commerciales, petits centres commerciaux, situés dans ou proches de zones résidentielles et dont la fréquentation peut se faire à pied ou en voiture lors d’un déplacement inférieur à dix minutes » (Fournié, in Desse et al., 2008, p. 255). Les modalités d’accès au commerce sont donc un élément essentiel de définition du commerce de proximité.
Planche 1 : Tableaux pour inventorier les commerces et services sur une artère commerciale et comparer avec le ratio idéal, résultat de la recherche de la Fondation Rues principales sur les artères commerciales dynamiques réalisée en 2003-2004.

Source : Fondation Rues principales & ministère du Développement économique et régional et de la recherche, nd, Outil d’analyse d’une rue commerciale dynamique, https://www.economie.gouv.qc.ca/fileadmin/contenu/documents_soutien/secteur_activites/commerce/etude_rue_commerciale_dynamique.pdf.
Quels types de commerce de proximité sont plus particulièrement mis en avant dans les discours des acteurs économiques, politiques et médiatiques ? C’est le commerce fonctionnel mais aussi le commerce de bouche en tant que lieux qui créent de l’interconnaissance, de proximité géographique. S’y ajoutent les lieux de restauration, ainsi que certains lieux particuliers, spécifiques, volontiers qualifiés d’uniques aux territoires des SDC. Ces « petits commerces » interrogent autrement la proximité : ils ne fournissent pas seulement des biens courants, mais suscitent des activités de « magasinage[9] », et présentent un attrait tant pour les résidents que les habitants à l’échelle urbaine. La proximité ainsi définie s’apparente à un marqueur urbain ou un marqueur d’urbanité : le petit commerce – ou le commerce indépendant, hors des grandes chaines – est vu comme « patrimonial », un patrimoine à la fois « culturel et économique » (entretien SDAMR, mars 2023). De surcroît, la proximité commerciale est également de plus en plus promue comme marqueur de durabilité, la période covid ayant fonctionné comme un temps de basculement.
1 . 3. La crise Covid 19 : vers un nouveau temps pour le commerce de proximité ?
La crise du Covid a conduit à une forte évolution des SDC et des actions entreprises. Comme le soulignent Mortelette, Gagnol & Burger (2022), cette pandémie mondiale « a mis en lumière de nouvelles formes d’action publique ou collective dans les espaces urbains, qui ont concerné aussi bien les lieux de commerce, que les espaces publics et la voirie ». Pour les SDC, elle a constitué un accélérateur de changements à des niveaux multiples : c’est notamment la valorisation de l’achat local dans un contexte de hausse des achats en ligne, la structuration plus forte des organismes œuvrant pour la promotion du commerce de proximité et la piétonnisation des artères commerciales (Poulot, 2024).
Deux constats ressortent dans la transformation, déjà en cours mais accélérée, des commerces avec la crise du COVID : hausse des achats en ligne et envie d’achat local. Ces tendances contradictoires a priori ont été soulignées par l’ensemble des personnes interrogées, les SDC, mais aussi la Fondation Rues Principales qui envisage des solutions pour allier les deux :
« L’émergence du commerce en ligne, qui était déjà là avant la pandémie, mais qui a pris une ampleur phénoménale. Et avec en parallèle, un désir de proximité. Je suis une citoyenne, et j’ai le goût que mon achat fasse du sens, si tant est que je sois capable économiquement. Donc, l’espèce de désir d’aller soutenir mon commerce de proximité si économiquement je suis capable de le faire. Il y a deux tangentes complètement contradictoires, qui peuvent par contre finir par se rassembler si on est capable de travailler du commerce de proximité à des gens. Il y a plein de solutions en Europe qui existent […] : les casiers, les heures d’ouverture, le partage de locaux pour permettre à avoir la boucherie et le poissonnier au même endroit… Il y a plein de possibilités d’allier le commerce de proximité et les enjeux de temps limité des consommateurs et le désir de la facilité d’Internet sans aller dans le Amazon de ce monde » (entretien avec une membre de la Fondation, juin 2023).
Dans le même temps, plusieurs articles et prises de parole soulignent la menace qui continue de peser sur le commerce de proximité[10] : l’organisme Rues Principales par exemple appelle à un fort investissement de la part du gouvernement en faveur de ce commerce, afin de réduire les mobilités carbonées. Si certaines formes de structuration étaient en cours à la veille de 2020, la crise Covid a été l’occasion de partenariats et d’échanges plus importants : d’abord à l’échelle métropolitaine avec la mise en place de l’Association des sociétés de développement commercial de Montréal – ASDCM – mais aussi à l’échelle provinciale, avec le regroupement des SDC du Québec. Participe de la même logique la création dès mars 2020 de la coalition Cœurs de villes et villages, regroupant divers organismes œuvrant au développement commercial – Action patrimoine, l’Association des sociétés de développement commercial de Montréal, le Chantier de l’économie sociale, le Regroupement des sociétés de développement commercial du Québec, Rues principales et Vivre en Ville –, afin de demander un plan d’action pour redynamiser les centres-villes et les cœurs de villages du Québec[11]. La crise a également entraîné une plus forte médiatisation des SDC : les SDC sont désormais nommées dans la presse et interrogées en tant que porte-parole du commerce de détail. Par ailleurs, en plus des subventions déjà existantes, des fonds spécifiques ont été mis en place durant cette période et les budgets alloués aux SDC augmentés.
