Cartographier la proximité morphologique des structures spatiales

Mapping the morphological proximity of spatial structures

Frédéric Roulier
〉Maître de conférences en géographie
〉Université de Picardie Jules Verne
〉UMR 7058 EDYSAN

〉frederic.roulier@u-picardie.fr

〉Article court 〉

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Mots-clefs : morphométrie géométrique, structure spatiale, distance Procustéenne, espace morphologique, espace cognitif

Abstract: This article presents the use of distance as a means of expressing morphological variations between spatial structures. It explains the main principles of the geometric morphometric method and in particular how to evaluate the distances between structures and represent them on the factorial map of a morphospace. An example relating to the cognitive representations of the city center of Amiens makes it possible to concretely illustrate the use of distance to show structural differences.

Keywords: geometric morphometrics, spatial structure, Procrustean distance, morphospace, cognitive space

Introduction

Un des principaux objectifs de l’analyse spatiale est de révéler les structures de l’espace géographique. Ces structures correspondent à des schémas organisationnels de configurations spatiales aux logiques spécifiques. Nous retiendrons comme définition, qu’il s’agit d’un ensemble d’éléments formant l’armature d’un agencement géographique (Lévy & Lussault, 2013) composé ici de lieux, unités spatiales élémentaires, indivisibles, homogènes et assimilables à un point. La proximité est une dimension essentielle des structures spatiales qui peut être envisagée à la fois au niveau intra-structural et inter-structural. Il s’agit dans ce dernier cas d’une proximité morphologique qui peut être visualisée grâce à une représentation cartographique dont nous présentons sommairement dans cet article la construction.

1. Proximités intra et inter-structurales

La notion de distance peut tout d’abord être envisagée au sein d’une même structure spatiale par la mesure de la séparation des lieux qui la compose. Cette mesure est toutefois étroitement liée à la nature de l’espace depuis lequel émerge la structure. L’espace peut en effet se concevoir comme absolu, c’est-à-dire comme un substrat intangible indépendant des réalités qui s’y déploient. A l’inverse, s’il est relatif, l’espace est défini dans sa réalité même par les objets qui s’y trouvent (Lévy et Lussault, 2013). Dans un espace absolu, par nature isotrope[1] et homogène[2], la métrique, c’est-à-dire le mode de mesure des distances, est constante (carte topographique par exemple). Les lieux structurants sont séparés par une distance déduite de positions absolues dans un référentiel universel. Par exemple, en s’appuyant sur le théorème de Pythagore, la distance euclidienne entre deux points P1 et P2 quelconque appartenant à un espace absolu est donnée par :

A l’inverse, dans un espace relatif, la métrique est non constante car elle dépend de valeurs associées aux lieux structurants : temps d’accès, coût de transport, cognition, effort à fournir… Si les lois de la géométrie euclidienne ne s’y appliquent plus, les proximités persistent à travers les positions relatives des lieux constituant l’armature de la structure.

La proximité peut se comprendre également comme un degré de ressemblance. Deux structures spatiales seront d’autant plus proches qu’elles se ressembleront et inversement. Un des critères possibles de ressemblance est la conformation, définie par David Kendall comme l’ensemble des informations géométriques qui subsistent après que les effets de la position, de la taille et de l’orientation aient été filtrés (Kendall, 1977). La suppression de ces informations ne peut se faire que par rapport à une référence et non dans l’absolu. La conformation[3], dans cette acception, se définit alors comme l’information géométrique résiduelle après filtrage. Ce résidu peut, comme la proximité intra-structurale, s’exprimer en termes de distance, et cela de deux manières différentes. La première est le RMSE (Root-mean-square error[4]). Il s’agit en fait d’un indicateur d’écart entre les valeurs d’un modèle prédictif (la structure comparée et filtrée) et celles d’une cible (la structure de référence). La proximité est assimilée ici à une erreur moyenne du modèle par rapport à la cible. Le RMSE est calculé de la manière suivante pour des données bidimensionnelles :

où (Cx, Cy) correspondent aux deux coordonnées de la structure-cible, (Px, Py) correspondent aux deux coordonnées prédites de la structure-modèle et k, au nombre de points homologues entre les deux structures. Le calcul du RMSE entre des structures spatiales revêt un intérêt en termes de distance essentiellement lorsque les coordonnées de la structure-cible sont exprimées dans un référentiel géographique, car il exprime alors l’erreur moyenne dans l’unité de la cible, généralement le mètre.

La distance Procustéenne fournit un second indicateur de la proximité entre deux structures (Dryden & Mardia, 2016). C’est une mesure de la différence morphologique. Elle se définit par la racine carrée de la somme des distances euclidiennes élevées au carré entre points homologues soit, de manière simplifiée, pour deux structures A et B composées chacune de n points homologues :

où i varie de 1 à n.

