« Casa para la Vida ». Enjeux de l’amplification d’une démarche non reproductible

« Casa para la Vida ». The challenges of scaling up a non-reproducible approach

Victorine Dréau
〉Architecte et ingénieure
〉Doctorante en cotutelle
〉Université Paris Nanterre 〉UMR LAVUE 7218 CNRS – LAA
〉Universidad Nacional de Colombia

〉dreau.victorine@gmail.com

〉Article long 〉

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Résumé :

Ce texte interroge les enjeux de l’amplification d’une démarche de recherche engagée, non transposable et basée sur le projet-processus concret de la Casa para la Vida, en cours de fabrication avec la communauté du quartier autoconstruit « Bello Oriente » en Colombie. Il s’agit de montrer que la portée transformatrice et émancipatrice de cette démarche passe à la fois par son engagement dans une logique processuelle vivante et par la mise en place de dispositifs subversifs visant à détourner les contradictions normatives de la planification urbaine, pour proposer ensuite des pistes de réflexion quant aux manières dont ce type de démarche peut être amplifié.

Mots-clés : Recherche-action, engagement, subversion, co-construction, architecture 

Abstract:

This text examines the issues involved in amplifying a committed, non-transferable research approach based on the concrete project-process of the Casa para la Vida, currently being built with the community of the « Bello Oriente » self-built neighborhood in Colombia. The aim is to show that the transformative and emancipatory scope of this approach lies both in its commitment to a living processual logic and in the implementation of subversive devices aimed at diverting the normative contradictions of urban planning, and then to suggest ways in which this type of approach can be amplified.

Keywords: Action research, commitment, subversion, co-construction, architecture

1.   Co-construction du terrain à Bello Oriente 

Figure 1 : Bello Oriente, juin 2023, Victorine Dréau

Situé à la lisière nord-ouest de la zone urbaine de Medellín en Colombie, Bello Oriente est le quartier le plus récent et le plus haut de la Comuna[1] Manrique. Habité par quelques 8000 personnes occupant environ 1600 logements, c’est l’un des 10 quartiers de Manrique encore « irrégulier », c’est-à-dire en marge de la régulation étatique de l’urbanisation et du foncier. Sa construction commença à la fin des années 1970 lorsque des familles à faibles revenus en provenance de quartiers populaires voisins ou d’autres villes du département, commencèrent à occuper les terres de la « Tebaida »[2] pour habiter et cultiver, dans un contexte d’exode rural, d’inégalités aigües et d’un faible contrôle territorial de l’administration. Elles y construisirent les premières maisons de bois et d’objets recyclés, des fossés d’acheminement de l’eau, des chemins d’accès en terre et des escaliers de pierre, faisant abstraction des règlementations institutionnelles de planification urbaine. À partir de la fin des années 1980 et jusque dans les années 2000, se sont ensuite installées des populations paysannes forcées de fuir leurs terres en raison de l’intensification du conflit armé colombien[3] dans la région d’Urabá puis dans celle de l’Oriente Antioqueño. Depuis les années 2010, le quartier reçoit des vagues de migration vénézuélienne, faisant doubler sa population.  
Les terrains leur ont été vendus par des compraventas, contrats légaux mais n’ayant aucune implication cadastrale ou foncière. D’une part, par des missionnaires qui, acompagné·es d’organisations solidaires et d’universités, achetèrent une partie des terrains de la « Tebaida » pour les répartir entre les familles en échange de travail pour la construction d’espaces communs. D’autre part, par les combos, bandes criminelles qui gèrent le marché foncier informel et acquièrent plus ou moins légalement des terrains à prix agricole pour les revendre ultérieurement aux personnes dans l’urgence, sans permis d’urbanisme ni titres de propriété.
À l’arrivée, les identités collectives de ces populations déplacées se brisent et doivent être redéfinies dans un contexte nouveau où les dynamiques de violence et de précarité – tentatives d’expulsion par les pouvoirs publics, contrôle social et territorial paramilitaire, affrontements armés – génèrent des conflits au sein du voisinage. Toutefois, dans ce contexte apparaissent des formes d’organisation pour la gestion des ressources d’intérêt commun telles que la terre, l’alimentation, l’eau, l’électricité, le réseau viaire ou les œuvres de contention, qui se traduisent notamment par des assemblées et des mingas[4]. Un processus communautaire émane de ces actions collectives imaginées pour résoudre les nécessités vitales, résister à l’expulsion et transformer positivement le territoire, qui ouvrent des espaces communs de réflexions et de pratiques. Des habitant·es aux origines plurielles reconfigurent ainsi une identité collective et revendiquent un lien communautaire renvoyant à une unité socioterritoriale ayant des volontés politiques communes. Depuis 2004, la communauté est organisée sous la forme du réseau Arbol Red, qui regroupe les organisations sociales du quartier autour d’activités mensuelles de diagnostic et de projection visant à formuler des problématiques locales et trouver des solutions en renforçant la solidarité, pour encourager l’autonomie des processus de gestion du territoire.

