Proximité commerciale alimentaire en milieu rural : au delà des alternatives à la grande distribution, le rôle structurant de l’espace géographique

Commercial proximity and food in rural areas: beyond alternatives to supermarkets, the structuring role of geographical space

Carine Barbier
〉Ingénieure de recherches au CNRS
〉UMR 8568 CIRED


Gilles Crague
〉Directeur de recherches au CNRS
〉UMR 8568 CIRED
〉Ecole des Ponts ParisTech

〉Article long 〉

Télécharger l'article. 05-2025 Barbier & Crague

Résumé :  A partir d’une enquête sur les achats alimentaires dans la Vallée de la Drôme, l’article met à jour une forme de proximité commerciale qui voit le recours aux « petites surfaces » s’accompagner d’un usage de la voiture. Elle ne relève donc ni d’une proximité de voisinage, ni d’une proximité articulée à la grande distribution. Son existence procède moins du développement récent d’une offre alimentaire alternative aux grandes surfaces qu’aux caractéristiques de l’espace géographique sous-jacent (zone de moyenne montagne). Ce résultat invite les analyses de proximités à ne pas séparer mais au contraire à penser ensemble les formes organisationnelles (dispositif de distribution, modalités d’accès) et les structures géographiques qui les accueillent.

Mots-clés : Proximité commerciale, achats alimentaires, offre alimentaire, alternative à la grande distribution, proximité géographique, milieu rural

Abstract: Based on a survey of food purchases in the French Drôme Valley, the article reveals a form of commercial proximity where the use of ‘small stores’ is accompanied by car use. It therefore does not fall under neighborhood proximity, nor proximity linked to large retailers. Its existence stems less from the recent development of a food offer alternative to large retailers than from the characteristics of the underlying geographical space (mid-mountain area). This result invites analyses of proximities not to separate but rather to think together about organizational forms (distribution system, mode of transport) and the underlying geographical structures.
Keywords: Commercial proximity, food retailing, food supply, alternative to supermarkets, geographical proximity, rural area

Les rapports entre commerce et proximité sont complexes. L’évolution des systèmes de distribution durant les dernières décennies coïncide avec la dissolution d’une forme de proximité spatiale, celle dite du “voisinage”, en lien avec les lieux d’habitation et l’usage de la marche à pied (Péron, 2001). La proximité n’a pas été abolie pour autant. Comme le rappelle R. Péron (2001), une autre forme de proximité a pris forme, associée à l’émergence des grandes surfaces (créées d’abord pour les besoins alimentaires), la démocratisation de la voiture, et la constitution de “nouveaux lieux de vie” (zones commerciales près des rocades). Comme le mentionnait C. Massal, « il s’agit donc moins d’une disparition des commerces de proximité que d’une mutation de la proximité commerciale » (Massal, 2018). La proximité commerciale peut ainsi être de différent type : un premier type correspond aux petits commerces de centre-ville auxquels on accède à pied (type 1) ; le second réfère au centre commercial auquel on se rend en voiture (type 2). Dans les deux cas, il s’agit bien de « proximité », au sens que lui donne N. Lebrun, c’est-à-dire une « configuration spatiale dans laquelle la distance est suffisamment réduite pour que des effets, des usages et des pratiques spécifiques se développent, qui n’existent plus dans des situations où la distance vient à croître. […] La distance peut être prise en compte dans toute sa variété pour appréhender les proximités : la distance euclidienne, la distance-temps, la distance-coût ou même la distance sociale » (Lebrun, 2022). Dans le cas plus particulier du commerce, les deux types de proximité rappelés ci-dessus se structurent autour de deux paramètres prédominants : on retrouve bien la distance à travers le mode de transport, et un second paramètre lié à la surface de vente (qui contraste le « petit commerce » de la « grande distribution »).

Même si la proximité commerciale s’est diversifiée dans ses formes, cette tendance s’accompagne depuis près de 20 ans d’une “nostalgie du modèle communautaire”, celui de la “proximité de voisinage” sous la forme d’un nouveau mot d’ordre qui propose de remédier à la proximité “malade” via une proximité “remède”. Durant la dernière décennie, cette tendance générale s’est en particulier matérialisée dans le champ de l’alimentation : « de très nombreux travaux   […] montrent les mutations contemporaines des systèmes alimentaires et la place croissante accordée aux circuits-courts autour du tout local » (Rolland, 2019), à travers une intense activité de recherche et d’études, la création de réseaux de partage d’expériences mais aussi des évolutions législatives visant à « favoriser l’ancrage territorial de l’alimentation » (lois de 2014 et 2016). Ce mouvement s’est en particulier focalisé sur l’identification de formes nouvelles de d’approvisionnement alimentaire, alternatives à celui de la grande distribution, et donnant lieu à de nouvelles relations entre production et consommation des produits agricoles.

