« On croit qu’il suffit d’allumer la lumière et que les gens vont rentrer ». Fabriquer de la proximité pour asseoir l’attractivité commerciale d’un centre ville paupérisé.

“We think that all we have to do is turn on the lights and people will come in”. Proximity in the center of a small town in southwest France.

Elsa Martin
〉Maîtresse de conférences en sociologie
〉Université de Lorraine
〉Laboratoire Tetras 〉

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Résumé : Depuis plusieurs années, la vacance commerciale des centres urbains est à l’agenda des professionnels du secteur et des acteurs politiques. C’est dans ce contexte que nous avons mené une enquête sociologique par entretiens et avons interrogé une trentaine de commerçants d’une petite ville du sud-ouest de la France. Nous nous sommes intéressés à la perception de leur métier et à son devenir. À cet égard, la notion de proximité apparaît spontanément dans les entretiens : mais celle-ci est construite sur un temps long, repose sur une proximité sociale, géographique, et s’articule aux notions d’accessibilité et de disponibilité. Si Internet est perçu comme le principal fautif de la baisse d’activité en cœur de ville, les réseaux sociaux demeurent un outil largement utilisé par les commerçants rencontrés pour entretenir voire recréer un lien avec la clientèle. Ainsi, les commerces s’apparentent à des commerces « à » proximité puisqu’à la fois à destination d’une clientèle locale et supports de relations sociales. Dans un même temps, ils travaillent, façonnent l’idée d’une proximité avec la clientèle gage de l’attractivité de leur commerce et plus généralement du centre-ville dans lequel ils sont implantés. 

Mot clés : commerce, petite ville, centre-ville, vacance commerciale, paupérisation, rapport aux nouvelles technologies, relation à la clientèle, interconnaissance. 

Abstract: For several years, commercial vacancy in urban centers has been a cause for concern for both professionals in the sector and politicians. It was against this backdrop that we conducted a sociological survey, interviewing some thirty shopkeepers in a small town in south-west France. We were interested in their perception of their trade and its future. In this respect, the notion of proximity appears spontaneously in the interviews: but this is built over a long period of time, based on social and geographical proximity, and linked to notions of accessibility and availability. While the Internet is seen as the main culprit behind the decline in activity in town centers, social networks remain a tool widely used by the shopkeepers we met to maintain or even recreate a link with customers. In this way, the shops can be likened to “local” shops, since they are both aimed at local customers and support social relations. 

Keywords: commerce, small towns, town centers, commercial vacancy, impoverishment, relations with new technologies, customer relations, knowledge.

Depuis plusieurs années maintenant, le constat est sans appel. Les cœurs des villes connaissent une décrue du nombre de commerces (Madry, 2016). Les taux de vacance commerciale sont commentés et sans cesse scrutés par les acteurs économiques et politiques. Il faut dire qu’en France « à partir des années 2010, la vacance commerciale commence à croître régulièrement dans les centres-villes gagnant en moyenne un point par an » (AID, 2020, p. 6). D’ailleurs, ce même rapport montre que ce sont les centres des villes petites et moyennes qui sont particulièrement touchés – avec par exemple un taux de vacance de 12 % en moyenne, en 2016, pour les villes comptant entre 50 000 et 100 000 habitants. Plusieurs facteurs sont évoqués pour expliquer ces dynamiques urbaines. D’abord, la transformation du peuplement résidentiel des centres-villes dans les communes les moins peuplées ; les villes petites et moyennes connaissent des formes de paupérisation (Dupuy Le Bourdellès, 2018 ; Martin, 2014) non sans conséquence sur les flux de clientèles et le chiffre d’affaires des commerces en présence. Ensuite, l’implantation de moyennes et grandes surfaces en périphérie des villes renforcerait les effets de concurrence et l’érosion de la clientèle vers d’autres espaces commerciaux (Péron, 1993). Enfin, le développement de l’achat en ligne ne permettrait plus aux commerces « physiques » de se positionner en principal distributeur auprès de la clientèle (Mérenne-Schoumaker, 2016). Alors, comment dans ce contexte singulier se pense la proximité commerçants-clientèle dans les petites agglomérations ? Si la proximité est un argument pour faire venir les chalands en centre-ville, comment se matérialise-t-elle et comment les commerçants l’appréhendent-elle ? 

