Airbnb ou la proximité marchandisée.

Victor Piganiol
〉Doctorant en géographie
〉Université Bordeaux Montaigne
〉UMR PASSAGES 5319 〉

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Airbnb est une plateforme en ligne à but lucratif, payante[1] et privée, organisant l’offre et la demande d‘hébergement touristique entre d’un côté des offreurs, les loueurs, et de l’autre des demandeurs, soient ceux qui recherchent un logement, les touristes (si une distinction est apportée entre l’hôte-loueur et le touriste-locataire, tous deux sont considérés et appréhendés comme des utilisateurs-clients du point de vue de la firme nord-américaine) ou les « voyageurs » selon une sémantique propre à l’entreprise. Fondée en août 2008 à San Francisco, la start-up est (très) rapidement devenue une multinationale opérant à l’échelle du Monde[2] en gérant annuellement des millions d’annonces et des centaines de millions de réservations (source : www.statista.fr). Acteur incontournable de l’hébergement touristique mondialisé, dont le succès, qui s’appuie sur plusieurs éléments dont la facilité d’utilisation de la plateforme, la possibilité de voyager « à moindre coût » et/ou de trouver une offre « complète » (côté touriste), d’être rémunéré pour un service (côté hôte) etc., n’a jamais été remis en cause, Airbnb s’appuie sur sa capacité à coordonner la micro-activité de la location et à réduire l’engagement nécessaire pour participer au processus de production et de distribution d’un service.

L’ubérisation touristique

La plateforme agrège l’ensemble des informations nécessaires à la réalisation d’un séjour en rapprochant les agendas et en automatisant les réponses aux questions suivants : qui, quoi, quand, où ? Elle opère à l’échelle mondiale comme un vaste catalogue réunissant les utilisateurs dans un même espace-temps (la plateforme à un moment « T ») numérique immatériel, en procédant théoriquement d’une réduction voire d’un effacement complet de la distance géographique, sociale, linguistique (en juin 2023, il est possible de traduire l’ensemble de l’interface et des annonces dans 91 langues), économique, politique (en outrepassant les frontières étatiques par exemple) etc. Cet opérateur touristique est qualifié d’« ouvert » puisqu’il nécessite un faible engagement des utilisateurs. Il n’y a pas de frais d’adhésion tandis qu’aucune compétence particulière n’est nécessaire pour devenir utilisateur, sauf concernant la mobilisation d’éléments de savoir-être (« se rendre disponible », « demeurer accueillant avec les invités », « respecter les règles de politesse » etc.). La consultation des annonces demeure gratuite, illimitée et ne requiert pas d’inscription.

La proximité chez Airbnb est partout omniprésente, dans son logo, dans son discours, dans son discours marketing (« rassembler l’humanité », « faire partie d’une communauté »), dans son fonctionnement et dans les promesses faites aux utilisateurs. Érigée en totem, elle justifierait le rôle hyper-présent de ce nouvel intermédiaire[3], seul capable de réunir et de gérer les deux faces d’un marché global composé des loueurs et des locataires mobilisant un système technologique performant qui s’appuie principalement sur un dispositif de plateforme en ligne et d’un ensemble d’extensions numériques (applications mobiles, blogs, réseaux sociaux…).

La décomposition du logo d’Airbnb (« the Bélo »), créé en 2014 et toujours utilisé en 2023.Source : www.airbnb.com
La décomposition du logo d’Airbnb (« the Bélo »), créé en 2014 et toujours utilisé en 2023.Source : www.airbnb.com

La promesse d’un habiter touristique spécifique

Rapprocher l’offre et la demande a toujours été, avant de devenir un argument uniquement marketing[4], l’un des atouts de l’entreprise : permettre à n’importe quel utilisateur (à condition que celui-ci dispose d’un accès Internet, soit préalablement inscrit sur la plateforme et qu’il se soit acquitté du montant nécessaire pour déclencher la réservation) pendant un temps plus ou moins court et de manière temporaire, dans un lieu touristique, de partager le quotidien d’un habitant permanent présent sur place ou résidant non loin et d’être hébergé et vivre directement avec/auprès de lui, selon son rythme personnel. Prétexte au déploiement d’un séjour mieux incarné, plus expérientiel, plus « vrai » et moins standardisé, les annonces déposées par les hôtes sur la plateforme nord-américaine procèderaient d’une multiplication de l’hébergement touristique (puisque tout le monde ou presque peut déposer une annonce) dans un espace donné. Face à des modes d’hébergement jugés trop conventionnels, sur-concentrés dans un même lieu, sans charme, sans typicité ni caractère voire sans âme (les hôtels sont ici directement visés. L’un des slogans accompagnant le premier logo a été « Forget hotels » soit « oubliez les hôtels »), la plateforme aurait réinventé l’hospitalité « chez l’habitant ». Les touristes y développeraient un autre rapport à la destination, plus proche d’elle, hors des « sentiers battus », en auraient une autre vision, bénéficieraient de recommandations et de conseils personnalisés de la part des hôtes.