Enfin, si la fermeture de rues a toujours accompagné les braderies ou événements commerciaux durant quelques jours pendant les week-ends[12], le phénomène s’est largement développé avec la crise sanitaire de la Covid-19. La recherche urbaine retient que ce « moment de crise sanitaire particulier auquel nous avons été confrontés a conduit l’action publique à mener des interventions rapides, à faibles coûts, sur la voirie » (Mortelette, Gagnol & Burger, 2022). Au moment de la levée des restrictions sanitaires à l’été 2020 et en lien avec les réticences à faire des événements en intérieur, la Ville de Montréal a ainsi autorisé l’ouverture de « voies actives sécuritaires », sorte de « première phase de ces piétonnisations » (entretien Ville de Montréal). La SDC de l’Avenue du Mont-Royal, précurseur en la matière, a su pleinement utiliser les possibilités offertes par la Ville, qui de provisoires sont souvent devenues pérennes. De tels aménagements participent également à la création d’une identité spécifique de ces territoires commerçants.
2 . Les échelles de la proximité pour reconstruire des identités territoriales : de la rue commerçante au quartier
La proximité, à la fois géographique et sociale, constitue un concept mobilisant les acteurs sociaux et politiques, notamment autour des politiques sociales et des initiatives communautaires de développement local dans les quartiers (Dansereau, Germain, 2002). Affirmée comme une valeur positive, porteuse d’urbanité dans la grande ville, elle renvoie à « l’intensité de la vie des relations induite par la concentration et la mixité des fonctions, l’atmosphère qui en résulte, notamment une certaine qualité de vie urbaine, les formes qui l’expriment : places, rues, monuments ou édifices symboliques du théâtre aux simples terrasses de café » (Allain, 2000, p.7). Ainsi les SDC, investies d’une mission de développement local dans leur partenariat avec la Ville de Montréal, sont appelées à prendre en charge pas seulement la promotion du commerce, mais bien l’ensemble du territoire au nom de la proximité pour inventer ou réinventer l’espace public et les identités territoriales associées. Elles s’attachent à développer une image de marque, un marquage du territoire plus ou moins important, des aménagements spécifiques, l’organisation d’événements, etc., dans une logique de réinvention du quartier. La proximité devient un élément clef d’une vie urbaine marquée par le partage et la coexistence au sein d’un même espace public.
2. 1. Une proximité qui invente ou réinvente des territoires : la promotion du quartier
Au sein des SDC qui travaillent le plus sur la proximité et l’identité de quartier, différentes stratégies sont mises en œuvre par les directions générales, entre ancrage local et destination montréalaise. Ainsi les slogans jouent sur les échelles selon l’offre proposée sur les territoires : la SDC Promenade Masson affiche le quartier Rosemont – « Promenade Masson, le cœur de Rosemont » – ; la Petite Italie s’annonce comme « quartier gourmand de Montréal » ; la SDC Laurier Ouest s’affirme comme « destination gastronomie et magasinage haut de gamme à Montréal ». Partout, un marquage in situ, à l’aide d’oriflammes, d’aménagements plus ou moins pérennes ou d’œuvres artistiques, vient compléter les discours (Planches 2 et 3). Enfin divers événements accompagnent les actions commerciales des SDC : ces derniers se veulent ancrés, représentatifs de l’identité locale et contribuent au branding du territoire de la SDC (Poulot, 2024). Les shows de ruelle (concerts de quartier) organisés par la SDC Hochelaga-Maisonneuve dans la rue Gaboury, une petite voie qui longe le parc Morgan sont l’occasion de « faire un événement culturel qui allait amener des gens dans le quartier et qui allait profiter à la communauté, aux gens d’Hochelaga », selon le directeur de la SDC Hochelaga-Maisonneuve[13]. Afin de susciter un achat local et promouvoir les boutiques, plusieurs SDC ont aussi développé des cartes-cadeaux locales, à dépenser au sein de la SDC, à l’instar de la promenade Wellington avec sa carte-cadeau locale « Mon Verdun Ma Well ».