Pour répondre à ces interrogations, nous avons conduit une série d’entretiens (34) entre février 2023 et mai 2023 avec des responsables locaux en charge du commerce et avec des commerçants installés dans le centre d’une commune de 12 000 habitants de la région Occitanie, que nous appellerons Belleville sur Garonne[1]. Ville-centre de la communauté de communes, composée de 29 entités, elle est la plus peuplée ; les autres étant des bourgs ruraux dont la plupart compte moins de 1 000 habitants. Sous-préfecture du département, Belleville sur Garonne dispose d’infrastructures urbaines de soin et de formation et de quelques industries ; par ailleurs, elle bénéficie, l’été principalement, de la fréquentation touristique de la région. 

Nous avons considéré l’ensemble des cellules commerciales en présence, correspondant plus ou moins bien à la définition du « petit commerce » entendue comme « point de vente de détail […], de surface réduite, géré par un commerçant indépendant et ayant une zone de chalandise de proximité » (Fleury et al., 2020, p. 24). Dans notre enquête, c’est avant tout la localisation de la cellule commerciale, située en cœur de ville, qui nous intéresse, et tenons compte aussi du discours des gérants des succursales des grandes enseignes, le plus souvent de petite taille. De fait, nous considérons les enseignes qui pourraient être définies par l’INSEE comme commerces de proximité, en ce sens que l’expression renvoie « [aux] commerces de quotidienneté, dans lesquels le consommateur se rend fréquemment, voire quotidiennement ; mais il inclut également, à la différence du rural et par définition, des commerces implantés dans certaines rues ou quartiers commerçants des villes, quartiers que l’on qualifie ici de pôles de vie »[2].

Nous avons évoqué avec eux l’évolution de l’activité commerciale dans le cœur de ville et la manière dont ils considéraient leur relation à la clientèle, au quotidien. Nous tenterons dans un premier temps de revenir sur la notion même de « proximité » et montrerons que celle-ci est davantage sociale que spatiale. En effet, si la principale clientèle n’habite pas sur place mais parfois à plusieurs dizaines de kilomètres, les commerçants valorisent la relation de service (Gadrey, 1994) et revendique une proximité que certains chercheurs en marketing ont qualité de « relationnelle » et « identitaire » (Bergadàa, Del Bucchia, 2009); d’ailleurs, la qualité de l’interaction et son intensité sont des caractéristiques premières pour se distinguer des commerces de la périphérie. À cela s’ajoute une proximité « fonctionnelle » – bien que les commerces alimentaires ne représentent qu’une part infime du commerce en activité (cf. encart) – qui ne repose pas tant sur la fréquence soutenue de la fréquentation mais davantage sur le fait que ces cellules commerciales constituent et incarnent le cœur de ville et l’activité de shopping qui y est associée. Mais, avec le déploiement d’Internet nous verrons, dans un deuxième temps, que les commerçants s’estiment lésés. Ces caractéristiques multiples de la proximité ne se suffisent plus à elles-mêmes. Ils s’efforcent de mobiliser les outils numériques qu’ils critiquent dans un même temps, pour maintenir une relation de proximité avec leur clientèle, puisque pour eux, elle demeure le sel de leur métier. Ainsi, nous montrons que la proximité, bien qu’allant de soi pour ces petits commerçants d’un centre-ville, car transmise de générations en générations, se construit au jour le jour. Malgré une présence dans le cœur de ville, et le sentiment d’occuper un emplacement propice à l’activité marchande, la proximité avec la clientèle s’entretient, voire se réinvente au gré des outils qui leur sont offerts. 