Ce re-cadrage très significatif de la question alimentaire n’a toutefois pas empêché des évolutions silencieuses du côté de la grande distribution et de ses acteurs (Pouzenc, 2012 ; Rolland, 2019), avec de nouvelles implantations de supermarchés de proximité, des hybridations entre systèmes conventionnels et alternatifs (Sonnino & Marsden, 2006) ou des innovations dans les techniques de distribution (distributeurs automatiques, distribution itinérante) (Massal, 2018). 

Même si l’ensemble des territoires sont concernés, les espaces ruraux le sont plus particulièrement (Massal, 2018 ; Massal, Delfosse & Gall, 2019). En effet, ils ont été tout à la fois sujets à une déprise commerciale importante, mais constituent aussi un terreau potentiellement favorable à la relocalisation des systèmes alimentaires et à l’établissement de formes alternatives de distribution “de proximité”.

Le présent article portera sur la proximité commerciale alimentaire en milieu rural. Il se propose de rendre compte à la fois de l’évolution de l’offre de formes alternatives (à la grande distribution) et à celle des pratiques d’achats alimentaires. Le discours de promotion des offres alternatives de commerce alimentaire en milieu rural s’est-il traduit dans les pratiques d’achat alimentaire ? Assiste-t-on à un développement des offres alternatives ? Quelle est la place des formes de vente alternatives dans les pratiques d’achat alimentaire ?

Pour y répondre nous nous sommes intéressés à un territoire rural particulier, la Vallée de la Drôme. Celui-ci fait office de territoire laboratoire, à deux titres. D’une part, ce territoire fait figure de pionnier dans les démarches de transition écologique territoriale. Il a été précurseur dans le développement de l’agriculture bio ; il est le siège d’initiatives multiples dans les formes alternatives d’organisation économique (importance des structures de l’ESS[1]).  D’autre part, le périmètre géographique de la Vallée de la Drôme, situé entre les deux agglomérations urbaines de Montélimar et Valence, héberge une diversité d’espace ruraux, où se distingue notamment le haut de la Vallée (pays du Diois, moyenne montagne) et le bas de la Vallée connectée à la Vallée du Rhône.

Pour saisir les pratiques d’achat alimentaire, on s’est appuyé sur un corpus de données original, celui de l’enquête consommateurs réalisée par les Chambres de Commerce et d’Industrie. Ces données couplent des informations sur l’offre commerciale avec une enquête sur les pratiques d’achats géographiquement localisées. Ce corpus apparaît particulièrement adapté pour aller au-delà de la description de l’offre commerciale et saisir les pratiques de consommation, afin de rendre compte des formes de « proximité » au sens rappelé ci-dessus d’une configuration spatiale caractérisée par des pratiques spécifiques.

Une première section rappelle brièvement l’état de la situation du commerce alimentaire en France et l’identification d’un problème de déprise dans les espaces ruraux. On s’attardera notamment sur le rôle potentiel des « marchés de plein vent », forme d’approvisionnement alternative à la grande distribution et qui figure parmi les remèdes préconisés. Le marché de plein vent est « un lieu de l’espace public où se tient de manière éphémère (les vendeurs déballent et remballent leur marchandise dans un temps imparti, défini par les organisateurs), mais régulière (souvent hebdomadaire) une vente au détail de produits alimentaires et/ou manufacturés » (Navarro, 2019). L’emplacement occupé par le vendeur est précaire et relève du domaine public. 