Planche 2 – Bannières (oriflammes) marquant le territoire de la SDC avec le nom et le logo de la SDC Promenade Wellington. (Photographies : Marie-Laure Poulot, mars 2023)

Planche 3 – La terrasse de Léon dans le territoire de la SDC Jean-Talon est : aménagement d’une place publique avec tables et chaises et portraits de commerçants de la SDC (Photographies : Marie-Laure Poulot, mars 2023)

Les SDC indiquent donc clairement leurs cibles d’action : pour aider et promouvoir les travailleurs et commerçants adhérents, il faut connaître et toucher une clientèle locale. L’aire de chalandise des rues ou quartiers où se déploie une SDC est donc travaillée et interrogée, souvent en début de mandat de la direction générale. Celle de Fleury Ouest a ainsi demandé une étude sociodémographique économique afin de savoir :
« […] avant d’aller recruter d’autres gens pour s’en venir sur la promenade, d’autres boutiques, je dois savoir, un, c’est quoi notre nouvelle démographie, deux, ce qu’eux trouvent qu’il nous manque. Ensuite, essayer d’aller leur donner la plus grande offre possible pour que quand ils viennent sur la promenade, ils n’ont pas besoin d’aller ailleurs » (entretien, mars 2023).
Fleury Ouest (FLO), la plus petite SDC montréalaise, a alors opté pour l’image du « village dans la ville » avec une communication centrée sur « l’achat local à son meilleur. Boutiques, restaurants et cafés indépendants. Professionnels attentionnés[14] ». La communication vante les commerces pour leur proximité géographique : tant les commerces alimentaires utilisés pour les repas quotidiens que les différents services qui peuvent « combler tous vos besoins dans votre quartier » avec surtout, la possibilité de faire ses courses à pied.
Mais en plus de la clientèle proche géographiquement, l’objectif est d’attirer pour certains territoires une clientèle de passage, dans un agencement savant des proximités et des distances, du fait des mobilités contemporaines métropolitaines, liées à l’emploi, à l’offre commerciale ou aux loisirs. Dans cette logique, le boulevard Saint-Laurent se présente comme un « pôle culturel, créatif et innovateur unique au monde qui vit jour et nuit »[15]. D’une part, l’identité du boulevard, artère multiculturelle et corridor historique de l’immigration, en appelle aux commerces anciens et familiaux : concentrés dans la partie centrale de la SDC, les nombreux commerces portugais et d’Europe de l’Est, volontiers qualifiés de mom and pop’s businesses traduisent l’histoire du territoire et créent un sentiment d’appartenance et de « communauté » du fait de relations de proximité, sans cesse vantées (Poulot, 2014). De l’autre, l’artère se repositionne vers le culturel, en créant le festival MURAL (art mural chaque année) et en promouvant ses lieux de restauration et divertissement.
Certaines SDC, plus larges, englobent plusieurs rues commerçantes et jouent sur plusieurs registres, la notion de quartier restant centrale. La nouvelle SDC Quartier Villeray, créée en 2022, qui englobe six artères commerciales différentes envisage ainsi des stratégies différenciées :
« Jarry et Castelnau sont vraiment les rues qui sont les plus privilégiées dans la SDC, la rue Liège a besoin d’amour, et puis les rues Villeray et Faillon sont un p’tit peu laissées à elles-mêmes. Mais Villeray, il y a un beau mix commercial. Il s’agit juste de le mettre en valeur tandis que les autres vraiment sont comme ignorées… Beaucoup de gens pensent que ces artères-là sont strictement résidentielles. D’après moi, ça affecte beaucoup l’achalandage. Et puis les difficultés de stationnement sur ces rues-là sont importantes. Donc c’est vraiment aux locaux qu’il faut s’adresser, ceux qui vont marcher jusqu’aux commerces. Ça ne sert strictement à rien de faire la promotion de Gounod à l’extérieur du quartier. Faut absolument parler aux gens de Villeray, Jean-Talon, Jarry ». (Entretien direction générale, mars 2023)
La promotion de la proximité se fait donc à différentes échelles selon l’offre commerciale, la notoriété déjà acquise des rues ou encore leur accessibilité. Une donnée s’impose toutefois : toutes les SDC situées dans des quartiers en voie de gentrification associent « les valeurs néo-villageoises, déjà présentes dans une assez large tranche de la population montréalaise dans une forme de « nostalgie discursive » (Sénécal, 1992), à des systèmes de sens et de valeurs postmodernes des nouvelles couches moyennes pour qui les modes de consommation des biens, des services et des lieux sont des signifiants identitaires importants (Beauregard, 1986 ; Ley, 1996 ; Zukin, 1991) » (Rose, 2006 : 47).