Encadré 1 : Caractéristiques socio-économiques du centre-ville de Belleville sur Garonne

Le centre-ville de la commune se distingue du reste de la ville par son patrimoine architectural riche. Construite au Moyen-Âge telles que le furent les bastides de la région, Belleville est parcourue par de nombreuses rues et ruelles qui s’étendent depuis une place centrale où s’élève son église. Le quartier ancien est ceinturé des boulevards et est aujourd’hui particulièrement paupérisé. Toute la zone est labellisée quartier prioritaire de la politique de la ville. En effet, sur ce secteur, le revenu médian disponible des ménages par unité de consommation en 2018 est de 1 070 € (contre 1 640 € sur la commune), le taux de pauvreté sur le quartier étant de 50,7 % (18,6 % sur la commune). Les commerçants et chefs d’entreprise, bien que certains travaillent dans le centre, n’habitent pas sur place (seuls 2,15 % habitent l’IRIS centre-ville en 2021) ; le quartier abrite plus de 38 % d’employés et d’ouvriers et 23 % de retraités en 2021. Sur la population inactive, 73 % sont des « autres inactifs » excluant les élèves, étudiants, stagiaires et les retraités. 

Parmi les nombreuses cellules commerciales recensées sur le secteur cœur de ville (près de 400)[3], 24% d’entre elles sont catégorisées comme « commerces », dont 7% dans l’alimentaire. A cela s’ajoutent 8% de cellules dans le secteur de l’hôtellerie et de la restauration et plus de 30 % de cellules destinées au service ; de fait, le centre compte un taux de vacance commerciale particulièrement fort, s’élevant à près de 35 %. Néanmoins, celle-ci est relativement diffuse sur le secteur. D’anciennes rues commerçantes (dans les années 1960-1970) sont aujourd’hui totalement désinvesties par les potentiels candidats au commerce ; les cellules en activité se concentrent dans deux principales rues, qui rejoignent la place centrale. 

1 . La fabrique de la proximité

Les travaux qui se sont intéressés aux transformations marchandes proposent le plus souvent une définition en creux du commerce de proximité du fait de son opposition aux grandes surfaces comme le montre Vincent Chabault (2020, p. 65-66) lorsqu’il décrit la stratégie des grands groupes œuvrant vers un retour dans les centres-villes : « Après avoir misé sur la périphérie et le gigantisme pendant plus de trois décennies, les stratégies de développement des distributeurs consistent, depuis les années 2000, à créer des nouveaux concepts de magasin à même de répondre à cette attente de proximité et de service plus personnalisé, d’une part, et, d’autre part, à les implanter au centre des villes pour capter une clientèle urbaine, synonyme de nouveau relais de croissance »En ce sens, trois aspects pourraient caractériser les commerces dits « de proximité » à grands traits : leur taille, puisqu’il s’agit des « petits commerces », dont le nombre de salariés et la surface de vente sont réduits (Mérenne-Schoumaker, 2008 ; Solard, 2010) ; leur spécialisation au regard des produits et services qu’ils proposent ; leur implantation dans un environnement urbain dense constituant des « pôles de vie » (Solard, 2010). Pourtant à côté de ces critères très généraux, les commerçants interrogés, à travers leurs discours, qualifient plus profondément encore la manière dont ils appréhendent la proximité.

1 . 1. Se rapprocher de la clientèle

Pour certains, être dans le cœur de Belleville sur Garonne, c’est se rapprocher physiquement de sa potentielle clientèle, notamment lorsque les commerçants interrogés vendent du prêt-à-porter ou certains produits de bouche (fromager, boucher, poissonnier, etc.). Le cadre urbain est ici perçu comme une ressource pour leur commerce (Mermet, 2012) puisque souhaitant une petite cellule commerciale, accessible en termes de prix tout en mettant en valeur les produits vendus. Mais implanter un commerce dans le centre c’est permettre à une clientèle déjà constituée de bénéficier d’un point relais, comme l’explique ce restaurateur, installé dans un village alentour situé à une vingtaine de kilomètres de Belleville, qui a ouvert une cave à vin : « Voilà donc l’idée a muri, c’était d’avoir un pied à terre à Belleville sur Garonne, pour que la clientèle puisse retrouver en fait, avec la cave, les vins qu’ils dégustent au restaurant ; qu’ils puissent les retrouver à côté de chez eux ». Ce rapprochement géographique nourrit le qualificatif de « commerce de proximité », en ce sens que la distance parcourue pour accéder à des produits spécifiques est ici réduite. 