La seconde partie sera consacrée à l’étude des achats alimentaires dans la Vallée de la Drôme, aux formes de vente mobilisées par ses habitants et à leurs évolutions, ainsi qu’à celle de formes de vente alternatives à la grande distribution (marches de plein vent, et magasins de producteurs et épiceries solidaires). On mettra en évidence, qu’au-delà de la diffusion de formes alternatives de vente, le cas de la Vallée de la Drôme met à jour un type particulier de proximité commerciale alimentaire, associée à la zone de moyenne montagne du Diois. Celle-ci se distingue à la fois des types 1 et 2 rappelés ci-dessus et permet de souligner l’importance de l’espace géographique dans la structuration des proximités commerciales, au-delà des discours de promotion des formes alternatives de distribution alimentaire.

1 .        Espaces ruraux et commerce alimentaire : état des lieux

1. 1.     La présence commerciale en milieu rural : un problème public ?

En milieu rural, préserver une offre commerciale alimentaire diversifiée en tout point du territoire est un défi. En près de 40 ans, la part des communes ne disposant plus d’aucun commerce de proximité est passée de 25% à 59%[2]. Une analyse récente du Conseil d’Analyse Economique confirme une décroissance plus forte de la densité commerciale dans les zones rurales dans la période 2013-2019 par rapport à la précédente 2008-2013 [source CAE].

L’action publique de soutien aux commerces en milieu rural a tout d’abord été constituée par des subventions aux collectivités locales et des aides directes aux commerçants au travers du Fonds d’intervention pour la sauvegarde de l’artisanat et du commerce (Fisac), créé par la loi n° 89-1008 du 31 décembre 1989. En 2019, ce fonds est abandonné pour privilégier des actions plus vastes menées par les collectivités territoriales visant à la redynamisation des centres des villes petites et moyennes[3]. L’Agenda rural, un plan d’action interministériel, a créé des zones de revitalisation des commerces en milieu rural, éligibles à un financement de structures associatives accompagnant la création de petits commerces. En 2023, un soutien financier est attribué aux projets de commerces sédentaires ou itinérants dans 1000 communes rurales (12 millions d’euros d’aide à l’investissement) disposant d’un appui des conseils municipaux ou communautaires. Six mois après le lancement, seulement 76 dossiers étaient à l’instruction. Selon la Cour des comptes, le soutien de l’Etat reste très limité et jusqu’à maintenant non concerté avec les collectivités locales. Certaines régions ont fait le choix de mettre en place des dispositifs de soutien aux commerces en milieu rural en parallèle, révélant ainsi l’absence de politique publique nationale structurante dans ce domaine.

En 2022, un rapport d’information du Sénat[4] se saisit du sujet et propose une série de mesures pour soutenir le commerce en milieu rural. 

Deux objectifs sont notamment affichés :

  • « faire en sorte que la population se trouve à moins de 5 minutes de trajet d’un panier de commerces et services essentiels », contre 10 minutes aujourd’hui pour les zones très peu denses.
  • « Maitriser l’empreinte carbone liée à la consommation de proximité et préserver le pouvoir d’achat des Français ruraux » en limitant les distances parcourues et la consommation de carburant. La maitrise du recours au commerce en ligne est également visée.

En définitive, l’essor général des surfaces commerciales durant les 20 dernières années a-t-il coïncidé avec leur inégale répartition dans l’espace (rapport d’information du Sénat, 2022), en consolidant le rôle des grandes surfaces et en accélérant la déprise commerciale dans les espaces ruraux. L’alimentation ne déroge pas à cette tendance d’ensemble.

1. 2.     L’offre alimentaire en France selon les formes de vente

A l’échelle de la France métropolitaine, le chiffre d’affaires des grandes surfaces pour les produits alimentaires est resté stable pour les hypermarchés depuis 2016 et a progressé pour les supermarchés en 2020, puis s’est de nouveau stabilisé[5]. Selon l’Insee, leurs parts de marché totalisent 62% en 2021 (cf. tableau ci-dessous) et ont peu évolué durant la dernière décennie. Des ordres de grandeur similaires étaient constatés à la fin des années 90 (Pouzenc, 2012). Notons que les marchés de plein vent ne comptaient que pour 2,1% des parts de marché en 2021. 