Ce quartier où se construit et se consolide la ville à venir, caractérisé par un écart avec les normes de la planification urbaine, est un espace d’opportunités de subversion des formes instituées et de redéfinition des urbanités. Un défi majeur pour les professionnel·les de l’aménagement et de la recherche est en ce sens de créer un ensemble de proximités – spatiales, sociales, cognitives, ontologiques – permettant d’accompagner la production de connaissances dans et sur ces espaces et d’enrichir les processus de réflexivité des communautés qui habitent ces marges, pour qu’elles maintiennent ou développent leur pouvoir transformateur des modes d’habiter urbain. Ceci implique la redéfinition de postures épistémiques engagées avec l’action collective de la communauté. Tim Ingold(2013) évoque l’engagement envers la transformation sociale comme ce qui permet d’éduquer notre perception du monde plutôt que produire des connaissances sur le monde, par l’action commune dans un environnement partagé. Il relève ainsi une contradiction quant au détachement propre de l’observation et de la neutralité axiologique : on ne comprend qu’en étant dans le monde que l’on cherche à connaitre, c’est-à-dire en partageant les revendications que portent ses acteur·ices. Cette perspective épistémologique entre en résonance avec la logique de l’enquête sociale de John Dewey (1993), selon laquelle le ou la chercheur·se et l’acteur·ice entrent dans un rapport de coproduction de connaissances dont la finalité est la transformation de la réalité sociale. Cette forme d’implication relève plus généralement du champ de la recherche-action, qui d’après le Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action(Bazin, 2017), est « une forme autonome et hybride entre l’action et la recherche créant ses propres référentiels d’opérationnalité et de scientificité, d’engagement et de production de connaissance ». Par l’adoption de telles postures, il s’agit de mettre en place des démarches souples, réajustables en permanence à des réalités incertaines, complexes et toujours en évolution, qui ne peuvent être – à l’image des situations qu’elles visent à comprendre – qu’aléatoires, bricolées, basées sur l’adaptation, la créativité et l’imagination, et nécessairement singulières et situées, car dépendant des ressources et intelligences locales. Comme un chemin qui ne se définit qu’en marchant, elles prennent forme progressivement et leur cohérence est élaborée a posteriori de leur application (Corsani, 2020). Elles ne peuvent donc être ni déterministes ni objectives et leurs résultats ne peuvent être que partiels et provisoires. En ce sens, elles ne peuvent être des méthodologies modélisables, reproductibles et transposables.      
Pourtant, la généralisation des crises sociales et écologiques fait de l’amplification de ces démarches une urgence. L’amplification renvoie ici au fait d’étendre l’échelle d’impact de celles qui existent déjà et de permettre l’émergence et la multiplication de celles qui n’existent pas encore.  L’enjeu est qu’elles ne restent pas expérimentales, ponctuelles ou isolées, mais qu’elles participent à instaurer d’autres référentiels épistémologiques et méthodologiques qui, contrairement au savoir techniciste et fonctionnaliste – déployé notamment dans les domaines de la recherche et de la conception architecturale et urbaine –, ne contribuent pas aux dévastations du vivant et à la reproduction d’inégalités, mais génèrent des transformations écosociales (Escobar, 2018). Dans un contexte marqué par diverses expressions coloniales, où les savoirs traditionnels ont été historiquement invalidés ou détruits par la régulation scientifique moderne, il est d’autant plus nécessaire de créer des démarches qui intègrent une diversité des manières d’être, de penser, de savoir et de sentir, afin de ne pas reproduire les dominations coloniales dans le domaine épistémique (De Sousa Santos, 2011).

L’objet de cet article est de poser un cadre pour ces réflexions par la présentation d’un travail de terrain engagé et mené selon une démarche de recherche-action à Bello Oriente dans le cadre d’une recherche doctorale[5]. Par cette démarche, j’accompagne des actions collectives, qui relèvent de l’agroécologie, de l’écoconstruction, du recyclage et renforcent les dynamiques locales d’autogestion du territoire. Elles sont définies de manière à répondre à l’urgence alimentaire ou sanitaire et être dans le même temps un moyen de coproduire des connaissances utiles à la transformation positive du quartier. Il s’agit moins d’une méthode prédéfinie que d’un travail de réflexion critique dans un aller-retour entre immersion et distanciation, qui implique une attitude d’ouverture à l’imprévu et la documentation rigoureuse du terrain, de ses bifurcations, de ses entraves, de ses improvisations. Il me semble important de préciser que bien que la recherche articule production de connaissance et transformation, et malgré la mise en place d’outils de corecherche et de systématisation de l’expérience, je reste l’interprétatrice de ces situations dans un contexte académique, et un déséquilibre persiste ainsi dans les rapports de savoir et de pouvoir. Les actions que je mène sont alors une forme d’engagement, mais ne sont pas directement liées à une production de connaissances scientifiques par la communauté dans l’optique d’une transformation qui passerait directement par cette production de connaissances en contexte universitaire. Elles relèvent de différents types d’implication, qui diffèrent en termes de rythmes, de relations constituées, de postures, de lieux d’énonciation et de visées transformatrices : exercices de co-écriture, ateliers de cartographie et de conception, articulation d’activités commerciales et pédagogiques avec l’espace culturel que je gère, séminaire et réunions multiples ou accompagnement de projets-processus sur le moyen et long terme, tels que la Casa para la Vida. Par conviction quant à la nécessité de reformuler les formats de la recherche – surtout lorsqu’il s’agit de travailler avec des populations vulnérables – ce terrain est volontaire et indépendant, co-construit avec les sujets de recherche et engagé envers la transformation sociale et la justice épistémologique.


En me concentrant sur la Casa para la Vida en tant que processus constructif, social et méthodologique, je vais développer le fait que la portée transformatrice et émancipatrice de cette démarche, qui en est la finalité, passe par son engagement dans une logique processuelle vivante et la mise en place de dispositifs subversifs, et proposer des pistes de réflexion quant aux manières dont ce type de démarche, avec toute la complexité qu’il implique, peut être amplifié.

