Le va-et-vient entre proche et périphérique, au cœur du développement de l’intelligence

Claire Tourmen
〉Lecturer 〉University of California, Berkeley
〉Chercheure en sciences de l’éducation associée
〉UR 7529 Formation et Apprentissages Professionnels (AgroSup Dijon, CNAM Paris, ENSTA Bretagne) 〉UR 4671 ADEF (Aix-Marseille Université) 〉

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Le développement de l’intelligence comme éloignement

C’est un des apports du grand psychologue suisse Jean Piaget – et de la tradition constructiviste qu’il a initiée en psychologie et en éducation – que d’avoir décrit le développement de l’intelligence en termes d’éloignement, dans un mouvement qui va du centre (soi et son action propre) vers la périphérie (l’ensemble des relations non directement visibles de l’univers, indépendantes de soi). Piaget a ainsi observé que les premiers gestes et premières pensées du bébé sont focalisés sur un environnement immédiat à portée de regard, de bouche et de main (Piaget & Inhelder, 1966). Le proche, c’est ici ce qui est le propre, au sens de proche de soi, de son corps, de son action, de son environnement visible et immédiat : la peluche que le petit essaie d’attraper, le sein ou le biberon qu’il tente de téter, par exemple. Puis, à force de 1) répétition et d’amélioration des schèmes d’action initiaux, à force de 2) maturation biologique et affective, 3) à force de transmissions sociales, (Chalon-Blanc, 2011), les gestes comme la pensée s’éloignent peu à peu de l’immédiatement visible pour prendre en compte « l’objet permanent » (un des premiers invariants construits par le jeune enfant, qui comprend qu’un objet temporairement invisible ne disparaît pas, comme sa mère qui s’en va et revient, ou un jouet que l’on cache derrière un coussin et qui réapparaît, Piaget & Inhelder, 1966). Puis, d’autres relations invisibles sont projetées et inférées entre les objets, d’abord conçues comme venant de soi, comme l’enfant qui croit que les nuages bougent car il souffle dessus dans une forme de « précausalité enfantine » (Piaget, 1926), puis conçues comme venant des interactions entre les objets eux-mêmes, indépendamment de soi (Piaget, 1971). La pensée abstraite de l’adolescence permet finalement d’embrasser un espace potentiellement aussi vaste que l’univers. Ce mouvement d’éloignement de l’environnement visible permis par le développement de la pensée abstraite semble inaccessible aux chimpanzés, pourtant intelligents à leur manière, nous explique Piaget (1947). Ils restent, en quelques sortes, prisonniers d’un espace-temps relativement proche duquel leur intelligence ne parvient pas à s’extraire. Ils sont englués dans une forme de proximité qui les enchaîne et les limite.

Du proche au lointain, Carmel-By-The-Sea, Claire Maen
Du proche au lointain, Carmel-By-The-Sea, Claire Maen

Autrement dit, le développement de l’intelligence humaine prend la trajectoire d’une décentration, pour reprendre un autre concept fertile de Jean Piaget. Les petits enfants ont du mal à « se placer du point de vue des partenaires » et à « parler non pas pour soi, mais dans la perspective d’autrui » (Piaget & Inhelder, 1966), et la découverte des points de vue des autres (en contradiction avec le sien) introduit du conflit et du malaise. Vu que la pensée ne déteste rien tant que l’incohérence (hormis les cas où la personne va nier la perturbation, Piaget, 1975), on cherche alors à construire les points de vue des autres en les intégrant dans un tout plus large, décentré de son point de vue propre, qui ne devient alors qu’un point de vue possible parmi les autres. Si « la connaissance est d’abord centrée sur l’action propre (…), les actions se coordonnent (…), les groupements opératoires décentrent l’action propre en l’insérant dans des systèmes de transformations réversibles » (Piaget, 1967). Je l’ai constaté dans mes recherches sur les apprentissages interculturels lors de situations de mobilité internationale, qui ont des effets de construction de son point de vue propre au regard de celui des étrangers (Tourmen, 2014). In fine, la décentration permet de comprendre que ce qui est central pour moi est périphérique pour un autre – si, comme l’a observé et documenté Zazzo avec beaucoup d’humour, je suis toujours « le con » d’un autre (Chalon-Blanc, 2011), de même, en terme géographique, suis-je toujours le voisin, le banlieusard, ou l’étranger d’un autre.

La prise de conscience comme rapprochement

Le mouvement du développement de l’intelligence va également dans un autre sens, de la périphérie vers le centre. C’est une des principales observations de Piaget dans ses recherches sur la prise de conscience (Piaget, 1974) : « la prise de conscience procède de la périphérie au centre » car elle se tourne vers les « régions centrales de l’action » à travers « la reconnaissance des moyens employés, raisons de leur choix ou de leur modification » ainsi qu’à travers la découverte des « propriétés intrinsèques de l’objet, » et non plus « superficielles » (Ibid, p. 263). Ainsi, si nos actions sont en grande partie non conscientes (d’autant plus quand nous devenons experts, nos actions s’intériorisent et « réussir précède comprendre », Piaget, 1974), nous devons parfois les prendre pour objet de pensée – dans le cas d’erreurs, pour les corriger, ou quand nous devons les expliciter pour les partager, comme lors d’un tutorat. Leur prise de conscience va alors s’effectuer du périphérique de l’action (ce qui en est visible, à savoir les buts généraux et apparents, les résultats immédiats) vers son centre (les moyens mis en œuvre, les actions intermédiaires, leur enchaînement et leurs effets réciproques, ainsi que les interactions avec les objets de l’action qui permettent d’en déduire les lois). Prendre conscience consiste donc à revenir au cœur des choses, à leur centre, comme dans une fouille archéologique : en creusant sous l’immeuble (visible, massif, présent) on découvre les traces d’un autre temps (invisible, caché, passé) que l’on va inférer et reconstruire en pensée, pour en comprendre les liens avec le présent. En prenant conscience de ses actions en lien avec son environnement proche, on revient à ce qui les constitue et les détermine, et on se donne la possibilité de créer de nouvelles associations, d’agir de façon plus efficace en ayant une meilleure compréhension des phénomènes en jeu. Comme le disait joliment Piaget, toute « prise de conscience » est en même-temps une « prise de connaissance » (1974).

