Les enjeux d’un “off” jupitérien, ou le dilemme de la proximité entre les présidents et la presse

Alexis Lévrier
〉Maître de conférences en littérature française
〉Université de Reims
〉Crimel/Gripic 〉

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Le mardi 17 janvier, deux jours avant la première journée de mobilisation contre les retraites, s’est tenu à l’Élysée un événement symptomatique de l’inévitable proximité entre les présidents et le monde journalistique sous la Ve République. Après avoir annulé in extremis les vœux à la presse qui étaient programmés la veille, et au cœur d’une période durant laquelle il a fait le choix d’un silence presque total dans les médias, Emmanuel Macron a reçu au cœur du « Château » dix journalistes triés sur le volet.

L’ensemble des articles tirés de ce « off » ont respecté les conditions drastiques fixées par le Président et ses conseillers : les citations sont restées fidèles aux propos tenus par le chef de l’État, mais sans dévoiler le lieu ni les conditions de cet entretien. Faute de pouvoir mentionner leur rencontre avec le Président, ces dix journalistes ont donc été réduits à des contorsions maladroites. Ils ont évoqué des propos tenus par Emmanuel Macron « en interne », « à ses invités », « à ses proches » ou « auprès de ses visiteurs ». Dans son éditorial économique sur France Inter, Dominique Seux a même cru bon de s’ériger en quasi-psychanalyste en intitulant sa chronique « Retraites : dans la tête de Macron » (« L’édito éco », 18 janvier 2023).

En retour, et faute d’avoir eux-mêmes accès à l’Élysée, plusieurs titres de presse ont choisi de révéler non seulement l’existence de ce « off » mais le nom des interlocuteurs d’Emmanuel Macron. Les dix « élus » ont ainsi été sommés de se justifier par leurs confrères et par une partie de l’opinion publique, comme si le privilège dont ils avaient bénéficié était aussitôt devenu une marque d’infamie. Une question se pose pourtant : de quelle marge de manœuvre disposent réellement les journalistes lorsqu’ils sont conviés à l’Élysée par un président qui a choisi de ne pas s’exprimer au cours d’un moment politique aussi crucial ? Ces dix invités auraient en effet risqué de perdre l’accès au chef de l’État en cas de refus, et leur propre rédaction leur aurait sans doute reproché de se dérober à pareille invitation.

« Le contact et la distance »

Cette séquence est ainsi venue rappeler, pour la énième fois, le dilemme auxquels l’ensemble des journalistes politiques sont confrontés dans leur rapport avec le pouvoir politique. Trop proches, ils risquent de devenir connivents et de perdre la distance nécessaire à la lucidité. Mais lorsqu’ils s’éloignent du monde qu’ils sont censés observer, ils se privent de leur principale source d’information et trahissent la mission même qui leur a été confiée. Ils doivent donc en permanence concilier « le contact et la distance », selon une expression souvent attribuée à Hubert Beuve-Méry[1].

J’ai été conduit à deux reprises à explorer cette question de la proximité entre mondes journalistique et politique, en m’intéressant plus spécifiquement à la singularité française en ce domaine. Dans un ouvrage publié au crépuscule du quinquennat de François Hollande, et qui emprunte justement son titre à la formule de Beuve-Méry (Lévrier, 2016), j’ai voulu examiner les nombreux points de passage entre ces deux milieux à l’échelle française. Le mandat du second Président socialiste constituait de ce point de vue un cas d’étude exemplaire : ce dernier est arrivé à l’Élysée au bras d’une journaliste politique et quatre des ministres ou des secrétaires d’État de son premier gouvernement partageaient eux aussi la vie d’une journaliste. En toute logique, la propension de François Hollande à s’entretenir quotidiennement avec la presse a conduit à la multiplication des livres de confidences avec des journalistes dans les deux dernières années de son mandat. L’un d’entre eux, au titre si révélateur – Un président ne devrait pas dire ça – a même directement contribué à l’empêcher de se représenter (Davet et Lhomme, 2016).