2.   Retour sur la fabrique d’une démarche subversive et engagée dans un processus vivant

2. 1. Un engagement dans la vitalité du terrain

À la fin de l’année 2020, à la suite de la crise sanitaire et de l’obligation d’un confinement à domicile, approximativement 70 % des familles de Bello Oriente déclaraient ne pas avoir accès aux services de santé, et 93 % être en situation d’insécurité alimentaire[6]. Par une recherche-action participative avec l’Université d’Antioquia[7], Arbol Red a alors défini un Plan Intégral de Santé et d’Alimentation, au sein duquel sont proposées des stratégies d’autogestion de la santé. L’une d’elles a été la construction d’une structure pour y développer des pratiques collectives de soin, en mobilisant les savoirs hérités des traditions paysannes, indigènes et afrodescendantes des habitant·es du quartier, et en les articulant avec des programmes institutionnels de psychothérapie et de médecine allopathique, ainsi qu’avec des activités préventives telles que la culture d’aliments sains et de plantes médicinales, l’expression artistique et des groupes de paroles sur les violences domestiques, l’éducation sexuelle, la dépression ou la maternité. L’énonciation de cette nécessité a donné naissance à la Casa para la Vida, maison de santé co-conçue et co-construite entre Arbol Red et Batipode, association d’architectes engagée au sein de processus de construction collectifs et expérimentaux duquel je suis membre. Sa concrétisation matérielle, permise par la mise en lien avec Batipode, est le résultat du travail de recherche plus large que je mène à Bello Oriente depuis 2021. Une longue période d’interconnaissance, de construction de relations de confiance et d’approximation aux dynamiques communautaires a été nécessaire pour que puisse émerger la Casa para la Vida en tant que projet-processus commun à Arbol Red et Batipode. Ma participation observante à des actions quotidiennes, des évènements festifs, des réunions et ateliers de tout genre pendant plusieurs années a d’abord été une occasion d’éduquer ma perception aux problématiques et aux formes d’organisation de la communauté, pour apprendre à y prêter attention comme le font ses membres et percevoir ce qui leur permet d’amplifier leurs propositions en leurs propres termes[8]. J’ai ensuite entrepris un travail sur le long terme d’accompagnement d’actions hétérogènes, consistant à « faire » comme mode d’implication de soi et des autres. À titre d’exemple, nous avons organisé avec des gestores – representant·es communautaires – des ateliers de cartographie visant à identifier les lieux sûrs en cas d’alerte géologique et à actualiser les activités et services qui prennent place dans un quartier en évolution permanente, ainsi qu’à une appropriation communautaire de l’outil carte et une compréhension des interventions des institutions. Ceux-ci se sont transformés en un cycle d’ateliers réflexifs de (re)conception de certains espaces communautaires, qui donnèrent à leur tour naissance à la formulation de la Casa para la Vida en tant qu’un des microprojets à réaliser de manière prioritaire. Pendant près d’un an ont ensuite été expérimentées plusieurs tentatives de conception et de financement, impliquant divers·es acteur·ices et selon divers types de démarches, avant que ne soit finalement proposée et validée une collaboration avec Batipode. A alors commencé une phase de co-conception, qui s’est déroulée entre avril et octobre 2022, pour la définition du projet, la gestion des financements, l’identification des besoins, des envies, des ressources présentes sur place, des objectifs, des enjeux et des limites. A ensuite suivi une phase logistique puis la phase de co-construction par des chantiers participatifs s’est étendue de janvier à août 2023. Mon rôle dans ce processus a été de construire un pont entre Batipode et la communauté, endossant tour à tour les casquettes d’animatrice d’ateliers de conception, d’architecte de Batipode, de constructrice, de médiatrice entre les gestores et Batipode et d’accompagnatrice de la gestion du lieu et de la recherche de financement sur le long terme. Ce projet réflexif et transformateur, en tant que processus de construction matérielle et sociale, résultat construit et processus méthodologique de coproduction de connaissances, est au cœur de ma démarche de recherche doctorale. Sa finalité est de participer à la valorisation des savoir-faire organisationnels, agricoles et médicinaux, de normes locales – sociales et environnementales, d’usage, de cohabitation, constructives, de gestion du risque, de l’eau et de la biodiversité – et de valeurs de soin, de solidarité et de communalité, propres à la communauté.

Photo 2 : Casa para la Vida en cours de construction, mai 2023, Victorine Dréau

De ses années d’expérience et d’évaluation, Arbol Red a appris qu’au moment de concevoir une construction, la réflexivité [9] et les revendications écoterritoriales sont importantes pour s’articuler avec d’autres acteur·ices et renforcer des imaginaires d’autonomie et de commun, mais que seule la mise en pratique permet l’appropriation des espaces et des processus et donc leur prise en charge. Il en est de même pour la création de liens et l’apaisement des tensions : « comment faire équipe sans être amis ?»[10], se demande Arnulfo, gestor communautaire pour qui la résolution des conflits passe par le partage d’expériences pratiques, car comprendre et accepter une idée par la pensée ne peut empêcher des frustrations émotionnelles. Cultiver, réparer un toit, creuser une rigole ou recycler, collectivement, sont des prétextes pour se reconnecter à l’autre à travers le corps et les émotions.                   
Pendant près d’un an, la construction de la Casa para la Vida, en tant que pratique collective quotidienne engagée dans la vitalité du terrain, a été la première occasion de développer la santé par un tissage communautaire[11]. Certaines de ses caractéristiques sont les suivantes :

