Catherine Gauthier
〉Socio-anthropologue
〉Maîtresse de conférences à l’ENSA de Clermont-Ferrand
〉UMR Ressources 〉
〉Article court
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Centralités populaires en déprise et proximité socio-spatiale du kebab
De nombreux débats[1] accompagnent en France la disparition de petits commerces en centre-ville, en particulier dans des quartiers populaires anciens. En milieu rural, les centres-bourgs souffrent aussi d’une périphérisation des commerces et services, créant de nouvelles centralités à proximité des axes de circulation et des zones pavillonnaires (Levy, Lussault, 2014 ; Vanier 2012). Pour autant, des mutations du commerce sur rue sont observables. Dans les centralités populaires (Rosa Bonheur, 2019), la restauration rapide et les kebabs en particulier semblent en donner un exemple. Le kebab peut être pris comme outil d’observation des aires métropolitaines et zones d’influence urbaine sur les territoires, et comme lieu exprimant de nouvelles formes de proximité.
Au sein de l’école d’architecture de Clermont-Ferrand, l’UMR Ressources s’intéresse à la question des marges de l’architecture et par là à celle des petites villes et bourgs en milieu rural. J’y conduis un programme de recherche action intitulé Rue des kebabs, qui s’intéresse à la question des modes d’implantation de kébabs, les représentations sociales qui les concernent et leur prise en compte dans les projets de redynamisations urbaines.
La recherche pluridisciplinaire engagée depuis 2019 au sein de l’école d’architecture de Clermont-Ferrand croise deux approches : une enquête ethnographique (entretiens et observations menés par mes soins) et des relevés architecturaux et urbains des boutiques et implantations (conçus par Charline Sowa, architecte, et réalisés par l’association ArchiMade). Une démarche photographique (de Sandrine Binoux) et filmique est associée à ce travail pour documenter la recherche, et explorer d’autres modes de traitement des matériaux récoltés par les différentes enquêtes et de partage avec les publics associés.
Le kebab apparaît comme pouvant être partie prenante de la requalification de nos places publiques et redynamisation de nos rues marchandes. Sa présence intégrée serait-elle un marqueur d’une vie urbaine sachant réguler les interactions locales qu’elles soient sociales ou architecturales ?
L’analyse de restaurants et restaurateurs de kebabs dans des contextes différents, situés à l’ouest de la région Auvergnes-Phones-Alpes, croise quatre catégories de communes :
- villes centres de grands pôles urbains (Saint-Étienne – 42, Clermont-Ferrand – 63) ; ou villes moyennes (Montluçon – 03) au passé industriel fort, en décroissance ou ayant été marquées par une décroissance de longue durée ;
- petites villes rurales et post-industrielles en déprise (Ambert – 63) ;
- bourgs centres en déclin, au cœur d’un bassin de vie rural, situés le long d’axes routiers départementaux ou nationaux déclassés (Boën, Feurs – 42) ;
- villages aux rares commerces, dépendant essentiellement par des liaisons routières des communes précédemment citées.
« De la broche à l’espace public » : le kebab, indicateur d’ « urbanité »
On reproche aujourd’hui au kebab d’être au mieux le symptôme de la paupérisation d’une rue, d’un quartier ancien (Fondation Jean Jaures, 2019), d’un centre-bourg, où le commerce de proximité traditionnel fatigué de subir des incivilités et actes de délinquance aurait cédé le pas au fast-food. Au pire, le kebab serait soupçonné de demeurer un commerce communautaire qui supplante boulangeries et cafés, envahi et défigure les centres anciens, témoins d’une ethnicisation, voire islamisation de nos villes, de la bouche de certains élus de divers bords politiques.
« En dépit de toutes ces attaques, aucun indice ne laisse deviner un déclin de cette activité. D’après le cabinet Gira Conseil, près de 300 millions de kebabs sont consommés chaque année dans près de 10 000 points de vente en France. Les kebabs arrivent en troisième position, après les hamburgers et les pizzas, au hit-parade des fast-foods préférés des Français. » [2]
Si la presse et les réseaux sociaux sont assez bavards sur le sujet, la recherche en fait assez peu cas. Or leur actualité est aussi celle des centralités commerciales en crise et quartiers populaires anciens confrontés aux effets de la transformation urbaine. Des préjugés souvent biaisés voire racistes, amalgament, autour de l’installation du kebab, immigration, délinquance, précarité sociale et déprise commerciale. Cette recherche et ses formes de restitution – expositions photographiques, podcasts, courts métrages documentaires anthropologiques – entendent dépassionner leur analyse et ouvrir d’autres lectures des proximités (re)créées et (re)modelées par ces commerces.