L’arrivée en 2017 d’un chef de l’État opposé à une telle proximité m’a donné l’occasion de prolonger ce questionnement quelques années plus tard, en publiant un nouvel ouvrage en lien avec cette thématique (Lévrier, 2021). Ce livre, Jupiter et Mercure, est consacré aux rapports entre la presse et les huit présidents qui se sont succédé sous la Ve République. Mais je me suis intéressé plus spécifiquement à la relation qu’Emmanuel Macron a souhaité construire avec les médias : observateur privilégié des pratiques endogames de son prédécesseur, il a choisi d’emblée de rejeter ces liaisons dangereuses entre presse et pouvoir. Lors de ses premiers vœux à la presse, le 3 janvier 2018, il a par exemple qualifié de « propos d’antichambre » l’habitude des journalistes de recueillir les confidences des présidents. Dans ce discours aux accents programmatiques, il a aussi revendiqué son choix de mettre en place une « saine distance » ou une « distance légitime » entre journalisme et pouvoir.

Il m’a semblé, en écoutant les déclarations d’Emmanuel Macron avant comme après l’élection, que son analyse procédait d’une intuition assez juste mais portait déjà en elle une forme d’ambiguïté. Il ne s’est pas contenté en effet de rejeter des habitudes de vie commune ou de fréquentations réciproques : en faisant dès la fin de l’année 2016 l’éloge d’une présidence « jupitérienne[2] », il a assumé le choix de la hauteur et de la verticalité. Cette référence au roi des dieux de la mythologie romaine constitue en effet un renvoi implicite au double septennat de François Mitterrand et au rôle joué auprès de lui par le communicant Jacques Pilhan : ce dernier avait parlé d’« opération Jupiter » pour désigner sa volonté de faire du chef de l’État une figure hiératique, en surplomb, presque sacralisée, et se tenant à l’écart de la presse comme de l’opinion publique. Dans le cas d’Emmanuel Macron, comme dans celui de François Mitterrand, la distance risque donc à chaque instant de se transformer en mépris ou en agressivité vis-à-vis des journalistes.

Une hésitation constante sous la Ve République

De manière plus générale, le travail mené dans ces deux ouvrages m’a conduit à un constat qui peut sembler assez pessimiste : dès les débuts de la Ve République, les journalistes politiques ont éprouvé les pires difficultés pour trouver la bonne distance vis-à-vis du pouvoir présidentiel, et cette aporie semble presque insoluble dans un régime qui porte à ce point la trace de son histoire monarchique.

Hubert Beuve-Méry lui-même a été pris au piège de ce dilemme. En signant ses éditoriaux du pseudonyme « Sirius », l’étoile la plus brillante du ciel, il adopte pourtant la posture idéale d’un observateur en surplomb, qui se tient en retrait des interactions humaines. Son refus d’assister aux conférences de presse du Général va dans ce sens, puisqu’il lui a évité d’être réduit, à l’image de tant de ses confrères, au rôle de comparse enthousiaste et admiratif. Mais tout en adoptant l’ethos d’un journaliste misanthrope, il a entretenu des liens privilégiés avec certains responsables politiques de son temps. Il a notamment été l’ami de Pierre Mendès France, et cette proximité affective a trouvé un prolongement politique au cœur des pages du quotidien du soir : dans un entretien avec Jean-Louis Servan-Schreiber retransmis par l’ORTF en 1973, Beuve-Méry a par exemple reconnu le « crédit de confiance un peu exceptionnel » que son journal a apporté à Mendès lorsque ce dernier était président du Conseil, entre juin 1954 et février 1955.

L’attitude inverse, consistant à assumer une forme de proximité plus ou moins grande avec le pouvoir, conduit néanmoins le plus souvent à des impasses plus inextricables encore. Par souci d’honnêteté, des journalistes et même des rédactions entières peuvent en effet avoir la tentation d’afficher les liens idéologiques et personnels qu’ils entretiennent avec une cause, un parti, ou des responsables politiques en particulier. Mais en ce cas, ils courent le risque d’apparaître au grand public comme incapables de lucidité et d’esprit critique.