  • Architecture comme processus vivant. Pensée et mise en œuvre à partir des usages et du quotidien, la pratique architecturale comme démarche de mise en lien s’inscrit dans la vitalité d’une communauté hétérogène et fragmentée. Elle est un moyen de réinventer des pratiques de conception et de construction autonome autour de modes constructifs traditionnels, accessibles, participatifs et reproductibles ainsi que de l’utilisation de matériaux locaux et biosourcés.
  • Diversité des échelles de temps. S’inscrire dans – et participer à recréer – la vitalité d’un espace et d’une communauté hétérogène implique l’acceptation d’échelles temporelles diverses. Le rythme de définition de la démarche dépend de celui que la communauté propose, ainsi que de l’expérience du temps des différent·es acteur·ices impliqué·es. Il est donc difficile, dans ce contexte, de définir une démarche interventionniste avec des temporalités rigides et préétablies.
  • Écologie des savoirs (De Sousa Santos, 2011). Cette démarche vise à régénérer des savoirs populaires et paysans marginalisés et à promouvoir l’interdépendance entre différentes formes de savoirs. Ceci passe par l’articulation d’une diversité d’acteur·ices – une communauté plurielle, des institutions et organisations locales, nationales et internationales, des volontaires et étudiant·es issu·es de nombreuses disciplines – autour d’un projet commun, ainsi que par la reconnaissance de cette diversité lors de l’évaluation de l’action par des exercices de systématisation de l’expérience mis en œuvre entre Arbol Red et Batipode. À l’occasion de réunions hebdomadaires, l’avancement du chantier est évalué, les conflits sont résolus par le dialogue et les décisions sont prises au consensus afin de prendre en compte les différences et les intérêts de tou·tes. L’objectif est de définir des critères non positivistes de validité des connaissances produites, en pratique et basés sur leur utilité à la transformation politique et sociale. Par exemple, la capacité à faire lien et à promouvoir le dialogue entre acteur·ices en tension, le potentiel d’émancipation individuelle et collective ou la pertinence pour négocier les politiques publiques sont préférés aux critères de performance, d’efficacité, de prévisibilité ou de rendement.
  • Tissage relationnel et diversité des postures. Pour que de l’action commune puisse émerger des forces organisationnelles transformatrices, il me semble important d’être en mesure d’adopter une diversité de postures ouvertes, fluides et flexibles, qui ne force pas les dynamiques communautaires mais en épouse la forme, même si cela peut parfois sembler chronophage et épuisant. Cela s’est dans mon cas manifesté par l’adoption de rôles de médiation, de tissage de relations, sur la base d’une adaptation constante aux imprévus et selon ce que nécessite la situation : architecte/constructrice/chercheuse ; membre de Batipode/participante de Arbol Red ; volontaire étrangère/voisine du quartier, mais aussi confidente, conciliatrice, négociatrice ou amie. Il ne s’agit alors pas seulement d’une médiation dans le projet – au sein du processus de construction, conception et gestion – mais aussi d’une médiation sociale par le projet, celui-ci devenant une plateforme d’articulations multiples. Bien qu’explicitant mes attentions et intérêts, mes compétences et responsabilités, mes formations et projets – afin de ne pas invisibiliser de possibles effets de domination – je ne m’identifie jamais exclusivement à une institution, une association ou une profession, représentant pour Batipode « la locale », « du côté de » la communauté, la chercheuse et la médiatrice, et pour une partie de la communauté, une Française, un membre de Batipode et l’architecte-ingénieure. Habitant à Medellín depuis près de sept ans, je suis à la fois étrangère à la communauté et, de fait, à priori assez éloignée des conflits internes pour ne pas être en danger ni en représenter un, et dans le même temps, j’ai adopté des codes culturels et cognitifs locaux qui ont transformé mon rapport au monde et me permettent de générer des proximités avec les habitant·es du quartier, les combos, les fondations et les institutions. Cette identité fluide, liée à la multiplicité et l’hybridité de mes « casquettes », m’a permis de m’approcher au plus près des membres de la communauté tout en me distanciant des frontières habituellement établies entre les savoirs, les rôles ou les professions.
  • Émancipation de ma pratique architecturale. Il existe un écart entre les revendications écopolitiques de Arbol Red et les contradictions qu’implique leur mise en pratique. Le processus concret de co-construction de la Casa para la Vida fait en effet surgir des tensions, des conflits d’intérêts, des problèmes d’organisation qui n’étaient pas visibles lors de la phase de co-conception : hétérogénéité des degrés d’engagement et de participation, de conscience et de disposition, de visions et d’échelle de projection ; épuisement des gestores, manque de temps libre, tentation de hiérarchie ; divergences quant au programme, à l’implantation et aux modalités de participation ;  prévalue d’intérêts et de nécessités individuelles sur les intérêts collectifs ; découragement progressif du fait du manque de résultats immédiats. Toutefois, essayer de résoudre ces problèmes dans une logique interventionniste en imposant une vision du projet, un processus préconçu ou un calendrier à respecter renforcerait une dépendance de la communauté à l’assistance d’organisations extérieures. Pour avoir un impact sur l’émancipation sociale et l’autonomie collective, il me semble alors nécessaire d’émanciper ma propre pratique architecturale des systèmes de conception dominants qui hiérarchisent les rôles et les savoirs et forcent les processus existants pour aboutir à un résultat prédéfini. Les situations problématiques – les écarts, les frictions – sont justement celles qui amènent à analyser de manière critique les rapports de pouvoirs, à redéfinir des postures et à restructurer des organisations sociales. En privilégiant une approche participative, pragmatique et ascendante de la conception architecturale[12], il s’agit de partir des usages spécifiques et d’intégrer les contradictions pour aboutir à des processus concrets de transformation. Cela implique d’accepter la possibilité de l’échec ou la désillusion et d’ouvrir la possibilité d’une (re)conception continue, d’une adaptabilité du plan, du mode constructif, des outils et des matériaux suivant l’autoévaluation communautaire.

Pour qu’elle puisse être amplifiée, cette démarche s’inscrit dans une double perspective : un engagement dans la vitalité de ces dynamiques changeantes, incertaines, parfois chaotiques voire risquées, pour qu’émergent ou se maintiennent des forces transformatrices à l’échelle de la communauté et de ces interrelations quotidiennes ; mais aussi une articulation avec les pouvoirs publics, l’échelle de la ville et le long terme, pour une portée transformatrice plus large.

