Thierry Ramadier
〉Directeur de Recherche CNRS en psychologie
〉Université de Strasbourg
〉UMR 7363 SAGE 〉
〉Article court 〉
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Il y a quelques intérêts à concevoir la proximité géographique comme multidimensionnelle, et notamment à la fois sociale, psychologique et géographique, afin d’éviter de décrire successivement des versions subjectives puis socialisées de celle-ci qui ne feraient que se superposer à une proximité dite objective et réduite à un potentiel géographique. Pour introduire cette approche, je propose un détour par un exemple astronomique : en scrutant un ciel étoilé, on peut observer la proximité de certaines étoiles entre elles. Toutefois, cette observation repose sur un plan à deux dimensions, et certaines étoiles qui semblent proches ne le sont finalement pas quand on introduit la troisième dimension (la profondeur) qui manque à la position qu’occupe l’observateur. Pour revenir à la géographie, je m’appuierai néanmoins sur des travaux de la psychologie sociale et environnementale afin de décrire quelques dimensions socio-cognitives qui montrent que les distances et les localisations géographiques reposent sur des prises de position socio-cognitives, car étayées par des significations sociales de l’espace.
La proximité, quand bien même sa dimension géographique est centrale, renvoie à deux acceptions différentes de la notion de distance. La première repose sur une « intensité » de la co-présence dans l’espace géographique. Cette acception, la plus commune, repose sur une distance physique mesurable ou sur une topologie qui décrit un écart dans la co-présence entre deux objets. Ainsi, la proximité tire son intérêt du fait qu’aucun objet qui entre dans la composition de cet espace ne peut avoir exactement la même place (localisation) qu’un autre. Seuls les faits géographiques se cumulent sur un objet de l’espace. La seconde acception de la proximité repose cette fois sur le degré de parenté ou de ressemblance entre deux éléments. Alors, la structure de l’univers qui relie les objets entre eux n’est plus un espace, mais un système de catégories. Ici un élément ne peut alors appartenir qu’à une seule catégorie et c’est son degré de ressemblance avec le prototype de la catégorie qui définit son appartenance à la catégorie (Rosch, 1975) et sa centralité dans la catégorie.
Il est important de tenir ensemble ces deux acceptions de la proximité en géographie, car elles sont toujours conjuguées, et ceci pour une simple raison : tout espace ne peut être appréhendé que s’il est catégorisé (Ramadier, 2020). Comme le résumait Laponce (2001), « il ne nous est pas possible (à moins de troubles graves) de ne pas utiliser des catégories spatiales pour nous situer dans notre environnement physique ». Partant, plusieurs travaux ont mis en évidence ces effets de catégorisation sur l’estimation des distances physiques. En psychologie sociale, Tajfel et Wilkes (1963) ont montré que la longueur de lignes présentées sur une feuille était sous-estimée (des lignes jugées plus semblables) quand les lignes appartenaient à la même catégorie (arbitraire et imposée par le chercheur), alors qu’elle était surestimée quand elles appartenaient à des catégories différentes. Ces processus d’assimilation/contraste des longueurs dans le processus de catégorisation des objets physique ont été retrouvés dans l’espace géographique. Carbon et Leder (2005) montrent que les distances entre les villes allemandes situées de part et d’autre de l’ancien rideau de fer sont surestimées par rapport aux distances entre les villes situées toutes deux d’un côté ou de l’autre de l’ancienne frontière. L’erreur serait d’attribuer ce phénomène à la seule subjectivité des individus. En effet, les observations décrites sont d’autant plus fortes que les personnes interrogées ont une opinion négative de la réunification des deux Allemagnes. Autrement dit, ce sont des prises de position géographique socialement construites et partagées qui structurent les proximités entre les objets de l’espace géographique (Ramadier et Moser, 1998, Ramadier, 2020).
D’un point de vue plus strictement cognitif le processus général est le suivant : l’espace est découpé en catégories spatiales qui sont structurées autour de « points de référence » (Sadalla et al. 1980) qui représentent, résument et produisent les limites géographiques des catégories spatiales. Dès lors, toute distance concernée par le passage d’une catégorie à l’autre produit une surestimation de distance (Allen, 1981). Toutefois, ce phénomène est plus complexe, car les distances perçues sont asymétriques (Sadalla et al., 1980) selon qu’elles sont évaluées depuis le point de référence vers un élément géographique quelconque de la catégorie spatiale (surestimation de la proximité) que l’inverse (sous-estimation de la proximité). Cette asymétrie des distances se retrouve dans l’estimation des distances entre les personnes : dans cette opposition moi/les autres, il s’avère que nous percevons les autres comme plus près de nous alors que nous nous percevons plus loin des autres. (Codol, 1985). Autrement dit, le modèle individualiste des rapports sociaux tend à placer « soi » comme le point de référence de la distance aux autres, notamment parce que nous les percevons comme plus semblables à nous que nous le sommes d’eux (Codol, 1984).
Cette mesure socio-cognitive de la proximité géographique entre les objets (humains ou matériels) par l’évaluation des distances physique montre que les significations sociales de la distance participent à la mesure d’une quelconque proximité. Et c’est en retour ce qui fait l’intérêt d’une analyse de la dimension géographique de la proximité. En effet, sa mesure en termes de distance physique permet de révéler l’importance accordée à certains objets géographiques par ceux ou celles qui mettent en œuvre l’action publique sur l’aménagement l’espace (par exemple la proximité des rues piétonnes par rapport aux bâtiments de la ville les plus symboliques et les plus fédérateurs d’identité collective), ou celui/celle qui cherche une nouvelle localisation résidentielle (par exemple la proximité d’une école réputée pour les enfants, d’un hôpital en vieillissant, etc.). Autrement dit, mesurer les distances physiques pour objectiver les significations et les appropriations des objets géographiques est une méthode complémentaire à celles qui consistent à relever des estimations de distance, l’accès aux lieux par les pratiques effectives ou par les ressources et les prérequis réglementaires ou coutumiers qui permettent d’y accéder, etc. Car la proximité géographique ne fait que révéler des rapports sociaux en acte qui s’expriment dans leur dimension géographique, que ce soit par les pratiques spatiales et de spatialisation (aménagement) ou par les représentations.