A contrario, les SDC, plus périphériques, à inventer une identité distincte. C’est le cas de la SDC Jean-Talon Est, fortement concurrencée par les centres d’achat, notamment les galeries d’Anjou plus à l’Est. Comme l’explique la direction générale de la SDC :
« … si on n’arrive pas à avoir une offre distincte, une offre de quartier avec des petites boutiques de quartier, on n’a aucune chance. […] Il y a tout ailleurs. Ici, l’intérêt, c’est que tu peux y accéder à pied de chez toi, pas loin, mais pour ça, il faut qu’il y ait une offre intéressante. On a une offre de restaurant qui peut être le fun parce qu’on a toutes sortes de trucs un peu exotiques. […] On a un magasin de sport qui est vraiment bien, mais au-delà de ça… On n’a pas de librairies, on n’a pas de boutiques de jouets, on n’a pas de quincaillerie… »
2 . 2. Les SDC montréalaises dans leur rapport à la proximité : figures et trajectoires
À partir de ces éléments, on peut tenter une catégorisation des SDC à Montréal en fonction de leur rapport à la proximité, entendue à la fois comme proximité organisationnelle, valorisation du commerce dit de proximité et enfin, comme promotion d’une ambiance urbaine qui permet coexistence et vivre-ensemble. L’objectif est d’envisager les différentes stratégies mises en œuvre par les SDC ainsi que leurs trajectoires puisque les évolutions récentes ont été très nombreuses. Nous nous inspirerons de la typologie des artères commerciales dressée par la Ville de Montréal basée sur les types de commerces offerts sur le territoire. Elle retient trois types :
- La rue commerçante de quartier, où les biens courants, biens semi-courants, biens réfléchis et soins personnels constituent 38 à 61 % de la superficie commerciale globale.
- La rue d’ambiance où les biens courants, biens semi-courants, biens réfléchis et soins personnels constituent 30 % et plus de la superficie commerciale globale mais où l’offre en restauration et divertissement est de l’ordre de 20 % et plus de la superficie commerciale globale.
- La rue ou l’artère de destination comprend tous les biens et services précédents, mais les biens semi-courants constituent minimum 20 % et les biens réfléchis plus de 7 % de la superficie commerciale globale.
Si certaines directions générales de SDC utilisent encore cette typologie, la plupart y apportent nuances et compléments. Un des commissaires au développement économique explique ainsi que la nouvelle SDC Notre-Dame de Lachine s’inscrit dans la catégorie « rue commerçante de quartier », en tant qu’« artère qui dessert la clientèle de Lachine, quoiqu’elle dessert aussi une partie de la clientèle de Lasalle qui est à proximité. Une rue comme Saint-Laurent, elle a une vocation plus montréalaise, quoique ça diminue au fil des années, parce que ce qui était unique à l’époque l’est de moins en moins » (en référence aux commerces ethniques aujourd’hui présents dans l’ensemble de la ville et non plus concentrés uniquement le long de l’ancien corridor d’immigration) (entretien, mars 2023).
Au vu de ces remarques, nous avons ajouté d’autres critères à ceux de l’offre commerciale pour préciser la typologie existante et l’envisager à l’échelle montréalaise : la localisation et la taille du territoire concerné, le rayonnement du territoire, l’ancienneté ou non de la SDC, le marquage du territoire (oriflammes, aménagements pérennes, œuvres artistiques, etc.), la présence ou non de difficultés marquées (locaux vacants, itinérance, déclin économique, etc.). Se dessinent alors cinq figures de SDC à Montréal selon un processus de complexification des stratégies et de mises en valeur des proximités, à rebours des logiques unifonctionnelles qui ont pu triompher un moment :
- Des SDC plus traditionnelles qui épousent la première catégorie de la Ville : elles sont centrées sur des rues commerçantes tournées vers la proximité géographique pour le quartier de résidence (Promenade Fleury, Promenade Masson, SDC Côte-des-Neiges…)
- Des SDC qui jouent totalement la carte de la rue ou du quartier de destination afin d’attirer des clients hors de la zone proche, de l’ensemble de la ville, à l’image de la SDC du Vieux-Montréal, qui possède aussi une forte dimension touristique.
- Des SDC en transition en raison de difficultés liées au centre-ville et à la crise sanitaire et qui tentent d’évoluer vers de nouvelles territorialisations et synergies entre acteurs locaux à l’échelle d’un centre-ville élargi et redéfini : le Village est ainsi en pleine redéfinition en quartier plus inclusif. La SDC Centre-ville est quant à elle à l’origine de la structuration d’une organisation multipartite plus large que le territoire de la SDC et qui regroupe d’autres parties prenantes : l’Alliance du Centre-Ville[16], qui joue un rôle moteur de mutualisation des forces en dépassant la seule dimension commerciale des SDC traditionnelles.
- Des SDC qui tentent d’allier les trois dimensions, commerçante, de destination et d’ambiance sur certaines artères de quartiers, notamment lors d’événements culturels ou pour les sorties (Boulevard Saint-Laurent, Quartier Villeray, Wellington) ou encore sur un créneau particulier (Petite-Italie pour la nourriture ou Laurier Ouest).