2. 2. Un processus méthodologique de subversion[13]

Ainsi, le deuxième aspect de la visée transformatrice de cette démarche est le fait qu’elle participe à la mise en place et à l’accompagnement de dispositifs subversifs, dont l’objectif est l’articulation avec d’autres échelles de pouvoir, de temps et d’espace sans que soient reproduites les logiques d’un développement urbain basé sur la spéculation foncière. La subversion est ici entendue au sens où la définit Orlando Fals Borda (1969), comme un processus par lequel sont mises en évidence les incongruités d’un ordre – social, normatif, moral – établi et sont projetées des alternatives dans le cadre du développement d’une utopie qui, sans être pleinement réalisée, produit des changements dans toutes les dimensions de la vie individuelle et collective et dessine ainsi les lignes d’un nouvel ordre. Elle passe par la valorisation de la sub-version, la version des opprimé·es. La Casa para la Vida, pensée comme une occasion de renforcer la production et la validation de connaissances populaires et l’appropriation par la communauté de logiques d’autogestion du territoire, est subversive, à la fois en tant que projet construit, processus sociopolitique et démarche méthodologique. 

En effet, la construction de la Casa para la Vida échappe au cadre légal de la planification urbaine. Elle n’a pas de permis de construire, car les titres de propriété de ce secteur sont irréguliers. L’accompagnement technique de professionnel·les de la construction est ainsi limité, car le risque est élevé que ces dernier·es soient sanctionné·es par une amende voire la perte de leur droit d’exercer. De plus, il existe dans ce quartier un autre cadre normatif, celui des combos qui contrôlent les terrains à diverses fins économiques. Le risque qu’une nouvelle construction soit bloquée par les institutions ou que son usage soit détourné par les combos est donc important.        
Les enjeux qui gravitent autour de la Casa para la Vida en tant que projet construit sont alors, d’une part, de négocier un droit de construire en zone irrégulière, tant avec la municipalité qu’avec les combos. Cela passe par la démonstration que les normes institutionnelles d’aménagement, déconnectées des réalités locales, sont contradictoires. Car si elles visent en théorie le contrôle de l’étalement urbain dans les zones de risques géologiques, en étant en pratique difficilement applicables et en empêchant l’exercice de professionnel·les, elles ouvrent la voie à l’urbanisation pirate des combos qui suit une logique de profit et est inadaptée aux contraintes géomorphologiques. Cette négociation passe aussi par la revendication de droits constitutionnels, dans ce cas celui de l’accès aux soins : avec les institutions, en mettant l’accent sur le fait que les devoirs de l’État ne sont pas assumés et que la gestion de la santé est implicitement déléguée à la société civile ; avec les combos, en leur démontrant que le projet est autonome et d’intérêt collectif, et en jouant sur le fait que ceux-ci ont tendance à soutenir, voire à prendre part, aux activités en lien avec les nécessités vitales des habitant·es du quartier, pour légitimer leur présence et ainsi accroître leur pouvoir.
D’autre part, le projet construit vise à proposer et à faire valoir des alternatives au modèle d’aménagement urbain. Concrètement, alors que la construction a d’abord été menacée par le Secrétariat de Contrôle Territorial en ordonnant l’arrêt, les mobilisations de la communauté pour argumenter du bienfondé de ce projet d’autogestion de la santé face à l’absence des services étatiques ont progressivement mené à un soutien institutionnel. Certains de ces arguments ont été que, bien qu’il soit impossible d’obtenir un permis de construire, la Casa para la Vida est accompagnée par des professionnel·les de la construction et de l’aménagement, qu’elle respecte les normes constructives, que les études nécessaires à la bonne gestion du risque géologique ont été réalisées et qu’elle promeut un « bien construire » des versants : processus constructif approprié au terrain physique et politicosocial, architecture légère qui répond localement aux orientations des politiques d’aménagement sur la conservation des milieux et la construction « soutenable » de la ville. En conséquence, le Secrétariat de Contrôle Territorial n’a pas sanctionné le projet, le laissant ainsi prendre forme, ce qui sous-entend un accord implicite. De plus, différentes institutions municipales ont manifesté une volonté de le reproduire, lui reconnaissant un potentiel de création de nouveaux imaginaires constructifs pertinents pour le développement des versants, et des programmes universitaires d’écoconstruction s’y sont articulés par la participation d’étudiant·es à la construction et la mise en place d’ateliers pédagogiques.

Pour que la communauté puisse résister au détournement ou à la destruction et engager une négociation des cadres normatifs de la municipalité et des combos, pour que la construction matérielle puisse effectivement mettre en évidence les incohérences de l’aménagement urbain et constituer une force de proposition alternative qui attire l’attention des institutions, la Casa para la Vida doit être un processus méthodologique de renforcement communautaire et de réagencement des postures et des relations de pouvoirs entre les acteur·ices intervenant dans la constitution du territoire et en leur sein.  
Elle a pour cela été définie comme une occasion de consolidation de Arbol Red en tant qu’entité organisationnelle, étant le premier projet construit et géré par ce dernier, dans l’optique de lui attribuer une personnalité juridique lui permettant, à long terme, d’accéder à la propriété collective de la Casa para la Vida. En effet, Arbol Red est actuellement constitué de plusieurs organisations légales, étant chacune une personne juridique, mais la personnalité juridique d’un collectif d’associations n’est pas encore reconnue. Ces différentes organisations font converger leurs actions et mobilisent des ressources et des moyens, mais n’avaient jusqu’alors pas engagé de projets concrets commun au nom de Arbol Red, puisque sans personnalité juridique, il est difficile de mobiliser des ressources financières. Réaliser un projet en son nom vise à construire de nouvelles références organisationnelles face au verticalisme des organisations – principalement des fondations – qui le compose. Car bien que celles-ci aient un rôle historique dans les luttes de la communauté et un grand pouvoir de rassemblement, dans le contexte du déplacement forcé et de la quête d’une identité nouvelle, elles tendent parfois à se laisser traverser par des logiques de hiérarchie et des désirs d’homogénéisation et d’inclusion identitaire impliquant l’exclusion de tou·tes les autres, ce qui génère des désagrégations. En assumant un partenariat avec Arbol Red dans la visée d’une construction de commun, et en ne signant donc pas de convention internationale entre deux personnalités juridiques pour la réalisation de la Casa para la Vida, Batipode a pris le risque d’être la seule responsable officielle de la gestion du projet, et la communauté a pris celui de ne pas pouvoir répondre à des appels de fonds institutionnels et de se confronter à des conflits internes potentiellement plus importants. Un des enjeux de la gestion collective de la Casa para la Vida par Arbol Red est ainsi d’en démontrer la pertinence afin de faire entrer dans la norme une telle figure juridique par jurisprudence et de légaliser, à l’avenir, une propriété collective du lieu plutôt que la propriété d’une fondation en particulier.