Tableau 1 :

1. 3.     Les marchés de plein    vent : enjeux et réalités

Parmi les mesures promues par le rapport d’information du Sénat pour contrer la déprise commerciale dans les espaces ruraux, il y a le soutien des marchés de plein vent : « Complémentaires à l’offre commerciale sédentaire et facteur d’attractivité touristique, les commerces non-sédentaires participent puissamment à la vitalité et au dynamisme des territoires, en particulier des territoires ruraux. À l’appui de cette conviction, […] les rapporteurs appellent à porter une attention accrue aux marchés, qu’ils soient de plein-vent, couverts ou spécialisés » (rapport d’information du Sénat, 2022). Selon les auteurs du rapport, le rôle qu’y tiennent les produits alimentaires y apparaît central :

  • tant du côté de la demande : « ces marchés suscitent l’attrait des populations, en leur permettant notamment de s’approvisionner en produits frais » ;
  • que du côté de l’offre : « ils permettent souvent de valoriser des productions locales, en particulier dans le domaine alimentaire, avec le développement des circuits courts »[6].

A l’exception des travaux d’A. Navarro (Navarro, 2012), l’évolution des marchés est assez peu documentée mais il apparaît que les collectivités territoriales leur portent un intérêt croissant en cherchant à diversifier l’offre (marché de producteurs, localisations et horaires plus adaptés à la diversité des consommateurs notamment). Deux préoccupations en seraient à l’origine : la recherche d’un approvisionnement de proximité, mais également une intention d’animer la vie locale : « le marché constitue un lieu de vie et d’animation central, au rôle bien souvent structurant pour les centres-villes[7]». A titre d’exemple, la région Auvergne Rhône Alpes a créé en 2019 un dispositif de soutien aux marchés (« La région aime ses marchés [8]») qui propose du conseil aux communes, des actions de promotion régionale et des subventions à l’investissement pour les professionnels des marchés.

Même si les statistiques sur le rôle des marchés dans l’approvisionnement alimentaire sont fragmentaires, l’état des lieux proposé par Navarro (2019) indique que leur rôle dans la consommation alimentaire est divers selon les zones géographiques. Ainsi, celle-ci atteint 12% dans l’hypercentre lyonnais et 7% dans l’ensemble de la métropole lyonnaise (en valeurs en 2012) soit des niveaux nettement plus élevés que la moyenne nationale (2,3% en 2016, cf. tableau ci-dessus). Navarro estime ainsi que « les marchés jouent un rôle plus important dans les grands centres urbains » (Navarro, 2019). En définitive, si le marché de plein-vent, à travers notamment son offre alimentaire, apparaît comme un outil de lutte contre la déprise commerciale des espaces ruraux, c’est dans les grandes agglomérations urbaines que son usage par les consommateurs serait le plus significatif. 

2.        Etude de cas : les achats alimentaires dans la Vallée de la Drôme

2. 1.     La Vallée de la Drôme : présentation

Le territoire de la vallée de la Drôme, bien que largement rural, a une population qui croît lentement depuis les années 70 avec la première vague des “néoruraux”, puis une seconde vague dans les années 2000[9]. Il est composé de trois communautés de communes : la Communauté de communes du Val-de-Drôme (CCVD), la Communauté de communes du Crestois et du Pays de Saillans (CCCPS) et la Communauté de communes du Diois (CCD). Le Val-de-Drôme à l’ouest du territoire regroupe plus de la moitié de la population, quand le Diois à l’Est, zone de montagne (Figure 1), est très étendu avec une faible densité de population. Selon une typologie des intercommunalités établie par l’INSEE[10], le Diois est de type “rural autonome”, ce qui n’est pas le cas des deux autres intercommunalités (CCVD et CCCPS), plus proches du couloir rhodanien et des agglomérations de Valence et Montélimar (Figure 1). La part de la population de plus de 60 ans est assez proche dans les trois intercommunalités et oscille entre 26% et 30% attestant d’une dynamique démographique similaire.

Figure 1 : Carte de localisation

2. 2.     Mesurer les achats alimentaires dans la Vallée de la Drôme : l’enquête consommateurs de la Chambre de Commerce et d’Industrie

L’enquête consommateurs est réalisée depuis une vingtaine d’années par la CCI de la Drôme. Elle constitue la déclinaison locale d’une méthodologie statistique déployée depuis plusieurs décennies dans le réseau français des CCI. Cette enquête repose sur un découpage géographique en secteurs, stable depuis son origine. Ce découpage est assis sur les aires de chalandise primaires et prend aussi en compte les différences géographiques associées aux profils sociodémographiques des ménages. Certains secteurs ont pu être divisés à la suite de demandes communales (exemple de la ville de Crest). La Vallée de la Drôme est divisée en 5 secteurs de consommation, d’aval en amont (Figure 2) : Livron-Loriol, Allex, Crest, Aouste et Diois.