Mais les commerçants sont aussi attentifs à l’accessibilité de leur commerce. De fait, les questions relatives au stationnement et à la circulation sont toujours traitées avec passion, d’autant plus que l’accès aux rues centrales dans ce centre ancien est régulièrement discuté et revu par la municipalité. En effet, à la transformation du sens de circulation dans les deux grandes rues marchandes, s’ajoute une réglementation changeante en termes de stationnement sur la principale place située en cœur de ville ; la création d’un « tour de ville » a également déplacé le trafic automobile du centre de Belleville vers les principaux boulevards ceinturant le centre-ville : 

« Mais voilà, les gens contournent et traversent plus [le centre]. Pourquoi nous on a fait des pieds et des mains à la mairie pour laisser toujours ouverte la rue de la République ? […]. Rentrer c’est notre problème… aujourd’hui les gens en voiture ne rentrent pas. Et c’est fini l’heure de croire qu’il faut re-piétonniser les cœurs de ville, il faut accepter les voitures en ville, il faut du bruit, il faut…il faut de la vie. On veut pas devenir une ville-musée, c’est pas ça, on peut pas…on peut pas se le permettre hein. C’est terminé cette…cette mode de ville musée où on se balade, où on flâne. On peut pas. Il faut que les gens viennent faire une course, repartent. On est sur des politiques de drive ». (Commerçante indépendante dans le secteur enfant-puériculture, installée depuis 15 ans à Belleville sur Garonne)

Être accessible et donc davantage à proximité, suppose pour certains commerçants de pouvoir proposer un approvisionnement facilité en voiture, notamment lorsque la clientèle visée est relativement âgée. C’est ce que rapporte nombre de commerçants de bouche, comme ce boucher, repreneur du commerce familial : « Ils viennent en voiture parce qu’ils ne peuvent pas marcher. Ça ne va pas durer longtemps, mais il faut encore les conserver parce que c’est quand même des gens qui ont fait Belleville […]. Après, vous avez la personne qui sort du boulot, qui a besoin d’un truc, qui a besoin d’accéder à un certain moment dans la journée. C’est une petite ville ici. Déjà, ils ont été habitués à aller partout en voiture ». Ainsi, et comme l’écrivent Jean-Pierre Bondue et Sandra Mallet (2014, p. 37) « la proximité ne veut pas seulement dire “s’installer là où vivent les gens” mais aussi “sur les cheminements des gens ». Si la question est vive auprès des commerçants, c’est qu’elle ne fait pas consensus. Car pour d’autres, être une boutique de proximité suppose de s’implanter dans un cadre patrimonial, et les conduit à valoriser la « quiétude » du lieu, tout en valorisant l’espace comme lieu où s’incarne l’achat-plaisir (Lemarchand, 2011), s’opposant alors à l’accès du centre aux voitures. 

Mais à l’accessibilité géographique, à la proximité physique, se joue aussi une proximité temporelle : il s’agit « d’être là ». Peut-être que la question de la temporalité est plus sensible encore que celle de l’accessibilité. Si cette dernière est pour grande partie le résultat de choix politiques (la gestion des flux et du stationnement étant réglementée au niveau municipal), la gestion temporelle est variable selon le bon vouloir de chacun des commerçants : ouvrir ou fermer le lundi, préférer baisser les rideaux à 18h ou 19h, ouvrir en soirée lors d’évènements promotionnels sont autant de sujets qui animent les discussions entre commerçants et qui font l’objet de comparaisons entre professionnels, voire de vives critiques : « Donc moi quand je suis là, à 20h je suis encore à servir parce que les gens… Parce que je vois mon employé, j’ai un employé qui vient le lundi, le jeudi, et elle, à 19h30 pétante, c’est fermé. Moi j’ai grandi dans un commerce, du coup je ne comprends pas de laisser les gens derrière la porte ». Les propos de cette gérante d’un bureau de tabac dans le centre de Belleville sur Garonne est exemplaire des divergences qui s’expriment entre les commerçants ; ceux qui travaillent seuls s’opposant le plus souvent à ceux qui ont des employés et peuvent plus facilement étendre leurs horaires. En effet, « les ouvertures plus tardives ne sont pas rentables pour les commerces qui ne jouissent pas d’une attractivité suffisante pour compenser les frais liés (emploi de salariés en particulier) » (Bondue, Mallet, 2014, p. 39). 