- Des SDC atypiques et qui tentent plutôt de jouer sur la proximité entre services en raison de la faiblesse du tissu commerçant au rez-de-chaussée : la SDC District central (tissu industriel, grand nombre de membres, participation très active de la structure à l’aménagement et à la prospective du quartier Chabanel).
Certaines évolutions de SDC vers des « méga-SDC » sur des territoires de plus en plus vastes nous conduisent à questionner les territorialisations de ces organismes, notamment la possible privatisation de l’espace public et l’équilibre complexe entre actions économiques et commerciales et actions culturelles et d’animation. Les dernières SDC créées sont en effet des SDC de quartiers plus que d’artères commerçantes (SDC Pointe-Saint-Charles ou SDC quartier Villeray, même si celle de la rue Notre-Dame à Lachine reste une SDC le long d’une seule rue).
3 . Gouverner la proximité : logiques de concurrences et partenariats multiniveaux
3. 1. Les SDC : un modèle international de gouvernance locale décliné au Québec
Ces « mécanismes financiers volontaires mis en œuvre […] pour le développement local, notamment l’amélioration des services publics » (Hoyt, 2004, p. 367) se sont diffusés dans de nombreux États, au point que Kevin Ward (2006) évoque un modèle de politique « mobile », en dépit d’appellations différentes (Business Improvement areas (BIA) au Canada ou Business Improvement Districts (BID) aux États-Unis). Ces regroupements viennent généralement en réponse à l’impuissance des pouvoirs publics locaux – ou, du moins, à l’inadéquation de leurs réponses face aux problèmes des commerces du centre-ville – en privilégiant une gouvernance locale et des « stratégies privées marchandes de régénération urbaine » (Ward, 2006 ; Dubresson, 2008, p.183). Rejets des pratiques étatiques (Ward, 2010, p.1181), ils illustrent aussi un urbanisme entrepreneurial, accompagné de nouveaux modes d’aménagement, au point que certains les qualifient de forme d’« urbanisation du néolibéralisme » (Brenner, Theodore, 2002).
Cependant, des divergences apparaissent tant au niveau national que local (Ward, 2010). Selon Kevin Ward (2006), les premiers BIA sont apparus dans le centre-ville de Toronto pour le Bloor West Village[17], suivis dans les années 1980, par les BID aux États-Unis, nés de deux programmes des années 1960 : le Special Purpose District (SPD) et le Special Assessment District (SAD) afin de pouvoir prélever des taxes additionnelles. Les liens entre les deux contextes, canadien et états-unien, restent difficiles à établir (Hoyt, 2008) et la littérature scientifique fonde ses analyses surtout sur les exemples états-uniens, où les BID désignent à la fois le secteur géographique concerné et l’organisation qui la gère (Morçöl et al., 2008).
Les SDC montréalaises présentent plusieurs spécificités : elles regroupent les occupants-résidents (commerçants et gens d’affaires) du territoire concerné, à la différence des BIA de Toronto où les membres peuvent être à la fois des propriétaires immobiliers et des commerçants – pour certains non-résidents. Ce sont les commerçants qui décident collectivement de la création d’une société de développement commercial, d’abord par un épisode de préconsultation puis par un vote[18]. Ces modalités, consignées dans la Loi sur les cités et villes, dépendent des règlements municipaux concernant les districts commerciaux puisque « le conseil d’arrondissement détermine les limites d’une zone commerciale, à l’intérieur de laquelle peut être formé un seul district commercial[19] ». Une fois la SDC constituée, l’adhésion est obligatoire : tous les membres présents sur le territoire de la société doivent payer une cotisation, perçue par la Ville qui la redistribue ensuite aux différentes SDC. La Ville de Montréal soutient particulièrement la création – et la multiplication – des SDC, contrairement à d’autres villes au Québec où ce support est parcimonieux (entretiens avec le service de développement économique de la Ville, le Regroupement des SDC du Québec et Fondations Principales). Les SDC participent en effet d’une forme de développement local, voire de « stratégie localiste » (Léveillée & Léonard, 1987) prônée à la fois par les autorités municipales (notamment après l’ère Drapeau et les revendications formulées par le Rassemblement des Citoyens de Montréal concernant l’amélioration du cadre de vie) et par les commerçants : « cette présence plus grande des nouvelles classes moyennes sur la scène locale correspond d’ailleurs, dans une certaine mesure, à ce que certains ont désigné comme leur retour en ville » (Hamel, 1991, p.124). Même si les SDC demeurent des formes de lobbies, « soit individuellement auprès de leur arrondissement ou collectivement auprès de la Ville » (entretien Service du développement économique, juin 2023), les relations se sont apaisées entre les SDC et la Ville et ressortent désormais plutôt du partenariat (après une période de tension plus fortes à la fin des années 2000) et notamment depuis la crise sanitaire qui a contribué à un soutien plus fort de la part du Service économique de la Ville aux SDC.