Figure 2 : Secteurs de la consommation selon la CCI de la Drôme (2018)

L’enquête permet de déterminer un potentiel de consommation pour chacun des secteurs géographiques et par grande famille de produits. Ce potentiel est calculé à partir des dépenses de consommation nationales (enquête BDF –budget de famille, de l’INSEE) auxquelles sont appliquées un indice de disparité de consommation (IDC), calculé par les CCI, qui permet de tenir compte des différences géographiques et socioéconomiques dans les comportements individuels de consommation.

Ces estimations du potentiel de consommation (en euros constants) sont complétées par un travail d’enquête qui, à partir d’un échantillon d’actes d’achats (plus de 2000 pour les 5 secteurs de la vallée de la Drôme en 2018) permet d’identifier les lieux (localisation, formes de vente) de consommation des ménages des différents secteurs (tableau 2).

Tableau 2 : Flux de consommation des ménages et actes d’achats alimentaires recensés par secteur géographique 

3.        Résultats et discussion

3. 1.     Deux types contrastés et permanents de proximité commerciale alimentaire au sein de la Vallée de la Drôme

Les données de l’enquête consommateurs de la CCI sur les achats alimentaires signalent une forte hétérogénéité des formes de vente mobilisées par les habitants selon leur secteur d’habitation (figure 3). Les habitants de l’aval de la Vallée (secteurs de Livron-Loriol et Allex) mobilisent très largement les grandes surfaces (80% des achats alimentaires, au-dessus de la moyenne du département et de la région, et une prédominance très nette des hypermarchés). Les achats dans les petits commerces ou les marchés de plein air y tiennent une part très minoritaire (environ 15%, significativement inférieure aux moyennes départementale et régionale qui dépassent 20%). Le secteur du Diois se caractérise par la singularité de son profil. Même s’il représente la moitié des achats alimentaires, le recours aux grandes surfaces est significativement plus faible (rappelons qu’elles représentent deux tiers du commerce alimentaire en France en moyenne). En leur sein, le recours aux hypermarchés est quasi inexistant[11]. Les petites surfaces commerciales et les marchés de plein air tiennent en revanche une place remarquable : près de 40% des achats alimentaires. A contrario de l’hypothèse formulée par Navarro (2019) qui stipule que le recours aux marchés de plein air constitue une spécificité urbaine, les habitants du Diois ont autant recours aux marchés de plein air que les habitants de la métropole de Lyon (un peu plus de 10% des achats alimentaires y sont réalisés).

Figure 3 : Formes de vente utilisées par les résidents de la Vallée de la Drôme pour les achats alimentaires selon le secteur géographique de résidence

Un second enseignement important peut être tiré des données CCI (figures 4 et 5) : la très grande stabilité des profils des formes de vente durant la dernière décennie. La singularité du profil du secteur du Diois était déjà observable au début des années 2010.

Figure 4 : Evolution des usages des formes de vente pour la consommation alimentaire dans le Diois (2011-2022)

Figure 5 : Evolution des usages des formes de vente pour la consommation alimentaire dans la vallée de la Drôme (2011-2022)

3. 2.     L’importance des petits commerces et des marchés n’empêche pas la déprise du commerce alimentaire dans les centres urbains secondaires

Au sein du Diois, le pôle urbain principal (commune de Die) a vu son rôle s’accroître de manière significative lors de la dernière décennie (la valeur des achats alimentaires en euros constants a augmenté de 40%) (figure 6). Le pôle secondaire de Châtillon en Diois a connu une tendance inverse (baisse de 40% en 10 ans), même si une légère reprise des achats alimentaires entre 2018 et 2022, avant et après la crise covid peut être observée. La tendance nationale rappelée ci-dessus i.e. la raréfaction du commerce de proximité dans les communes rurales, s’observe donc aussi dans le cas du Diois. La stabilité des modes de consommation (Figure 4) montre que ceci ne coïncide nullement avec un basculement des achats alimentaires vers les grandes surfaces. Un système de distribution alimentaire qui s’appuie fortement sur les petits commerces et les marchés de plein air n’empêche ainsi nullement la polarisation géographique des achats alimentaires. C’est là un enseignement important du territoire étudié.