De fait, la notion de proximité se saisit au prisme de l’accessibilité : l’implantation de la cellule commerciale doit permettre aux consommateurs d’accéder facilement à la boutique, et ce, quel que soit les moyens de déplacements utilisés, d’autant plus que le rayon de chalandise est de plusieurs dizaines de kilomètres dans ce territoire rural. En ce sens, la possibilité de se garer au plus près du magasin est une question vive pour de nombreux commerçants. À côté de cette proximité physique, géographique, se joue aussi l’accessibilité temporelle. Mais la proximité est aussi relationnelle et suppose la création de liens forts.

1 . 2. L’interconnaissance au service du sentiment de proximité

Car en écoutant les commerçants s’exprimer à propos de la clientèle, tout un champ lexical de l’intime est mobilisé. Ils sont nombreux à connaitre la vie privée de leurs clients [qui] « racontent leur vie », à dire recueillir des « confidences »voire à se comparer à « des psy », comme le suggèrent ces verbatims issus d’entretiens variés menés respectivement avec la gérante d’une friperie, un artisan-boucher ou la patronne d’une enseigne de prêt-à-porter. Si cette dernière insiste sur la capacité à « écouter les gens », compétence valorisée par bon nombre d’enquêtés, elle s’exprime plus franchement encore dès lors que l’on s’intéresse au parcours biographique des commerçants. En effet, la grande majorité d’entre eux parle des clients comme des « habitués ». Il faut dire que les commerçants sont partie-prenante du paysage marchand en ce sens qu’une partie était déjà dans le secteur de la vente avant de devenir indépendants, comme le souligne la gérante d’une friperie de Belleville, âgée de 50 ans : « Après je connais beaucoup de monde ici, ça fait quand même des années, des années que je travaille… donc c’est vrai que de boutiques en boutiques il y a des clients qui m’ont suivie ». Nombreuses (car plus souvent des femmes) sont les commerçantes à nous expliquer avoir été vendeuses dans plusieurs boutiques de la ville avant d’ouvrir leur commerce ; d’autres nous racontent avoir repris l’affaire familiale, bénéficiant d’une réputation établie localement. Celles et ceux qui ont un parcours professionnel moins linéaire habitent la ville ou vivent à proximité immédiate et peuvent compter sur leur capital d’autochtonie (Rétière, 2003) pour attirer la clientèle (Schnapper, 2022). D’ailleurs, en ayant grandi à proximité, ils ont eux-mêmes fréquenté les commerces de Belleville sur Garonne, ont une connaissance fine des rues et des emplacements traditionnellement marchands. Ainsi comme le montre Michel Grossetti (2022) la création d’entreprises est plutôt le fait d’individus déjà établis sur le territoire. Ce sont d’ailleurs les entrepreneurs les moins familiers du territoire qui nous disent l’importance du capital d’autochtonie dans la stabilité de leurs affaires : « On est dans des milieux où si vous n’avez pas un nom de famille que tout le monde connait, c’est mort, personne vient chez vous. Personne vient ». Si Belleville sur Garonne est la ville dont est originaire sa femme, cet artisan boucher a aussi choisi de reprendre un commerce déjà existant. Le patron historique et le nouvel arrivant travaillent un temps ensemble afin d’organiser une transition douce pour que la clientèle s’acclimate à ce changement de propriétaire. 

D’une certaine façon, la proximité géographique contribue à une proximité relationnelle et à un certain engagement de la part des commerçants, tous attachés à délivrer un conseil, à orienter le client, comme le montre cette libraire : « On vient à la librairie et on dit “Ah Christelle, est ce qu’elle est là ? Est-ce qu’on peut me faire un conseil ?” Et après il y a beaucoup d’affects ». Car à Belleville, l’anonymat n’est pas de rigueur : l’expression « être d’un commerce agréable » prenant ici tout son sens. 