3 . 2. Administrer des territoires commerçants « au plus proche »
Au-delà de cette volonté affichée par les SDC d’être des structures dédiées à l’organisation et la promotion, notamment commerciale, de quartiers par une gouvernance proche, des différences existent parmi les SDC montréalaises entre fonctionnement macro-économique et fonctionnement micro-économique. Les SDC les plus grandes (et donc celles qui ont le budget le plus important) relève du premier type, tandis que les petites et moyennes artères commerciales participent du second. Comme l’explique un directeur général de SDC passé d’une SDC moyenne à une énorme SDC :
« C’est différent de par la taille du territoire. Il est virtuellement impossible d’avoir une relation de proximité comme on l’a sur un petit territoire […]. Et c’était d’ailleurs une grande faiblesse de notre organisation quand je l’ai hérité, c’était le manque de proximité avec ses membres. […] C’est une victime de sa taille, d’être tellement grand que finalement, on est anonyme et pas connu. Le rapprochement est un défi, on le fait. Il y a des solutions à ça pour y pallier, mais ça va prendre du temps. Alors on a créé un poste de liaison avec les membres, les ambassadeurs [dont] le rôle [est] de tisser des liens avec les membres, de les informer de nos actions, de ramener de l’information à la direction, parce que vous comprenez que contrairement à l’époque [sur un plus petit territoire], je ne peux pas aller porte à porte et je ne connais pas tous les membres par leur nom ».
En effet, la plupart des directions générales des plus petits territoires connaissent tous leurs membres et peuvent être amenées à gérer leurs demandes quotidiennes. L’importance de la communication en interne est d’ailleurs une de priorités soulignées par certaines directions générales. La demande vient des membres qui attendent des retombées du fait du caractère obligatoire de la cotisation et qui peuvent soutenir la dissolution de la SDC en cas de mécontentement. Les motifs invoqués sont précisément le manque de communication, l’absence de démocratie interne, l’absence de leader ou de vision pour le territoire, la faiblesse de moyens au vu des objectifs ou simplement des erreurs qui ont été commises.
On mesure la multiplicité des échelles de gouvernance de ce développement local autour du commerce de proximité : celle de la Ville dans un dialogue entre le Service du développement économique et les SDC, celle des arrondissements qui délimitent les districts commerciaux, mais aussi au sein même des SDC. Les plus grandes SDC créent ainsi des sous-comités par quartiers ou par orientations, comme la SDC Quartiers du Canal où la structuration en trois quartiers prime : Griffintown, Saint-Henri et la Petite-Bourgogne. Pour la SDC Centre-ville ou celle District central, c’est justement une des questions actuelles : comment diviser le territoire « en pôles avec des comités sectoriels qui nous permettraient d’avoir une représentativité sectorielle ou territoriale » ? (Entretien SDC Centre-ville, juin 2023), « Est-ce qu’on devrait travailler par secteur géographique ? Est ce qu’on devrait travailler plus par industrie, par pôle ? » (Entretien SDC District Central, mars 2023).
Pour les plus petites, des échanges sont possibles au niveau de l’arrondissement : la Table de concertation des SDC de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal (SDC Avenue du Mont-Royal, SDC Laurier Ouest, SDC du boulevard Saint-Laurent et SDC St-Denis) en est une illustration. Les sociétés y ont développé des habitudes de travail en commun et ont mutualisé leurs moyens, avec notamment la réalisation du Guide du Plateau distribué dans les hôtels à Montréal pour encourager le tourisme :
« On a créé la table de concertation, je pense que c’était au début de l’année 2019. Et la raison, honnêtement, c’est parce qu’on travaillait souvent sur des mémoires qu’on déposait à la Ville de Montréal séparément, mais on avait les mêmes enjeux parce qu’on se trouve dans le même quartier, avec les mêmes règlements. Donc, on s’est dit, au lieu de payer quatre fois quelqu’un pour lire des mémoires pour nous, on va travailler ensemble, on va payer la même personne, puis on va décrire les enjeux qui nous touchent tous. […] Mais c’était ça la raison en arrière, c’est vraiment d’être capable de créer des propositions, des mémoires, puis des demandes en commun. Pour avoir un peu plus de poids, un peu comme l’ASDCM, mais à l’échelle du Plateau ». (Entretien SDBSL, juin 2023)
La crise Covid est venue conforter cette forme d’organisation au sein de l’arrondissement, avec une forme de répartition des tâches entre SDC : la SDBSL a pris en charge le programme de livraison locale ; l’avenue du Mont-Royal a géré celui de la transition écologique, tandis que la SDC de Saint-Denis a assuré la communication, en enregistrant et diffusant sur les médias sociaux de petits clips de vidéo de deux minutes sur les commerçants de quartier. Les SDC sont donc engagées dans une recherche de la juste proximité entre acteurs, afin de gagner en rapidité et en efficacité pour mener des actions susceptibles de répondre le mieux possible à l’attente des membres ». « La proximité devient un moyen de faire ressurgir le local face au global pour les individus comme pour les élus et les instances en charge de réguler la ville » (Navereau, 2011).