De plus, la Casa para la Vida est subversive, car elle ouvre un espace d’articulations au sein duquel sont réagencés les rôles sociaux et les jeux de pouvoir. D’une part, l’intégration des combos aux prises de décision et leur participation au chantier brouillent les catégories d’alliés et d’adversaires. D’autre part, la contribution de différentes institutions aux actions et réunions de Arbol Red et leur intérêt pour ce projet déjouant les normes institutionnelles démontre que le « formel » et l’ « informel » s’entremêlent. La Mairie de Medellín a manifesté à plusieurs reprises son envie de comprendre le processus et a sollicité des conseils de la communauté pour le reproduire. EPM, l’entreprise prestataire de service public de distribution de l’eau, s’est engagée à mettre en place un projet pilote de récupération des eaux de pluie, et le Secrétariat de l’environnement a financé et installé un dispositif d’électricité solaire. Le quartier n’est pas connecté au réseau d’eau et d’électricité de la Ville puisqu’irrégulier, et y expérimenter des systèmes de connexion alternatifs est une manière pour EPM et pour la municipalité de faire évoluer leurs cadres normatifs.         
Ainsi, l’objectif de la Casa para la Vida en tant que processus méthodologique de subversion, est qu’elle participe à l’amplification des pratiques et des savoirs populaires grâce à une articulation avec des institutions flexibles capables de se reconfigurer en leur sein, tout en évitant au maximum une relation de subordination à l’État de par cet investissement de sa part.  Ceci passe par l’établissement de relations solides avec différents organismes extérieurs qui soutiennent la communauté dans sa lutte pour le territoire, l’aide à faire valoir des droits et valorise ses propositions de développement urbain.

Photo 3 : Réunion du Comité Impulsor, juillet 2023, Arbol Red

Cela a été permis par l’ouverture d’un espace réflexif et pratique permettant une distorsion des postures socioprofessionnelles: les réunions du Comité Impulsor, délégation de Arbol Red qui s’est auto définie pour organiser la construction et la gestion du lieu et exécuter des plans de promotion de la santé et de prévention des maladies. Ces réunions représentent des temps de recul sur l’action et visent à créer un dialogue et une articulation entre Arbol Red et les autres habitant·es du quartier, les combos, Batipode et des organisations extérieures, institutionnelles ou non, par la systématisation de l’expérience et l’évaluation des connaissances produites. Les problèmes y sont identifiés et des alternatives sont proposées. Les critères de validation du Comité Impulsor ne sont pas tant l’avancement constructif, le respect du budget ou la précision technique, que la capacité d’organisation et de transformation sociale. Les connaissances techniques et organisationnelles produites sont donc validées et réinjectées dans le processus dans la mesure où elles ont font lien entre ces différent·es acteur·ices. À titre d’exemple, en termes de techniques de remplissage des parois, deux matériaux ont été testés : le bambou et la terre. L’évaluation de la technique en bambou a montré que celle-ci est rapide, qu’elle nécessite peu de main-d’œuvre – deux personnes qualifiées – mais aussi des outils peu abordables et une visserie assez onéreuse. Le remplissage en terre est lui plus long à mettre en œuvre : il faut récupérer de la terre plus haut dans la montagne, la faire sécher et la tamiser, réaliser des tests de composition, la mélanger avec du sable et de la paille, avant de l’appliquer sur la paroi. Or la terre, le sable et la paille sont des matériaux plus accessibles dans le quartier que le bambou, le processus de préparation de la terre est inclusif, facilement reproductible, et est également une occasion de rencontres festives. La préparation du mélange par piétinement, nécessitant beaucoup de personnes, s’est faite au rythme des musiques sous forme de danses. C’est donc les techniques liées à l’utilisation de la terre qui ont été privilégiées par la suite. De plus, en ce qui concerne les prises de décision, alors que l’expérience constructive des membres de Batipode les a souvent poussées à prendre des décisions techniques efficaces mais parfois verticales, Arbol Red a manifesté la nécessité d’inclure plus largement la communauté par des cercles de paroles pour tout type de décision afin d’expérimenter de nouvelles pratiques sociales, au risque de se tromper ou d’aller plus lentement.  