C’est d’ailleurs une manière forte de se distinguer des cellules commerciales situées en périphéries : « quand on va dans un grand magasin c’est à peine un “bonjour“, à peine un sourire… mais on dirait qu’on les embête parce qu’elles sont là comme deux statues de sel. Elles savent pas quoi faire de leur vie les pauvres, et y a pas ce contact ». Cette responsable de boutique de bijoux fantaisies insiste donc sur les interactions, plus nombreuses dans les commerces du centre-ville, conduisant selon une autre commerçante, couturière et créatrice, à des relations plus personnalisées : « vous discutez voilà avec le commerçant et tout… c’est impersonnel une grande surface ». Cette proximité relationnelle est soutenue par la fidélité de certains clients, parfois transmise de générations en générations, comme le raconte cet artisan-boucher, lui-même fils et petit-fils de boucher : « et puis, c’est souvent des enfants de clients qu’on a eus parce que c’est les filles, ou même les fils, qui viennent parce qu’ils ont été habitués à venir chez nous. Et puis, il y a quand même un rapport aussi avec ces gens-là. Je pense qu’on fait ce qu’il faut par notre façon de faire, notre produit, notre gentillesse. C’est le commerce, quoi ».

Le commerce de centre-ville devient commerce de proximité dès lors que s’observe une implantation géographique commune (à l’échelle d’un territoire somme toute élargi car correspondant grossièrement à la communauté de communes qui s’étend sur 668 km²), et que se joue une forte interconnaissance entre clients et marchands, pour partie héritée. D’ailleurs cette bijoutière, elle aussi fille d’un couple de bijoutiers installés à Belleville sur Garonne le rappelle : « Construire des relations de confiance avec des gens qu’on ne connaît pas, il faut du temps. Et le facteur temps, il est vachement négligé ».

1. 3. Une proximité sélective 

Si la proximité se construit sur un temps long, elle ne s’exprime pas toujours de la même manière et varie selon les commerces étudiés. En ciblant une gamme de produits, en adaptant les services offerts à la population, la potentielle clientèle est plus ou moins invitée à fréquenter les commerces de centre-ville. Avec la paupérisation du centre-ville se développent des commerces à destination des classes populaires, eux-mêmes gérés par des individus aux trajectoires socio-professionnelles fragiles. C’est le cas par exemple de ce gérant d’une boutique de jeux vidéo d’occasion, aussi friperie, non originaire de la région, et pour qui le commerce est une manière de rebondir professionnellement : « Alors moi je tape le… Le revenu moyen de la personne. C’est bête, mais au moins comme ça, je sais que je tape dans les gens qu’ont pas trop d’argent et du coup de leur offrir des vêtements à un ou deux balles ». En parallèle, et même si la vacance commerciale progresse depuis une vingtaine d’années, des enseignes milieu de gamme se maintiennent voire se développent (magasins multimarques, enseignes nationales comme « La Fée Maraboutée »). D’ailleurs, ce fromager du centre-ville cible une clientèle plus fortunée que celle résidant sur place : « Après moi je joue plus… Je joue plus sur une clientèle on va dire plutôt de… plutôt d’actifs, cadre moyen, cadre supérieur, actifs, entrepreneurs ». Cette indépendante de 35 ans, revient également sur sa stratégie : « moi je suis plus orientée vers un concept store, voilà, pas chausseuse, je suis pas chausseuse, je suis un concept store, […] je fais de la chaussure, de la maroquinerie, accessoires, tout ce qui est chaussettes, tout ce qui est les caleçons, les ceintures, les foulards, les bijoux […] Il reste quand même une clientèle “centre-ville“. Et cette clientèle, elle recherche le conseil, elle recherche des produits qu’on ne trouve pas partout ». La gérante du concept store n’a pas la même trajectoire biographique que ses homologues : jeune femme ayant grandi dans la région, elle bénéficie d’un fort capital d’autochtonie, et fait preuve d’une relation intime au territoire mise à profit dans son activité professionnelle (Rollinde, 2021) ; son frère, hôtelier dans la ville et membre du bureau de l’association des commerçants est depuis plusieurs années fortement investi dans la réhabilitation d’une partie du centre-ville ; par ailleurs, elle occupe un local dont la propriétaire est un membre de sa famille. On comprend bien que le fait de réaffirmer l’identité de sa boutique est une manière de sélectionner une clientèle avec laquelle la distance sociale est moindre, tout en mettant à distance la population résidente qui ne consomme pas sur place. C’est ce qu’évoque cette ancienne commerçante, gérante d’une bijouterie traditionnelle : « Maintenant il y a beaucoup de social… même d’hyper-social. […] Alors c’est le problème, c’est pas du social, c’est que c’est pas des consommateurs de centre-ville. C’est pas des gens qui consomment en ville quand ils peuvent consommer, et souvent ils ne peuvent même pas consommer, ils dépendent d’autres associations d’aide en tout genre. Donc ça tire pas vers le haut ça. » Ainsi, la « clientèle de centre-ville » n’est pas une clientèle qui habite le quartier, mais est celle qui est attirée par le cadre ambiant, les petites boutiques, et des produits jugés plus qualitatifs. Avec les commerces de bouche spécialisés, ce type de commerces marque le plus souvent la gentrification de certains quartiers (Chabrol, Fleury & Van Criekingen, 2014 ; Gravari-Barbas, Mermet, 2014). Si à Belleville sur Garonne, on ne pas peut parler de gentrification du centre-ville, on constate que certains commerces ont su résister : boucher, poissonnier, fromager sont autant de commerces spécialisés qui se maintiennent dans le temps et dans l’espace, en valorisant la qualité des produits à la différence de ceux proposés en périphérie. D’ailleurs, cette distinction qualitative est rappelée par la gérante de la poissonnerie, pour qui, « on ne peut pas nous comparer aux grandes surfaces ».