La géographie a également développé des outils permettant l’objectivation d’autres dimensions que géographique dans la structuration des distances métriques et l’établissement de proximités. L’anamorphose (Cauvin, 1998) est un exemple qui montre explicitement le caractère multidimensionnel de la proximité géographique. Plus qu’un potentiel qui définit un cadre a priori des pratiques ou des représentations (par exemple l’aire de déplacement possible d’un individu à partir d’un seuil kilométrique ou de durée), l’anamorphose repose sur des faits géographiques qui redéfinissent les proximités géographiques (par exemple un temps de déplacement depuis le réseau ferré pour introduire la vitesse, c’est-à-dire du temps et de la distance, dans la relation de proximité entre les villes). Enfin les anamorphoses montrent que la proximité n’est pas une question de localisation d’un objet par rapport à un seul autre objet (proche de…), mais bien une question de position qu’occupe un objet comparativement à un autre objet (au moins) dans leur distance à un troisième objet (plus proche que…). Dit autrement, la proximité n’est pas réductible à un axe dans l’espace, car elle fait intervenir au moins une relation triangulaire renvoyant à un positionnement plutôt qu’à une localisation absolue.
Cette approche multidimensionnelle de la proximité géographique montre les limites d’une définition de la proximité comme potentialité physique des pratiques socio-spatiales (Torre, 2009). Car la notion de potentialité attribue à la proximité un aspect trop théorique, et perd ainsi prise avec les pratiques en cherchant à comparer ce qui est théoriquement possible ou imaginable avec ce qui est effectivement pratiqué ou représenté. Plutôt que d’envisager de telles analyses comparatives qui opèrent finalement une disjonction par nature entre espace et société, la multi-dimensionnalité de la proximité suggère de conjuguer sa mesure physique à d’autres mesures relevant des dimensions les plus pertinentes de la problématique géographique étudiée.
Une telle proposition n’apporte toutefois pas de réponse au difficile problème conceptuel entre proximité et accessibilité. Elle permet néanmoins de rappeler qu’il n’y a jamais qu’une seule manière de mesurer une distance entre deux objets, même quand l’unité de mesure reste la même. Elle rappelle également que la proximité est moins relative que contingente : ce qui est proche pour une personne ne l’est pas nécessairement pour une autre parce que des prises de position géographiques, sociales et cognitives affectent la proximité de chacun. Cette approche multidimensionnelle permet d’éviter l’écueil d’une subjectivité individuelle, d’une contrainte extérieure, et même d’un effet d’interaction entre l’individu et l’environnement, pour rester attentif aux conditions et aux significations sociales constitutives du rapport à l’espace et aux autres qui participent à la contingence de cet attribut spatial.
Parler d’approche multidimensionnelle de la proximité géographique c’est finalement dire que celle-ci s’exprime sous des formes différentes (Veschambre, 2006) au point qu’aucune d’elles (la forme spatiale, comportementale, cognitive, symbolique, etc.) ne prime sur les autres, car toutes participent à sa conception sans pouvoir être isolées les unes des autres.
Références bibliographiques :
Allen G. L., 1981. « A developmental perspective on the effects of ‘subdividing’ macrospatial experience », Journal of Experimental Psychology: Human Learning and Memory, n°7, 2, 120-132
Carbon C-C. et Leder H, 2005. « The wall inside the brain: overestimation of distances crossing the former iron curtain », Psychonomic Bulletin and Review , n°12, 746-750
Cauvin C., 1998. « Des transformations cartographiques », Mappemonde, n°49, 12-15
Codol J-P., 1984. « La perception de la similitude interpersonnelle : influence de l’appartenance catégorielle et du point de référence de la comparaison », L’année psychologique, n°84, 1, 43-56
Codol J-P., 1985. « L’estimation des distances physiques entre personnes : suis-je aussi loin de vous que vous l’êtes de moi ? », L’année psychologique, n°85, 4, 517-534
Laponce J., 2001. « Le centre du monde : icône ou carrefour ? », Revue internationale de sociologie, n°11, 3, 299-307
Ramadier T. et Moser G., 1998. « Social legibility, the cognitive map and urban behaviour », Journal of Environmental Psychology, n°18, 3, 307-319
Ramadier T., 2020. « Articuler cognition spatiale et cognition environnementale pour saisir les représentations socio-cognitives de l’espace », Revue internationale de géomatique, n°30, 1-2, 13-35
Rosch E., 1975. « Cognitive reference points », Cognitive psychology, n°7, 532-547
Sadalla E. K., Burroughs W. J. et Staplin L. J., 1980. « Reference points in spatial cognition », Journal of Experimental Psychology: Human Learning and Memory, n°6, 5, 516-528
Tajfel H. et Wilkes A.L., 1963. « Classification and quantitative judgement », Brithish Journal of Psychology, n°54, 2, 101-114
Torre A., 2009. « Retour sur la notion de Proximité Géographique », Géographie, économie, société, n°11, 1, p. 63-75
Veschambre V., 2006. « Penser l’espace comme dimension de la société », in Sechet R. et Veschambre V. (Eds.), Penser et faire la géographie sociale, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 211-227
Pour citer l’article :
RAMADIER Thierry, « La multi-dimensionnalité de la proximité géographique », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2076