Le cas du Nouvel Observateur au début des années 1980 est symptomatique de cette dérive, et des effets délétères qu’elle peut engendrer sur le lien de confiance unissant un titre de presse à ses lecteurs. Avant même l’élection présidentielle de 1981, la volonté de la rédaction de voir triompher François Mitterrand l’a conduit en effet à renoncer à ses principes habituels en appelant ostensiblement à voter pour le candidat socialiste dès le premier tour[3]. Au cours des premiers mois du septennat, l’hebdomadaire a ensuite fait le choix d’aller jusqu’au bout de ce soutien en pratiquant un journalisme d’accompagnement, au plus près du Président et de son équipe. Cette tonalité proche de l’adulation a été confirmée, et presque revendiquée, par une étrange campagne de publicité qui s’est affichée sur les murs de Paris dès le 20 mai : « Le Nouvel Observateur, bien placé pour savoir ». En faisant le pari d’un tel slogan, la direction du journal a bien sûr voulu montrer que ses journalistes auraient accès à des informations privilégiées, venues du cœur de l’Élysée. Mais elle a surtout formulé un étrange aveu, en faisant apparaître un magazine créé pour être l’organe de la gauche intellectuelle comme une simple annexe du Parti socialiste. Le jour même, dans son éditorial du Quotidien de Paris, Dominique Jamet a du reste pris le parti de railler ce choix avec une ironie grinçante, en proposant de rebaptiser l’hebdomadaire « Le Nouveau Moniteur, organe officiel du gouvernement de la République française ».

La rédaction du Nouvel Observateur a elle-même pris conscience assez vite de cet écueil, et elle a axé sa communication au cours des années suivantes sur la volonté de refuser toute forme d’embrigadement. Mais le mal était déjà fait, comme en témoigne l’érosion très forte des ventes du journal au cours des années 1980. Dès le début du septennat, avec une indéniable lucidité, Jean Daniel a lui-même constaté qu’il est difficile de ne pas être trop proche de personnalités dont on a épousé le parcours et dont on partage les convictions. Il a ainsi formulé très tôt une interrogation qui semble porter en elle toutes les ambiguïtés des relations entre presse et pouvoir politique sous la Ve République, du général de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron : « Comment prendre de la distance à l’égard de gens dont on souhaite passionnément la réussite ? » (Muchnik et Burguière 1983, p. 11.).

Références bibliographiques :

Muchnik N. & Burguière A. (éd.),1983. Le Nouvel observateur 81-82, 18 mois en 80 articles, préface de Jean Daniel, Paris, éd. Le Nouvel Observateur.

Davet G. & Lhomme F., 2016. Un président ne devrait pas dire ça, Paris, Stock.

Delporte C., 2008. « Quand la peopolisation des hommes politiques a-t-elle commencé ? Le cas français », Le Temps des médias, n° 10, p. 27-52

Éveno P., 2001. Le Journal Le Monde. Une histoire d’indépendance, Paris, Odile Jacob.

Jeanneney J.N. & Julliard J., 1979. Le Monde de Beuve-Méry ou le métier d’Alceste, Paris, Seuil.

Lévrier A., 2016, Le Contact et la distance : le journalisme politique au risque de la connivence, Paris, Les Petits Matins.

Lévrier A., 2021, Jupiter et Mercure : le pouvoir présidentiel face à la presse, Paris, Les Petits Matins.

Saitta E., 2008, « Les journalistes politiques et leurs sources. D’une rhétorique de l’expertise critique à une rhétorique du “cynisme” », Mots. Les langages du politique, 87, p. 113-128. https://doi.org/10.4000/mots.12722

[1] Cette formule apparaît notamment dans un florilège de citations orales que François Simon prête à Beuve-Méry dans Le Monde daté du 8 août 1989, deux jours après la mort du fondateur du journal : « Le journalisme, c’est le contact et la distance. Les deux sont nécessaires. Tantôt il y a trop de contact et pas assez de distance. Tantôt, c’est l’inverse. Un équilibre difficile. »

[2] En rupture avec François Hollande, qui avait récusé cette expression, il revendique l’appellation « président jupitérien » pour définir sa conception du pouvoir dans un entretien à Challenges, le 16 octobre 2016.

[3] Cet appel est notamment formulé trois semaines avant l’élection dans un éditorial de Jean Daniel dont le titre est dépourvu d’ambiguïté : « Pour Mitterrand » (Le Nouvel Observateur, 6 avril 1981, p. 30-31).

Pour citer cet article :
LEVRIER Alexis, « Les enjeux d’un “off” jupitérien, ou le dilemme de la proximité entre les présidents et la presse », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/21/les-enjeux-dun-off-jupiterien-ou-le-dilemme-de-la-proximite-entre-les-presidents-et-la-presse/