Figure 6 : Evolutions des montants dépensés pour l’alimentation selon la zone d’achat (centre principal vs. Secondaire) – Territoire du Diois

3.3.     Les offres alternatives de commerce alimentaire se développent dans l’ensemble de la Vallée de la Drôme au cours de la dernière décennie

L’ancienne région Rhône-Alpes a été le précurseur dans les années 80 du mouvement de promotion des formes alternatives de vente en circuits courts alimentaires, en particulier dans les départements de l’Isère, du Rhône et de l’Ain. En 2010, une exploitation rhônalpine sur trois vendait en circuits courts[12]. La dernière décennie a été marquée par le développement significatif de ces formes alternatives de distribution alimentaire, qu’il s’agisse des marchés de plein vent ou des magasins de producteurs et épiceries associatives. Ces formes alternatives se sont développées dans les trois intercommunalités, de l’amont à l’aval de la Vallée de la Drôme.

Pour ce qui concerne les marchés de plein vent (tableau 3), on notera leur présence importante dans les principales communes de la vallée de la Drôme (Livron, Loriol, Crest, Aouste, Saillans et Die). Ce constat permet d’enrichir et étendre l’hypothèse de Navarro (cf. ci-dessus): c’est bien dans des lieux centraux que s’implantent de façon préférentielle les marchés de plein vent, dans le haut comme dans le bas de la hiérarchie urbaine. Une autre spécificité du Diois peut être observée, avec la présence du marché bi-hebdomadaire de Die. Malgré la taille relativement modeste de cette commune de moins de 5000 habitants, ce marché est le plus important de la vallée de la Drôme avec plus de 100 commerçants. On note également la présence dans le Diois de marchés de plein vent dans des pôles secondaires (Châtillon, Luc-en-Diois[13]). Cette forme de distribution alimentaire semble ainsi jouer un rôle particulier dans la desserte alimentaire de ce type de zone géographique (rural dispersé, moyenne montagne). 

Tableau  3 : Caractéristiques des marchés de plein air

Selon la classification de l’Insee, les grands marchés réunissent entre 61 et 250 étals ; les marchés moyens comptent entre 25 et 60 étals ; les  petits marchés comptent moins de 25 emplacements.

La Vallée de la Drôme est aussi marquée par la présence importante de magasins de producteurs (points de vente collectifs) et épiceries associatives, dans les trois intercommunalités qui la constituent, de Livron et Loriol à Die, en passant par Crest (encadré 1). Comme les marchés de plein vent, ils sont localisés pour la plupart dans les principales communes du territoire mais aussi dans des communes secondaires complétant l’offre alimentaire assurée par quelques supérettes des réseaux de la grande distribution qui subsistent dans les communes rurales.

Nous avons recensé 7 points de vente collectifs de producteurs et 4 épiceries associatives au sein de la vallée de la Drôme (encadré 1). Le plus ancien point de vente collectif est Brins de terroir situé à Vaunaveys-la-Rochette, près de Crest, créé en 2008. Les autres points de vente collectifs se sont développés dans les années 2010, auxquels s’est ajouté Le Silo à Die en 2020. Le développement récent de tels magasins de producteurs est soutenu depuis 2015 par des aides du FAEDER[14] aux investissements dans des bâtiments ou des matériels réalisés par les producteurs adhérents. Le département de la Drôme complète ce dispositif pour des demandes d’aides inférieures à 10 000€.

Les données de l’enquête consommateurs de la CCI ne permettent pas d’isoler la part que tiennent ces formes alternatives de vente dans les achats alimentaires[15]. Deux observations peuvent néanmoins être faites. La première concerne la stabilité du profil des formes de vente mobilisées par les habitants de la Vallée de la Drôme, notamment la part des petits commerces (qui inclut les magasins associatifs et de producteurs) et les marchés de plein vent : au regard de l’enquête de la CCI, leur développement n’a donc induit aucun basculement notable vers des formes alternatives d’achats alimentaires[16].

La seconde observation concerne le Diois qui connaît une très faible évasion commerciale (plus de 90% des achats alimentaires des résidents du Diois ont lieu dans le Diois[17]). Parmi les petits commerces, se sont insérées les épiceries associatives, dont la plus ancienne et la plus importante en Biovallée est La Carline créée en 1989 à Die et le point de vente collectif, le Silo, en complément des marchés de plein vent très fréquentés. On peut formuler l’hypothèse que les spécificités géomorphologiques (moyenne montagne) et cette diversification des formes de vente alimentaire ont permis à ce territoire de résister à l’attrait des grandes surfaces commerciales.