Photo 4 : Atelier de construction en terre crue, août 2022, Victorine Dréau

Ainsi, cette démarche définie par et pour une architecture fédératrice a une dimension émancipatrice. D’abord, elle renforce, le pouvoir d’agir de la communauté et sa capacité à détourner les contradictions normatives pour faire valoir des alternatives. Ensuite, elle émancipe ma pratique d’architecte-chercheuse, car la valeur de ce projet-processus pour ma recherche, qui n’a de sens que si elle alimente et est alimentée par des actions réellement transformatrices, réside dans le fait qu’il me permet de prendre des risques pour comprendre, en pratique, la complexité des situations étudiées et de redéfinir des rôles pour l’accompagnement des communautés dans la validation des connaissances produites par ces processus de subversion. L’importance de créer une proximité sociale avec la communauté, sans pour autant en faire partie, réside aussi dans le fait qu’elle ouvre une possibilité de comprendre, depuis l’intérieur mais avec un regard libre de conditionnement et schémas de pensées locaux, les problématiques, les négociations et résistances, leurs contradictions et leurs limites.        
En ce qui concerne les transformations qu’elles provoquent, celles-ci ont lieu à plusieurs échelles de temps et d’espace. Car en plus des transformations tangibles et matérielles du quartier et d’une incidence politique sur le long terme, elle produit des représentations et des imaginaires nouveaux autour de futurs relationnels, de l’autogestion du territoire et de la santé ou de la revitalisation des traditions paysannes,et opère ainsi une transformation des mentalités et des modes d’être au monde (Dréau, 2023). Cela est visible notamment lors des activités culturelles et artistiques ayant lieu au sein de la Casa para la Vida, qui interrogent systématiquement le rapport au soin – du corps, de l’autre, de la terre, de la communauté, du territoire –, à la santé collective et au moyen de l’autogérer. De plus, une volonté de promouvoir Bello Oriente comme un « quartier écologique » a été renforcée par cette expérience, celle-ci ayant créé des savoir-faire techniques et ravivé une fierté paysanne et un attrait pour les modes constructifs traditionnels. Des personnes s’étant formées pendant le chantier ont construit des extensions de l’espace culturel Casa Blanca et de quelques logements individuels en bambou, afin de poursuivre et de généraliser l’emploi de ce matériau. Un projet de tourisme communautaire autour de l’écoconstruction et de l’agroécologie est également en cours de définition.

La visée transformatrice de cette démarche implique donc à la fois sa non-reproductibilité en tant que démarche singulière, située, basée sur des dispositifs échappant au cadre légal – et dépendant à ce titre de conditions très spécifiques telles que l’engagement des praticien·nes-chercheur·ses ou la conjugaison de multiples volontés – et une nécessité d’amplification.

3.   Reproductibilité des conditions d’émergence et de la portée transformatrice de recherche-actions non transposables

Engagée dans un processus vivant, cette démarche dépend de l’implication des sujets, de leurs échelles temporelles et de leurs volontés diverses. Elle prend forme par la constitution de relations et la mise en œuvre d’actions qui émergent des rythmes, des besoins et des ressources locales. Le terrain n’est alors pas une situation spatiale ou temporelle délimitée, mais une construction du réel produite par l’action collective de laquelle le·la chercheur·se est partie prenante (Bazin, 2014). Un changement de terrain implique donc une redéfinition de la démarche qui, nous l’avons vu, est un cheminement ouvert à l’expérimentation qui ne peut être réduit en une séquence d’activités ayant des règles et des temporalités préétablies et qui aboutirait à des résultats reproductibles. En ce sens, il s’agit d’une démarche non modélisable et donc non transposable à d’autres terrains, fabriquée autour d’un projet-processus non reproductible dans le contexte d’une autre recherche.

L’amplification des démarches de recherche-action ne semble alors pas résider dans l’identification d’expériences ayant porté leurs fruits pour les modéliser afin de les reproduire selon une temporalité maitrisable et conduisant à des effets prévisibles (Bazin, 2014), mais plutôt dans la reproduction de leurs conditions d’émergence par l’ouverture, en tout lieu, d’espaces réflexifs capables de bousculer les rôles socioprofessionnels et les relations de pouvoir (Bazin, 2022 ; Bazin & Guerrier, 2023), à l’image du Comité Impulsor et de ses objectifs d’articulation avec les combos et la municipalité, de création d’une figure juridique et organisationnelle inédite et d’alliances avec divers acteur·ices. Cette idée est au cœur du travail du Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action sur le « laboratoire social », et notamment de celui de Hugues Bazin sur les « tiers-espaces », espaces-temps délimités, expérimentaux et autonomes, soustraits aux logiques capitalistes et induisant un décalage par rapport aux normes des champs disciplinaires, favorisant ainsi l’émergence de compétences nouvelles en situation. Ce type d’espace a pu être ouvert en amont du chantier avec Arbol Red et consolidé pendant l’expérience avec la formation du Comité Impulsor, du fait d’avoir inscrit la Casa para la Vida dans la dynamique existante d’un collectif autoconstitué ayant la volonté de se légitimer en tant que producteur de savoir, et d’avoir favorisé la confiance entre différent·es acteur·ices et la convergence de leurs espaces et temporalités fragmentées par la création d’un ensemble de proximités, notamment en conjuguant les savoirs pragmatiques, professionnels et scientifiques. Pour ouvrir d’autres espaces réflexifs en d’autres lieux, il peut être pertinent de mobiliser des lignes de conduite, des attitudes d’ouverture à la création de lien, des comportements déjà expérimentés et testés lors d’autres projets et avec d’autres terrains comme base pour la définitiontoujours in situ – de postures alors continuellement réévaluées par des expériences diverses. Il en est de même pour les valeurs qui orientent les modalités d’action.

De plus, l’obligation d’atteindre ou non un résultat interfère avec la portée transformatrice de ces démarches. Dans le cas de la Casa para la Vida, le processus construit diffère à bien des égards de celui initialement projeté, ce qui est peut-être le signe de pratiques réflexives fructueuses. Pour amplifier ces démarches, Bazin pose la question de l’institution d’un « droit à l’expérimentation sans obligation de résultat »[14], se différenciant du « permis de faire »[15] en ce qu’il n’obligerait pas à apporter une preuve d’effet équivalent, et se traduirait par un financement dédié à soutenir des dispositifs hors normes afin de faire évoluer les politiques publiques par une contrexpertise.  
Enfin, des méthodes, des outils, des techniques, des critères de validations, voire des étapes à suivre pourraient éventuellement être reproduites, à condition d’être réadaptées à l’objectif poursuivi et selon la situation, et érigées en tant qu’exemples et non que modèle.          