3 . 3. Outiller les SDC pour développer la proximité : entre spécificités montréalaises et modèle international
Les SDC utilisent différents outils pour stimuler cette proximité entre membres : rencontres informelles et assemblées générales, mise en commun de l’information et d’outils d’aide (subventions, aides dédiées, etc.) ou encore permis de promotion commerciale mis en place pour les braderies afin que seuls les membres-commerçants de la SDC profitent des retombées économiques des événements (Poulot, 2024).
Une des questions actuelles concernent la participation des propriétaires des locaux et des bâtiments (non-occupants) : pour certains acteurs des SDC ou du développement économique à la Ville et aux arrondissements, il serait bon de faire évoluer le modèle SDC vers le modèle torontois où la participation des propriétaires est obligatoire. Comme le souligne le regroupement des SDC du Québec, ce sont souvent les propriétaires qui bénéficient autant, voire plus des actions et de l’engagement des SDC :
« La valeur foncière de leur immeuble va augmenter si on s’occupe bien du centre-ville ou de la terre commerciale. C’est sûr que pour le propriétaire, il y a un bénéfice financier. Et des fois, j’ai des propriétaires [… qui] vont laisser des locaux vacants souvent, parce que ça devient une perte fiscale aussi. Donc, pour nous, ils ne veulent pas remplir leur local, ils ne veulent à la limite même pas travailler avec nous pour essayer de louer leurs propres locaux, parce que ça devient une perte fiscale. […]. C’est pour ça qu’on est en train de se pencher sur cette question de la question des cotisations, comment les SDC peuvent survivre. En Ontario, eux, ils ont inclus les propriétaires ». (Entretien RSDCQ, 2023)
Un ancien directeur général de SDC abonde en ce sens, en soulignant également l’apport des propriétaires à la gestion des SDC :
« Une grande partie du succès, ça a été les contacts et les relations que j’ai établis avec les propriétaires d’immeubles. Parce qu’ils ne sont pas membres, les SDC ou les directeurs de SDC les oublient. Moi dès le début, j’ai créé un bulletin pour les propriétaires d’immeubles, parce que je me disais, ils font partie de la dynamique. Si je cherche un local pour un commerce intéressant, faut que j’aie de bonnes relations avec les propriétaires. Et j’avais de très très bonnes relations. Mais ils ne contribuaient pas, pas financièrement. Pour moi, dans un monde idéal, les propriétaires d’immeubles devraient faire partie de l’association ». (Entretien ancien directeur général et actuel commissaire au développement économique, mars 2023)
Dès 2011, l’ASDCM[20] a comparé les situations à Toronto (72 BIA), New York (près de 70 BID) ou Barcelone : « À quand un véritable partenariat entre les administrations publiques et les entreprises, comme, par exemple, celui qui a revalorisé l’activité commerciale et touristique de Barcelone en soutenant de façon particulière les entreprises et les services de proximité ? ». Rien n’est encore tranché mais de nombreux acteurs montréalais (commissaires au développement économique au niveau de l’arrondissement et de la Ville centre, directeurs.rices de SDC) soutiennent cette évolution. Enfin, certaines logiques de concurrence se lisent sur plusieurs portions du territoire urbain montréalais : Ward (2007) affirme qu’à l’opposé des traditions de redistribution des ressources entre lieux au sein des villes, le BID se développe à partir d’inégalités existantes, morcelant de ce fait la sphère urbaine en unités concurrentes. Les autorités municipales montréalaises, conscientes de ces dérives, réfléchissent actuellement à d’autres moyens de redistribution des fonds pour le commerce, sans pour autant revoir le modèle SDC (entretien avec des membres du Service de développement économique de la Ville, juin 2023).
Conclusion :
Les sociétés de développement commercial constituent des actrices incontournables de la promotion et du développement des artères commerciales à Montréal. Créées d’abord contre la multiplication des centres commerciaux en banlieue et dans une logique défensive des quartiers centraux, elles sont devenues les chantres du commerce de proximité, dans une (ré-)invention de territoires commerciaux et de vie grâce à une logique de branding, d’événementiel et d’aménagement.