2. Cartographie de la proximité inter-structurale

La distance Procustéenne n’est pas exprimée dans une unité de mesure habituelle comme le mètre. Elle se révèle toutefois bien plus pertinente que le RMSE pour comparer les structures spatiales, car elle constitue la métrique des espaces de conformations. La morphométrie géométrique est une méthode d’analyse qui produit, exploite et cartographie ce type d’espace (Zelditch et al., 2004 ; Bookstein, 1992 ; Mitteroecker et Schaefer, 2022 ; Adams et al., 2013). Cette approche a été transposée depuis peu en cartographie (Roulier, 2023). La méthode générale se déroule schématiquement en trois temps principaux. Le premier est l’identification de points de repère (les lieux d’une structure par exemple), homologues sur chaque structure, dont on relève les coordonnées en deux ou trois dimensions ; le second consiste à calculer l’espace des conformations par une procédure récursive d’ajustement des données, le plus souvent sur la structure de conformation moyenne appelée consensus, calculée de telle sorte que la distance Procrustéenne soit minimisée entre elles et toutes les autres structures. Cet ajustement produit une suppression de l’information géométrique non liée à la conformation et prépare donc la séquence de comparaison. L’ajustement place toutes les structures dans un espace multidimensionnel courbe dans lequel chacune, représentée par un point, est séparée des autres par la distance Procustéenne correspondant aux écarts morphologiques ; la troisième étape est celle de la cartographie de l’espace des conformations par une analyse multidimensionnelle des données, de type ACP (Analyse en composantes principales). Cette analyse a pour objectif de déterminer les meilleurs « points de vue » sur les données multidimensionnelles de l’espace des conformations en les projetant sur de nouveaux axes maximisant la variance ; l’ACP permet ainsi de visualiser la partie la plus significative de l’espace des conformations par une cartographie en deux ou trois dimensions. C’est dans ce nouvel espace, appelé espace morphologique, que les structures se distribuent selon une métrique, cette fois-ci euclidienne. L’espace morphologique a pour propriété remarquable de refléter les proximités observées dans l’espace courbe (Dryden et Mardia, 2016), ce qui permet de comparer les conformations.

Des analyses statistiques complémentaires peuvent être menées pour croiser les résultats de l’ACP avec d’autres indicateurs. Chaque structure étant comparée au consensus (ou plus rarement à une autre structure), la distance qui les sépare peut être représentée sous la forme d’une anamorphose vectorielle généralisant les écarts sur une grille et/ou sur d’autres figurés illustratifs. Cette transformation cartographique est réalisable par une régression bidimensionnelle (Tobler, 1994).

3. Un exemple en cognition spatiale

Prenons pour illustration le cas des représentations cognitives de l’espace. Ces représentations internes correspondent en effet à des structures de lieux agencés de manière particulière dans la mémoire d’un individu qui s’en sert comme guide pour ses comportements dans l’espace (Kitchin & Blades, 2002). Si ces structures diffèrent d’évidence d’un individu à l’autre, il pourrait toutefois être intéressant de rechercher des tendances en comparant leur proximité morphologique. Un des moyens utilisés pour externaliser ces représentations cognitives est de demander au sujet de les dessiner sur un croquis, sous la forme d’une configuration cognitive. L’exemple choisi concerne les représentations cognitives du centre-ville d’Amiens (Fig.1) collectées sur ce principe dans le cadre d’un exercice pédagogique[5]. Il a été demandé à 60 individus de reporter sur une page blanche une configuration cognitive composée de 18 lieux figurant sur une liste.

Nous extrayons de ce corpus 10 structures constituées de 15 repères car l’échantillon de croquis doit répondre à deux contraintes avant d’être soumis à une analyse morpho-géométrique. Il doit être homogène, c’est-à-dire composé de lieux homologues ; il doit aussi porter sur des structures apparentées, c’est-à-dire présentant des variations relativement limitées. La cartographie portera donc sur des représentations cognitives différentes, mais assez proches de la référence.

Figure 1. Le plan du centre-ville d’Amiens et les 15 lieux de référence sélectionnés

En choisissant le premier plan factoriel de l’ACP (Fig. 2), nous présentons 53% de la variance totale des données et nous pouvons visualiser une cartographie de l’espace morphologique dans lequel se distribuent chacune des structures comparées. Chacun des axes correspond à un spectre de variation des conformations, la variation principale étant exprimée par la première composante (ici l’axe 1 avec 35.2% de la variance).