Conclusion

Pour conclure, des questions restent ouvertes quant à la précarité de ces démarches, la pérennisation de ces espaces subversifs et les risques liés à leur institutionnalisation.

En effet, notons que quelques mois après la phase de construction, le processus d’autogestion de la santé est fructueux, du fait de l’existence d’une infrastructure dédiée à recevoir et développer des programmes sanitaires mais surtout grâce à l’organisation renforcée du Comité Impulsor : programmes d’éducation sexuelle, dépistage et contraception, campagnes de vaccination, programmes de formation aux soins de premiers secours avec des universités. Toutefois, ces derniers sont pour le moment ponctuels et à l’initiative de quelques personnes seulement. De plus, bien que certains savoirs produits aient pu être réinjectés dans divers processus de transformation individuelle ou collective, après le départ de Batipode – et avec elle ses ressources économiques – de nouveaux conflits sont apparus, une perte de motivation et de coordination s’est fait ressentir, les réunions du Comité Impulsor sont devenues moins régulières et la fin du chantier – derniers enduits, raccord aux réseaux, mobilier – a été laborieuse. La question de l’amplification des démarches de recherche-action n’est donc pas seulement celle de l’ouverture d’espaces réflexifs, mais aussi celle de leur pérennisation, gage d’autonomie. 

Ensuite, assumer que ce ne sont pas ces démarches qui sont reproductibles en tant que telles, mais leurs conditions d’émergence par l’ouverture d’espaces subversifs, implique l’adoption de postures pleinement engagées et volontaires, une prise de risques et une capacité d’adaptabilité permanente, ce qui donne lieu, bien souvent, à des situations de précarité chez les chercheur·ses et les praticien·nes. Comment alors libérer des espaces autonomes par des processus méthodologiques subversifs sans renoncer à une situation confortable et non précaire et sans que leur possible institutionnalisation n’étouffe leur portée transformatrice ?

Références bibliographiques :

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http://recherche-action.fr/labo-social/2017/08/11/recherche-action-en-laboratoire-social/

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Gestores communautaires du quartier Bello Oriente, 2021, “ Plan Integral de Salud y Alimentación de Bello Oriente”, Université d’Antioquia, Medellín, septembre (Rapport non publié)

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Pérez T., Eliana M., 2021. “Aproximación a las realidades sociales, económicas, alimentarias y nutricionales de las familias de la Red”, Université d’Antioquia, Medellín, 23 mars 2021. (Rapport non publié)


[1] Medellin est divisée administrativement en seize comunas en zone urbaine et cinq en zone rurale.

[2] Nom du terrain agricole privé au lieu de ce qu’est aujourd’hui Bello Oriente. Il a été progressivement parcellisé et vendu de manière informelle par ses propriétaires.

[3] Un conflit armé oppose depuis soixante ans l’État colombien et différents groupes dissidents, originairement formés de paysan·nes luttant contre l’accaparement des terres par les élites et revendiquant une réforme agraire. Malgré les accords de paix de 2016 –  entre autres processus négociation de paix –, le conflit est toujours actif dans plusieurs régions du pays.

[4] Tradition indigène de construction collective et volontaire dans un but d’utilité sociale.

[5] La thèse « Réhabiter l’urbain par les pratiques du vivant : vers une fabrique relationnelle de la ville?  Le cas de Medellin dans le contexte du processus de paix » est actuellement portée par Victorine Dréau, dirigée par Manola Antonioli et développée au sein de l’Université Paris Nanterre (UMR LAVUE 7218 CNRS – LAA) en cotutelle avec l’Université Nationale de Colombie.

[6]  Eliana María Pérez Tamayo, “Aproximación a las realidades sociales, económicas, alimentarias y nutricionales de las familias de la Red”, Université d’Antioquia, Medellín, 23 mars 2021 (Rapport non publié)

[7] Gestores communautaires du quartier Bello Oriente, “ Plan Integral de Salud y Alimentación de Bello Oriente”, Université d’Antioquia, Medellín, septembre 2021 (Rapport non publié)

[8] Cf. Tim Ingold, op. cit.

[9] Notamment par des exercices de co-écriture, de diagnostic ou les escuchaderos, cercles de paroles et d’écoute visant à redéfinir collectivement certains concepts tels que la liberté, le genre ou dieu.

[10] Victorine Dréau, Entretien avec Arnulfo Uribe, Medellín, novembre 2021.

[11] La métaphore du tissage occupe une place centrale dans le discours de certain·es gestores. Issue de la pensée indigène andine, elle renvoie aux systèmes d’organisation qui trament les interrelations et interconnexions au sein d’une communauté et d’un territoire. Chaque personne est considérée comme un nœud essentiel au tissage de l’ensemble. L’accent est ainsi mis sur l’aspect multicentrique de la logique d’organisation communautaire.

[12] Par des ateliers et des réunions régulières avec une grande diversité de groupes sociaux.

[13] Dans cette partie sont reprises des idées déjà développées dans un article complémentaire à celui-ci, sur les luttes de la communauté pour la réappropriation collective des terres et la ré-existence autour du vivant. (Dréau, 2023)

[14] Hugues Bazin, Evelyne Lhoste, Eugénie Michardière « L’hybridation des tiers-lieux en question », propos recueillis par Julien Nessi, in Revue Horizons publics hiver 2022, hors-série, Edition Berger Levrault, 2022, p.37-40.

[15] Cf. Article 88 de la loi n°2016-925 du 7 juillet 2016.

Pour citer cet article :

DREAU Victorine, « Casa para la vida. Enjeux de l’amplification d’une démarche non reproductible », 1 | 2024 – Recherches-actions participatives, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/02/08/casa-para-la-vida-enjeux-de-lamplification-dune-demarche-non-reproductible