Le va-et-vient entre proche et périphérique

Pour conclure, l’immédiat (le proche de soi, de son action propre) est le lieu à partir duquel l’intelligence se construit avant de pouvoir s’en échapper, c’est le lieu qui sert de fondation aux explorations ultérieures du monde, qui impliquent de dépasser un point de vue unique et propre pour l’intégrer dans une multitude de points de vue ; mais l’action propre et proche est aussi le lieu où je dois revenir pour mieux comprendre mon environnement en lien avec mes interactions avec lui, le lieu que je peux explorer si je veux monter en conceptualisation pour en déduire des lois du monde, que je pourrai ensuite projeter dans d’autres situations. C’est ce va et vient entre proche et périphérique qui permet à l’intelligence de se développer. La pensée est ainsi un voyage mental entre proche et lointain, rendu possible et étayé par le langage (le temps du futur antérieur n’est-il pas, par exemple, un formidable outil pour voyager dans différents futurs projetés ?) et les artefacts (cartes, livres…).

En terme géographique, les hommes ont longtemps vécu la plupart de leur activité quotidienne dans des espaces proches. Mais avec l’avancée des technologies du transport et de l’information (dont les nouvelles technologies aujourd’hui), nous vivons de plus en plus dans une intrication d’espaces en même temps proches et lointains, de relations physiques et de relations virtuelles concomitantes (parfois les deux en même temps, comme lorsque vous dialoguez sur votre téléphone tout en étant à table avec d’autres personnes, voir la photo ci-dessous). Cette expérience peut créer de la fatigue et du malaise, comme cela a été observé par des chercheurs : avoir son téléphone sous les yeux pendant une discussion entretiendrait un état d’excitation, causant un « conflit de distraction » qui viendrait parasiter la disponibilité pour la conversation réelle, une tâche complexe et exigeante (Misra et al., 2014). Nous nous trouvons obligés de surveiller et d’arbitrer entre de multiples stimuli en même temps, cela nous distrait. Une autre étude a montré que beaucoup de couples interrompent régulièrement leur repas et leur conversation pour vérifier leurs e-mails et leurs téléphones alors qu’ils déjeunent ensemble (Geser, 2006). Toutefois, cette appartenance simultanée à différents univers, géographiquement proches mais aussi lointains, ouvre de riches possibilités, comme les nouvelles formes de solidarité dans le cas réseaux horizontaux, comme l’a constaté le philosophe Michel Serres (2012). Comment cette scission des espaces de vie physiques et numériques va-t-elle affecter la forme de nos actions, de nos interactions, et donc le développement de notre intelligence (Carr, 2011), notamment celle de nos enfants ? Où se situent le proche et le périphérique aujourd’hui : mon quartier, mon voisin, ou le reste du monde qui m’est accessible en un clic ? Qu’est-ce que se « décentrer » à l’heure d’Internet, dans quels espaces vivons-nous, quel monde explorons-nous et connaissons-nous ?

Vivre dans plusieurs espaces à la fois, San Francisco, Yves Tourmen (avec sa permission) -
Vivre dans plusieurs espaces à la fois, San Francisco, Yves Tourmen (avec sa permission) –

Références bibliographiques :

Carr N., 2011. The Shallows: What the Internet is doing to our brains. New York, W. W. Norton & Company.

Chalon Blanc A., 2011. Piaget : constructivisme, intelligence.  L’avenir d’une théorie. Villeneuve D’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion.

Geser H., 2006. “Is the cell phone undermining the social order? Understanding mobile technology from a sociological perspective.” Knowledge, Technology & Policy, 19, p  8-18.

Misra S., Cheng L., Genevie J. & Miao Y., 2014. “The iPhone Effect: The Quality of In- Person Social Interactions in the Presence of Mobile Devices”. Environment and Behavior, p 1-24.

Piaget J., 1926. La representation du monde chez l’enfant. Paris, PUF.

Piaget J., 1947. Psychologie de l’intelligence. Paris, Armand Colin

Piaget J., & Inhelder B., 1966. La psychologie de l’enfant. Paris, PUF.

Piaget J., 1967. Le jugement et le raisonnement chez l’enfant. Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.

Piaget J., 1971. Les théories de la causalité. Paris, PUF.

Piaget J., 1974. La prise de conscience. Paris, PUF

Piaget J., 1975. L’équilibration des structures cognitives. Problème central du développement. Paris, PUF.

Serres, M., 2012) Petite Poucette. Paris, Le Pommier.

Tourmen C., 2014. « Quand la didactique professionnelle s’intéresse aux apprentissages » culturels. Travail et Apprentissages, 13, p. 94-118.

Pour citer cet article :
TOURMEN Claire, « Le va-et-vient entre proche et périphérique, au cœur du développement de l’intelligence », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/10/le-va-et-vient-entre-proche-et-peripherique-au-coeur-du-developpement-de-lintelligence