Encadré 1 :

4 .        Discussion-conclusion

L’étude des achats alimentaires en Vallée de la Drôme met en exergue la spécificité d’une des zones qui la constitue, la zone de moyenne montagne du Diois située en amont. Les formes alternatives à la grande distribution (marchés de plein vent, petits commerces) y jouent un rôle remarquable, qui perdure sur la dernière décennie. Cette spécificité n’a toutefois pas empêché une mutation interne au secteur du Diois, qui voit la part du centre urbain principal (ville de Die) s’accroitre, au détriment des centres secondaires. On voit donc ici cohabiter une forme de proximité qui voit le recours aux « petites surfaces » s’accompagner d’un usage de la voiture. Il s’agit bien là d’une forme de proximité commerciale particulière qui ne relève ni du type 1 (proximité de voisinage) ni du type 2 (grande surface des périphéries urbaines) évoqués dans l’introduction du présent article. 

Durant la dernière décennie, la Vallée de la Drôme a bien vu se développer des formes alternatives à la grande distribution (marchés, épiceries solidaires, magasins de producteurs), dans l’ensemble des secteurs qui la constituent, de l’aval à l’amont de la vallée. Le secteur du Diois présente sur ce plan aussi une certaine spécificité, à travers l’antériorité de la présence d’une épicerie solidaire (dès la fin des années quatre-vingt) et la présence continue des marchés de plein vent aussi dans des centres urbains secondaires. 

Le développement de ces offres alternatives n’a toutefois pas modifié le profil des formes de ventes mobilisées pour les achats alimentaires. C’est là le principal enseignement du territoire étudié : la Vallée de la Drôme présente bien une forme de proximité commerciale alimentaire alternative à la grande distribution, mais celle-ci ne procède pas d’une évolution de l’offre alimentaire durant la dernière décennie. Elle procède plutôt d’une structuration géographique particulière associée à la zone de moyenne montagne du Diois. 

Les travaux récents sur la proximité ont mis en exergue une discussion sinon une controverse (Pecqueur, 2023) à propos de la séparation conceptuelle proposée par des économistes entre les dimensions spatiales et a-spatiales de la proximité (Bouba-Olga & Grossetti, 2008), entre la proximité géographique et la proximité organisée (Torre, 2009). Dans un article bilan d’un quart de siècle de travaux proximistes, Talbot et Torre mettaient ainsi en scène un paradoxe : « on ne peut qu’être frappé par une certaine légèreté générale sur la question de la proximité géographique, trop souvent perdue de vue dans l’analyse. On constate en effet une tendance massive à un oubli de cette dimension, souvent revendiquée mais aussi généralement négligée dans l’analyse alors que sa dialectique avec les autres formes de proximités (organisées) est à la base même des approches de la proximité […] Il est paradoxal qu’un programme de recherche qui s’est construit sur l’intégration de l’espace dans l’approche économique en vienne à minimiser la place de la variable spatiale » (Torre & Talbot, 2018). L’enquête sur les achats alimentaires dans la Vallée de la Drôme a conduit à l’identification d’un troisième type de proximité commerciale, ni proximité de voisinage, ni proximité associée à la grande distribution, mais intimement lié aux caractéristiques de l’espace géographique sous-jacent. Ce résultat plaide clairement pour ne pas séparer mais au contraire penser ensemble les formes organisationnelles (dispositif de distribution, modalités d’accès) et les structures géographiques qui les accueillent.

Références bibliographiques :

Bouba-Olga O. & Grossetti M., 2008, « Socio-économie de proximité », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 3, p. 311‑328. https://doi.org/10.3917/reru.083.0311

Lebrun N., 2022, « Proximité », Glossaire, Géoconfluences.

Massal C., 2018, « La fin des commerces de proximité dans les campagnes françaises ? », Géoconfluences.

Massal C., Delfosse C. & Gall J. le, 2019, « Des nouveaux commerces alimentaires itinérants ? Répondre à la crise du commerce rural par le commerce itinérant », Géocarrefour, 93, 3. https://doi.org/10.4000/geocarrefour.13938

Navarro A., 2019, « Le marché de plein vent alimentaire, un lieu en marge du commerce de détail alimentaire français ? », Géocarrefour, 93, 3.