Les questions de l’enquête avec l’image fixe ou animée confrontées au relevé architectural essaient d’objectiver représentations/projections autant qu’identifications/expressions. Il est ainsi possible de mieux rendre compte des effets de norme et de mises en ordre de la broche à la rue, des représentations et ségrégations à l’œuvre, de mettre en évidence des proximités et distances sociales et spatiales, des jeux de juxtaposition et de contraste dans un contexte urbain, économique, social, politique élargit au territoire du bassin de vie.
Nous avons l’intuition que le kebab peut être pris, non seulement académiquement mais aussi en dialogue avec le grand public, comme un indicateur des formes d’urbanisation ou des manières de faire ville. Il nous apparaît comme pouvant être associé à la requalification de nos places publiques et à la redynamisation de nos rues marchandes. Sa présence intégrée serait un marqueur d’une « ville accueillante »[3] ou d’un bourg vivant et ouvert.
La « Rue des kebab »[4] : nouvelle centralité
Au tournant du XXème siècle, les restaurants appelés « kebabs », attribués selon les régions de France et les vagues migratoires à des migrants turcs, kurdes, grecs ou libanais, étaient considérés comme des établissements ethniques, autrement dit tenus par des immigrés et plutôt à destination de leurs compatriotes. Mes investigations confirment la mutation de ce commerce « exotique » en commerce « distractif » depuis le début des années 2000. Il s’ouvre principalement à trois types d’acteurs : des entrepreneurs issus de l’immigration en provenance d’Afrique du Nord, primo-arrivants en reconversion professionnelle, ou jeunes garçons et filles issus des immigrations nord-africaine, turque et syro-libanaise, à distance du marché de l’emploi classique.
En tant qu’élément d’ancrage dans le quartier, le kebab construit une relation particulière avec son environnement social et spatial. Il assure le maintien de l’activité commerciale et la garantie de « ressources sûres » (Goffman 1988) en situations de déprise urbaine entame les espaces de sociabilité. Il peut alors participer à la redéfinition de dynamiques urbaines spécifiques, à l’occasion de projets d’aménagement singuliers et de politique de la ville volontariste. Le kebab se situe à l’articulation entre marge et centralité urbaine et sociale, entre horizontalité et verticalité du bâti, révélant des scènes plus ou moins originales d’interaction, de coprésence et/ou cohabitation, dans l’espace public et avec son voisinage bâti. La terrasse est un élément central de l’animation de l’espace public, ses partis pris esthétiques font signal et donnent le ton de son registre commercial.[5]
En milieu urbain, ils accueillent indistinctement femmes et hommes employés et artisans en journée, étudiants et fêtards au cœur de la nuit. En milieu rural dans les bourgs désertés par le petit commerce, ils font figure de résilience commerciale et sociale, accueillant les gens de passage, largement investis par les élèves des collèges mais aussi les célibataires (Amsellem-Manguy, 2021) et personnes âgées. Bien souvent les seuls à offrir un service les dimanches et en soirée, ils maintiennent aussi une activité de restauration le long des axes routiers sur des territoires intermédiaires ou interterritorialités (Vanier, 2012). Leur présence pourrait être envisagée non plus seulement comme le marqueur de la pauvreté (Fondation Jean Jaurès, 2018) et du recul des sociabilités traditionnelles, mais plutôt comme moteur de l’imaginaire créatif d’une « ville hospitalière »[6] et d’une campagne dynamique et accueillante.