Dans un contexte hyperconcurrentiel pour les lieux (touristiques ou non), Airbnb permettrait au touriste, le temps du séjour, d’accéder à des places qui lui étaient jusque-là peu accessibles voire certainement inaccessibles[5], des appartements, des maisons, des lofts, des cabanes, des châteaux etc. ; tandis qu’elle faciliterait pour l’hôte, la monétisation d’un ou plusieurs bien (s) en le (s) transformant en emplacements ultra-rentables. La location de courte-durée possède, selon plusieurs sources, un taux de rentabilité (parfois très) supérieur à la location conventionnelle (baux de longue-durée par exemple), notamment dans les grands centres urbains. Ainsi l’activité d’accueil de « voyageur » permettrait à l’hôte de faire des rencontres en ajustant son rôle de médiateur entre le touriste et sa destination.

Un (seul) discours et des réalités (multiples)

Les réalités (r) attachées à Airbnb sont quelque peu différentes. Il existe deux modèles locatifs permis par Airbnb qui correspondent à deux conceptions de l’hébergement touristique :

  • Celui de la chambre privée et/ou de la chambre partagée dans lequel hôte et touriste tentent de cohabiter plus ou moins pacifiquement à l’échelle micro-locale, celle de la citadelle domestique, en déployant des stratégies de (dé) placement, de mise à distance des corps et du psychique (tout comme des affaires personnelles cachées et sécurisées dans des compartiments spécifiquement créés pour éviter que l’autre occupant ne tombe dessus), d’évitement et de cloisonnement (désynchronisation des emplois du temps pour ne pas se retrouver aux mêmes horaires dans la salle de bain ou dans la cuisine par exemple).
  • Et celui du logement entier dans lequel l’hôte est absent et où les relations loueur/locataire peuvent être nulles (dans le cas où la boîte à clés remplace l’accueil physique des touristes et l’envoi de messages remplace les échanges verbaux) ou très faibles (dans le cas où un tiers, une société de conciergerie par exemple, réalise les actions d’accueil/de sortie du logement des touristes à la place de l’hôte).

Quant à l’éclatement de l’offre d’hébergement et ses effets (une meilleure répartition des flux de touristes dans un lieu par exemple), cela ne se réalise pratiquement jamais. Au lieu de disperser les logements dans un espace donné, les annonces obéissent à une logique spatiale relativement classique, se concentrant dans les centralités déjà existantes, à quelqu’échelle que ce soit : hypercentre des grandes villes, près des attractions touristiques (musées, lieux d’activités, monuments et bâtiments emblématiques etc.), le long des routes touristiques, dans les zones où le patrimoine historique est important et mis en valeur, proche des nœuds et des axes de transports etc.