Navarro A., 2012, « Actualité des marchés de plein vent », Pour, 215216, 3, p. 241‑246. https://doi.org/10.3917/pour.215.0241

Pecqueur B., 2023, « Comment l’économie des proximités s’est « prise les pieds dans le tapis » et comment en sortir », GéoProximitéS, 0.

Péron R., 2001, « Le près et le proche : Les formes recomposées de la proximité commerciale », Les Annales de la Recherche Urbaine, 90, 1, p. 46‑57.

Pouzenc M., 2012, « Les grandes surfaces alimentaires contre le territoire… tout contre », Pour, 215‑216, 3‑4, p. 255‑261.

Rolland L., 2019, « Les géographies du commerce alimentaire », Géocarrefour, 93, 3.

Sonnino R. & Marsden T., 2006, « Beyond the divide: rethinking relationships between alternative and conventional food networks in Europe », Journal of Economic Geography, 6, 2, p. 181‑199.

Torre A., 2009, « Retour sur la notion de Proximité Géographique », Géographie, économie, société, 11, 1, p. 63‑75.

Torre A. & Talbot D., 2018, « Proximités : retour sur 25 années d’analyse », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 5, p. 917‑936. https://doi.org/10.3917/reru.185.09


[1] Une structure associative dédiée, l’association Biovallée créée en 2012, en est l’incarnation. Pour de plus amples détails, cf. https://biovallee.net/.

[2] Insee, Les entreprises en France – édition 2017, collection Insee références.

[3] Rapport de la Cour des comptes 2023 : La politique de l’Etat en faveur du commerce de proximité 2017-2022.

[4] Rapport d’Information du Sénat n°577, 16 mars 2022, Perspectives de la politique d’aménagement du territoire et de cohésion territoriale – volet « attractivité commerciale en zones rurales ».

[5] Insee Informations Rapides, 31 mai 2022, n° 145.

[6] Le rapport d’information du Sénat fait état d’une augmentation très significative durant la dernière décennie, et notamment suite à la crise covid, de la part des exploitations agricoles qui commercialisent leurs produits en circuits courts (de 20% à 75%).

[7] Cf. Monique Rubin, présidente de la Fédération nationale des marchés de France (28 mai 2024), cf. http://fnscmf.com/anct-la-parole-aux-acteurs-en-faveur-des-territoires/

[8] Cf. https://www.auvergnerhonealpes.fr/aides/dynamiser-les-marches-avec-la-marque-la-region-aime-ses-marches

[9] Source : Frise des 40 ans du Val de Drôme

[10] Insee Focus, Janvier 2023, n° 286, “Des communautés de communes rurales aux métropoles urbaines : la grande diversité des EPCI à fiscalité propre en France”.

[11] De fait, seuls des supermarchés et des hard discount sont présents dans le Diois, mais ceci n’empêche pas a priori les habitants du Diois d’aller faire leurs courses dans les hypermarchés en aval (ils sont en 2018 un petit nombre à le faire). C’est ce que font majoritairement les habitants du secteur d’Allex.

[12] Agreste – Recensement agricole

[13] Un rôle analogue semble être joué par le centre secondaire de Beaufort sur Gervanne dans le secteur d’Aouste.

[14] Fonds européen agricole pour le développement rural

[15] Ils sont compris dans la catégorie “commerce de moins de 300 m2”.

[16] Les magasins de producteurs et épiceries solidaires ont pu gagner en part de marché au sein des commerces de moins de 300 m2, mais les données de la CCI ne permettent pas de le mettre à jour.

[17] Ce taux est de l’ordre de 75% pour le secteur Livron-Loriol, et ne dépasse pas 50% pour les autres secteurs de la Vallée de la Drôme (Allex, Crest et Aouste).

Pour citer cet article : 

BARBIER Carine & CRAGUE Gilles « Proximité commerciale alimentaire en milieu rural : au-delà des alternatives à la grande distribution, le rôle structurant de l’espace géographique », 5 | 2025 – Commerce et proximité(s), GéoProximitéS, URL :  https://geoproximites.fr/ark:/84480/2025/02/22/co-al6/