« Sur place ou à emporter »[7] : nouvelles proximités sociales, nouvelles mobilités
Ces différentes boutiques constituent tout à la fois des aménités urbaines et des véhicules des imaginaires de l’altérité culturelle, sociale et/ou esthétiques, mais aussi des affirmations d’intégration. Si en ville, il est souvent dit que les kebabs troublent l’ordre publique, esthétique et culturel, nos investigations et les résultats qui en découlent apportent la preuve qu’ils contribuent, par les modes mêmes de leur présence, au maintien de l’ordre de nos places publiques. Présence d’un guichet sur rue pour la vente à emporter, ouverture tard le soir ou les dimanches après-midi, se tenir sur le seuil pour attendre le chaland…
L’installation de kebabs en milieu urbain relève également d’un ordre, réticulaire. Elle suit et renforce des axes de centralités commerciales discontinus, selon les opportunités de la vacance commerciale et le marché de la restauration rapide, contournant parfois les périmètres de préemption qui les visent directement. Sur les territoires ruraux, ils se répandent en rhizome, à partir d’une souche historique, implantée avec l’industrie et la migration dans les petites villes ou les bourgs centres. Ainsi, loin de marquer la fin du commerce de proximité (Massal, 2018), ils maintiennent la présence de lieux de sociabilités où la relation marchande se double de projets de revitalisation tant du bâti que de la vie sociale. Les désirs d’installations répondent aux besoins d’attractivité des communes. Plus rural encore, dans les villages reculés, le camion de kebab concurrence aujourd’hui celui des bouchers ambulants et des pizzas, même auprès des personnes les plus âgées, affirmant par cet aller-vers, d’autres manières de construire des liens de proximité et des façons de vivre les nouvelles ruralités voire le « pré-urbain » (Marchal et Stébé, 2017).
Références bibliographiques :
Amsellem-Manguy Y., 2021. Les filles du coin, vivre et grandir en milieu rural, Paris, Presses de Sciences Po
Collectif Rosa-Bonheur, 2016. « Centralité populaire : un concept pour comprendre pratiques et territorialités des classes populaires d’une ville périphérique », SociologieS, doi.org/10.4000/sociologies.5534
Marchal H. et Stébé J.-M., 2017. « Le pré-urbain : un territoire refuge aux confins du périurbain éloigné », Métropolitiques, URL : https://metropolitiques.eu/Le-pre-urbain-un-territoire-refuge-aux-confins-du-periurbain-eloigne.html
Massal C., 2018. « La fin des commerces de proximité dans les campagnes françaises ? », Géoconfluences, URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/disparition-commerces-proximite
Vanier M., 2012. « Dans l’épaisseur du périurbain », Espaces et société 2012/1 (n°148-149), 211-218, doi.org/10.3917/esp.148.0211
[1] Cet article est issu de la participation ICHT 2021 Colloque Urbanimaginary : Mégalopoles, métropoles, villes à la campagne, villes décroissantes : quels imaginaires pour la ville de demain ? (GAUTHIER Catherine, SOWA Charline, De la broche à l’espace public. Le kebab, un lieu de sociabilité générant de nouveaux liens entre villes et campagnes ; axe 1 : Imaginaire pratique de l’urbain contemporain & axe 3 : Art(s), ville, imaginaires et imagination).
[2] “Le commerce du kebab, un enjeu politique », New York Times in Courrier international, 09 décembre 2014.
[3] Nous faisons ici référence aux travaux de Michel Agier, mais aussi à l’ouvrage « Villes ouvertes, villes accueillantes » citant lui-même Edward Gleaser dans « Des villes et des hommes », Flammarion 2011 ou encore de Julien Darmon « Un monde de bidonvilles » Seuil / La république des idées 2017.
[4] Gauthier Catherine, (réal.). Rue des kebabs. Film photographique, photographies de Sandrine Binoux, ambiance sonore de Dan Charles. 10mn 2020. Production Ressources/ENSACF. avec le soutien de l’appel à projet Mémoires du XXème et du XXIème siècle DRAC-AURA
[5] Cf. notamment les travaux d’Anne Raulin et de Colette Petonnet sur les cafés.
[6] Idem
[7] Gauthier Catherine, (réal.). Documentaire, Sur place ou à emporter, 35 mn, 2022. photographies de Sandrine Binoux, ambiance sonore de Dan Charles. Production ENSACF, Ressources, UCA avec le soutien de l’appel à projet Mémoires du XXème et du XXIème siècle DRAC-AURA
Pour citer cet article :
GAUTHIER Catherine, « De l’étrange proximité socio-spatiale du kebab en région », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2090