Notons que chaque point correspond à une structure particulière dans ce modèle. A l’origine du repère se trouve le modèle de la configuration de référence (M0), correspondant ici au consensus. Quatre modèles (M1 à M4) sont placés aux extrémités de chaque axe pour illustrer les deux spectres de variations morphologiques. Nous avons ajouté en plus trois structures (S1 à S3) figurant trois espaces cognitifs calculés par régression bidimensionnelle et correspondant à trois des individus. Alors que les modèles n’expriment que 53% de la variation des données, les trois espaces cognitifs montrent, grâce à une anamorphose, un écart total en prenant comme référence la carte topographique (la conformation du consensus en est, dans notre cas, très proche).

Figure 2. Carte factorielle de l’espace morphologique (réalisée avec https://mapmorphy.fr/)

Les espacements, dans cet espace cognitif morphologique, se calculent simplement par la distance euclidienne (Polly et Motz, 2016), décrite plus haut. Ainsi, dans la figure 2 :

La distance d1 entre le croquis n°8/S1 (0.146x et 0.091y) et le croquis n°11/S2 (0.19x et 0.062y) correspond à :

La distance d2 entre le croquis n°8/S1 et le croquis n°3/S3 (-0.19x et -0.009y) correspond à :

soit une distance pratiquement sept fois plus importante qu’entre les deux premières structures. 

Conclusion

La proximité morphologique des structures spatiales peut être représentée sur une « carte factorielle », car elle trouve à travers l’application de la morphométrie géométrique une correspondance directe avec l’acception géométrique de la proximité, dans un espace des conformations tout d’abord, puis dans un espace morphologique. La morphométrie géométrique permet en effet de comparer la proximité de structures de toutes sortes, pourvu qu’elles ne soient pas trop différentes et fondées sur les mêmes points de repère. Les semis de points homologues comparés peuvent correspondre à des localisations dans un espace physique (absolu) en coordonnées projetées[6] ou à des positions calculées depuis la modélisation d’un espace relatif à partir de distances temps, de distances coût ou de distances cognitives. L’exemple présenté en cognition spatiale montre ainsi que l’emploi de la morphométrie géométrique peut dépasser le cadre originel des sciences de la nature et qu’elle peut être appliquée en sciences humaines, par exemple sur des schémas de pensée.

Références bibliographiques :

Adams D.C., Rohlf F.J. & Slice D.E., 2013. « A field comes of age: geometric morphometrics in the 21st century », Hystrix, the Italian Journal of Mammalogy24, 1, p. 7‑14.

Bookstein F.L., 1992, Morphometric Tools for Landmark Data: Geometry and Biology, New York, Cambridge University Press, 455 p.

Dryden I.L. & Mardia K.V., 2016, Statistical Shape Analysis: With Applications in R, Second Edition, Wiley, Chichester, 436 p.

Kendall D.G., 1977, « The diffusion of shape », Advances in applied probability9, 3, p. 428‑430.

Kitchin R. & Blades M., 2002, The Cognition of Geographic Space, Bloomsbury Academic, 260 p.

Lévy J. & Lussault M. (dirs.), 2013, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, nouvelle édition.

Mitteroecker P. & Schaefer K., 2022, « Thirty years of geometric morphometrics: Achievements, challenges, and the ongoing quest for biological meaningfulness », American Journal of Biological Anthropology178, S74, p. 181‑210.

Polly P.D. & Motz G.J., 2016, « Patterns and processes in morphospace: geometric morphometrics of three-dimensional objects », The Paleontological Society Papers22, p. 71‑99.

Roulier F., 2023, « Geometric Morphometrics Applied to Cartography », Revue Internationale de Géomatique32, p. 17‑37.

Tobler W.R., 1994, « Bidimensional Regression », Geographical Analysis, 26, p.187-212. 

Zeldidtch M.L., Swiderski D.L., Sheets H.D. & Fink W.L., 2004, Geometric morphometrics for biologists: a primer, Amsterdam, Elsevier/Academic Press, 443 p.


[1] Où les propriétés sont identiques dans toutes les directions de l’espace.

[2] Où les propriétés sont identiques en tout point de l’espace.

[3] La notion de conformation est à distinguer ici de celle de la forme. En morphométrie géométrique, cadre de cet article, la forme correspond en effet à la conformation des configurations associée à leur taille.

[4] Erreur quadratique moyenne.

[5] Enquête menée sur Amiens en février 2024 par les étudiants du master DyGiTer (UPJV/EDYSAN).

[6] Il est alors préférable que les coordonnées soient exprimées dans la même projection en particulier pour les cartes à petite échelle pour lesquelles la projection cartographique peut produire des déformations importantes de la surface terrestre.   

Pour citer cet article : 

ROULIER Frédéric, « Cartographier la proximité morphologique des structures spatiales », 4 | 2024 – Représentations de la proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2024/12/23/rp-ac1/