La proximité est pour les SDC une valeur, un atout à révéler et elle est déclinée au pluriel. Proximité géographique ou spatiale, voire territoriale d’abord quand les SDC jouent sur les échelles de la proximité, entre quartiers de résidence proches pour le commerce de proximité – celui indépendant est alors le plus valorisé –, quartiers alentours voire la métropole montréalaise dans son ensemble pour certains lieux et événements particuliers. Proximité sociale ensuite, en cherchant à faire advenir des territoires commerciaux d’appartenance, au risque d’encourager voire accélérer la gentrification dans certains quartiers. Proximité organisationnelle (Rallet & Torre, 2004) enfin, puisque ces sociétés de développement développent une administration au plus proche des territoires, sorte de relais entre les commerçants et les arrondissements et la Ville. Cette gestion de la proximité est un modèle existant dans de nombreuses villes aujourd’hui ; il reste un modèle interrogé (quelles évolutions ?) et critiqué pour ses logiques de mise en compétition entre territoires (entre territoires de SDC et les autres et entre SDC elles-mêmes), de mise aux normes de l’espace (avec des actions de propreté et d’évincement de certaines populations vues comme indésirables) ou encore d’accélération des dynamiques de gentrification (Elmedni, Christian & Stone, 2018).
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[1] Convercité, étude sur les impacts et meilleures pratiques des SDC au Québec et des BIA au Canada, Rapport final, version préliminaire, 7 juillet 2009.
[2] Loi sur les Cités et les Villes.
[3] Gouvernement du Québec, Direction générale des communications et des services à la clientèle, juin 2009, La Société de développement commercial : une force historique.
[4] Association des Sociétés de développement commercial de Montréal, Le Commerce de proximité et les SDC. La coopération public-privé ; instrument pour une solution efficace, communication, non datée.
[5] Association des Sociétés de développement commercial de Montréal, Le Commerce de proximité et les SDC. La coopération public-privé ; instrument pour une solution efficace, communication, non datée.
[6] Fondation Rues Principales, mars 2004, étude sur la composition commerciale des artères traditionnelles. A la recherche d’un équilibre commercial pour les rues principales / Fondation Rues Principales & ministère du Développement économique et régional et de la recherche, La composition commerciale idéale : Résumé de l’étude sur la diversité commerciale « idéale », Québec. La Fondation Rues Principales est un organisme à but non lucratif qui a pour mission de dynamiser les centres villes, les « Cœurs de collectivités » dans la province québécoise au travers d’actions d’accompagnement, de formation, de recherche et son réseau d’acteurs locaux (voir site de la fondation : https://www.ruesprincipales.org/, consulté le 9/07/2024).
[7] Ville de Montréal, Enquête terrain sur l’occupation commerciale – Portrait du commerce de rue à Montréal, mai à septembre 2021.
[8] Ministère des Affaires municipales et de l’Habitation (MAMH) et ministère de la Culture et des Communications (MCC), 2022, Mieux habiter et bâtir notre territoire – Politique nationale de l’architecture et de l’aménagement du territoire – Vision stratégique, p. 22.
[9] « Magasinage » est le terme français utilisé au Québec, il est préféré à celui de « shopping » ou « faire les magasins ».
[10] Christian Savard, Le commerce de proximité souffre, La Presse, 10 avril 2024, https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2024-04-10/le-commerce-de-proximite-souffre.php, consulté le 19 juin 2024.
[11] Cœurs de villes et de villages, janvier 2021, Centres-villes, artères commerciales et entreprises de proximité. Etat de la situation, p. 3.
[12] Auparavant, seule la SDC du Village proposait, dès 2008, la piétonnisation de la rue Sainte-Catherine durant l’été.
[13] Est Média Montréal, « les shows de ruelle : la musique au service du commerce local », 1er mai 2023, https://estmediamontreal.com/shows-ruelle-musique-service-commerce-local-hochelaga/, consulté le 2/07/2024.
[14] Site Internet de la SDC Fleury Ouest : https://quartierflo.com/.
[15] Site Internet de la SDC du boulevard Saint-Laurent (SDBSL) : https://boulevardsaintlaurent.com/fr/ .
[16] Voir Alliance Centre-ville, Une initiative de la SDC Montréal centre-ville, Dossier de presse, https://montrealcentreville.ca/wp-content/uploads/2024/04/Alliance-centre-ville-Dossier-de-presse-MCV.pdf
[17] Le tout premier partenariat fut inauguré en 1969 à Toronto – le Bloor-Jane-Runnymede Improvement Area – peu après l’entrée en vigueur d’une loi provinciale encadrant leur création.
[18] Gouvernement du Québec, Direction générale des communications et des services à la clientèle, juin 2009, La Société de développement commercial : une force historique.
[19] Ville de Montréal, Sociétés de développement commercial, 2021 : https://montreal.ca/sujets/societes-de-developpement-commercial
[20] Les sociétés de développement commercial, des acteurs de premier plan du développement économique local, Mémoire présenté à la Commission permanente sur le développement économique et urbain et l’habitation par l’Association des SDC de Montréal, 24/04/2011.
Pour citer cet article :
POULOT Marie-Laure , « Les sociétés de développement commercial à Montréal (Québec) ou l’art de décliner et promouvoir la proximité commerçante », 5 | 2025 – Commerce et proximité(s), GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2025/03/01/co-al9/