Enfin, la présence d’Airbnb peut générer des externalités négatives et révéler des situations conflictuelles plus ou moins larvées, dans lesquelles l’irruption de la plateforme servirait de déclencheur. Dès lors, face aux nombreuses conséquences jugées perverses de la location de courte durée sur le marché du logement (réduction de l’offre locative, relégation des populations « fragiles » économiquement parlant loin des centres-villes, gentrification touristique…), la présence d’Airbnb et donc de ses utilisateurs sur un territoire est de plus en plus contestée par la sphère citoyenne ou non (élus, associations, institutions, syndicats, entreprises). Distribution de tracts, déploiement de banderoles et inscription de tags dans l’espace public, organisation de manifestations, élaboration d’une cartographie participative, publication d’articles dans les quotidiens régionaux et nationaux, création de groupes-collectifs sur les réseaux sociaux, occupation de logements loués, dénonciations de pratiques illégales, mis en place de contrôles inopinés, application de dispositifs coercitifs pour les loueurs, adoption d’un calendrier législatif et judiciaire etc. La coprésence entre touristes-utilisateurs d’Airbnb (habitants temporaires) et habitants permanents (touristes non-utilisateurs d’Airbnb, résidents, salariés, étudiants, retraités etc.) est de plus en plus compliquée à envisager dans nombre de villes européennes (Milan, Barcelone, Paris, Berlin, Venise, Amsterdam, Londres etc.) par exemple. L’introduction de pratiques touristiques désaisonnalisées dans des espaces-temps qui n’y sont pas préparés et/ou pas adaptés, la superposition d’un hors-quotidien touristique sur le quotidien de populations résidentes ainsi que le mélange d’usages différents voire opposés (travail vs recréation par exemple) génère des territorialités et des représentations liées difficiles à concilier.

Références bibliographiques :

Aguilera T., Artioli F. & Colomb C., 2019. Les villes contre Airbnb ? Locations meublées de courte durée, plateformes numériques et gouvernance urbaine dans Courmont A. et P. Le Galès (dir.), Gouverner les villes numériques, Paris, PUF-Vie des idées, p. 27-45 – https://hal.science/hal-03193222

Beckouche P., 2019. Les nouveaux territoires du numérique. L’univers digital du sur-mesure de masse, Paris, Éditions Sciences Humaines, 163 p.

France Culture, 2021. Pourquoi parle-t-on d’ubérisation de la société ?https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-pourquoi-du-comment-economie-social/pourquoi-parle-t-on-d-uberisation-de-la-societe-4723372

Lussault M., 2018. « Implacables luttes pour les places », AOChttps://aoc.media/opinion/2018/09/25/implacables-luttes-places/

Piganiol V., 2022. Géographie d’Airbnb, GIS Études touristiques – https://gisetudestouristiques.fr/encyclopedie/airbnb-geographie-d/

[1] L’inscription est entièrement gratuite. Dès lors, le business model s’appuie sur le prélèvement d’une commission d’intermédiation liée à chaque transaction réalisée (paiement d’une réservation, réception d’un virement).

[2] Soit un nouveau mode de spatialisation des sociétés humaines.

[3] Au lieu de « supprimer » un intermédiaire entre la destination et le touriste (hôtel, agence de voyage etc.), Airbnb en ajoute un (elle-même) en opérant un processus de réintermédiation, se plaçant entre le loueur et le locataire.

[4] Le basculement entre un modèle qualifié d’utopiste et un autre qualifié de réaliste s’est opéré relativement tôt, selon l’échelle temporelle de la firme, soit au moment de son déploiement mondial lors de l’ouverture de nouveaux marchés dans d’autres pays et/ou continents. Finalement cela a eu lieu depuis qu’il a fallu donner des gages pour rassurer les investisseurs en développant un modèle économique stable et rentable sur le moyen terme, depuis que la concurrence basée sur le même créneau sectoriel s’est étoffée et renforcée, et surtout depuis que l’idée originale et originelle a été éprouvée et épuisée. Aujourd’hui, Airbnb a beaucoup de mal à convaincre ses (futurs) utilisateurs de vivre une expérience unique en vivant (au) près de l’hôte. Le prix d’une nuitée, la possibilité de trouver un logement pratiquement partout et la rapidité pour réserver ledit logement étant considérés comme suffisants pour garantir son succès et son fonctionnement.

[5] Parce qu’elles nécessitaient un capital économique trop conséquent et/ou la mobilisation de compétences spatiales insoupçonnées et non acquises et/ou parce qu’elles étaient tout simplement peu visibles sur les réseaux connus voire invisibles car non disponibles sur le marché. C’est là l’une des forces supposées d’Airbnb, que d’avoir réussi à susciter des « éclosions locatives » de logements qui n’avaient jusqu’à présent qu’une fonction d’habitation (ou pas de fonction du tout) avant que leurs possédants/occupants ne découvrent, « aidés » par la plateforme, un potentiel marchand en attente d’être révélé, transformant de facto l’usage desdits logements.

Pour citer cet article :
PIGANIOL Victor, « Airbnb ou la proximité marchandisée. », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/21/airbnb-ou-la-proximite-marchandisee/