De fait, les discours des commerces dits de proximité de Belleville sur Garonne ou du moins situé dans un pôle de vie (Solard, 2010), nous conduisent à questionner la notion même de proximité dans son acception géographique puisqu’ils s’adressent pour partie à une clientèle régulière, fidèle mais pas nécessairement résidente de la proche localité où est installée le commerce. À ce titre nous préférons parler de commerces à proximité – prenant en considération l’ensemble des cellules en présence du centre-ville, même celles fréquentées moins régulièrement comme les enseignes de prêt-à-porter – puisqu’à la proximité géographique se joue aussi une caractéristique sociale ; les commerçants œuvrant à maintenir des relations interpersonnelles avec la clientèle. 

2. « Internet » : le problème et la solution à la proximité ? 

Le fait de cibler une clientèle qui n’habite pas nécessairement à proximité immédiate du commerce suppose l’utilisation plus ou moins grande des nouvelles technologies pour donner à voir, et ce, à distance, la manière dont le commerce est achalandé. D’ailleurs, depuis plusieurs années maintenant, les mutations commerciales sont analysées au prisme du commerce électronique (Deprez, 2021) donnant lieu à la mise en œuvre de plusieurs scenarios quant au devenir des centres-villes à l’heure d’Internet (Rallet, 2001). Mais outre la multitude des outils disponibles (marketplace, site internet, click and collect, etc.), et les différentes manières dont ils peuvent être appréhendés (Deprez, 2019), c’est aussi la réticence des commerçants face à la digitalisation de l’offre qui a été étudiée et analysée (Vanheems, 2019). En effet, pour certains, l’outil Internet peut être une aubaine pour reconquérir la clientèle, quand pour d’autres, il demeure un frein au déploiement de boutiques physiques. Pourtant, avec la pandémie, les économistes (Ministère de l’économie, 2023) constatent un virage numérique dans le secteur du commerce, même si c’est essentiellement les entreprises proposant déjà une offre en ligne qui augmentent sensiblement leur chiffre d’affaire via ce canal. À ce titre les experts écrivent : « Les TPE traditionnelles restent néanmoins peu présentes dans cette forme de vente puisque seule 1 TPE traditionnelle sur 15 a exploité un canal de vente à distance en 2020, expliquant ainsi leur faible part de marché (1 % en 2020) », (p. 5). Mais comme le soulignait déjà Bernadette Mérenne-Schoumaker (2016, p. 23) : « la spécificité du commerce électronique est de recourir, à un stade ou à un autre du processus de la vente entre un fournisseur et un client, aux nouvelles technologies. Il y a donc numérisation de certaines fonctions mais pas nécessairement de toutes, ce qui engendre une grande variété possible de modèles hybrides de commerces ». Ainsi, comment la digitalisation de l’offre est-elle perçue par les commerçants de centre-ville et comment est-elle utilisée ?  

2. 1. « Les filles qui viennent chez moi, c’est des nanas qui pianotent pas »

Pianoter sur son clavier d’ordinateur ou son smartphone est, à entendre certains commerçants de Belleville sur Garonne, un acte de défiance à l’encontre du commerce local. C’est d’ailleurs ce qu’explique cette commerçante, à la tête d’une friperie, lorsqu’elle évoque l’existence de deux types de clientèle : les consommateurs qui se déplacent en boutiques, et les autres, fervents utilisateurs d’Internet. À ce sujet, elle ajoute : « Après il y a une clientèle que je ne touche absolument pas, c’est les filles qui pianotent sans cesse sur Internet […] Par exemple, je parle d’Internet, je ne suis pas sur les réseaux sociaux et je m’y refuse. [Pourquoi ?] Parce que c’est pas mon truc déjà. J’adore voir ma cliente en face, discuter. […] Les filles qui viennent chez moi, c’est des nanas qui pianotent pas ». Pour plusieurs commerçants rencontrés, le déploiement d’Internet constitue une concurrence déloyale, et met à mal le commerce à proximité, qui suppose, nous l’avons vu, une interaction sociale forte ancrée dans l’espace. Dans les discours de la plupart des commerçants, la visite en boutique contribue à la relation de confiance qui s’établit avec la clientèle ; les plateformes numériques sont alors perçues comme un espace alternatif de consommation, qui fait perdre des parts de marché et qui transforment profondément les habitudes des clients. Être commerçant en cœur de ville, c’est être au contact physique de la clientèle, comme l’explique cette indépendante dans le prêt-à-porter, installée depuis 13 ans dans le centre de Belleville sur Garonne : « Moi j’aime le contact donc j’ai envie que les gens viennent chez moi, donc non je fais pas [de vente en ligne]. Déjà je suis pas assez présente sur les réseaux [rires] »… D’ailleurs, une grande partie des difficultés rencontrées par les commerçants est imputée au commerce électronique, en témoignent les propos de ce caviste : « Y’aurait pas une concurrence d’Internet, ça roulerait ». La responsabilité est ainsi attribuée aux clients, perçus comme inconscients des conséquences des modes de consommation électronique. Une approche pédagogique est parfois adoptée par les commerçants à l’encontre de leurs clients, comme nous l’explique cette indépendante dans le prêt-à-porter : « Oui parce que je pense que c’est notre rôle aussi, je leur dis, moi, “mais pourquoi tout ferme ? Qu’est-ce qu’il se passe ?“. Alors certes y’a un problème de pouvoir d’achat, ça c’est sûr, mais y’a le problème d’Internet, ça c’est vraiment un gros problème pour nous, enfin pour tout commerce, et ça moi je sensibilise beaucoup par rapport à ça ». D’ailleurs, à plusieurs reprises les commerçants rencontrés, notamment quand ils vendent des marques nationales, se plaignent de n’être devenus que des showrooms pour des consommateurs qui achèteront de toute manière en ligne. Plusieurs récits en témoignent, comme ces anecdotes faisant référence aux essayages des clientes qui se prennent en photos et relèvent discrètement les références de l’article pour l’acheter, selon certains commerçants, sur Internet : « Le problème d’Internet surtout… Notamment [la marque] Diesel à l’époque, je voulais absolument faire Diesel parce que je trouvais que ça apportait sur Belleville, et en fait, je l’ai assez rapidement arrêté. Parce que j’étais une vitrine de Diesel, tout simplement. Ou alors je les vendais qu’en solde… » (commerce indépendante dans le prêt-à-porter). 

Dans ce contexte, d’autres, le plus souvent en fin de carrière, se disent pessimistes quant à l’avenir du petit commerce, à l’image de ce gérant spécialisé dans la vente de produits et matériels de coiffure et d’esthétique : « Parce qu’en périphérie vous avez les grandes surfaces. Les gens achètent sur Internet… Donc le petit commerce à l’heure actuelle c’est plus du tout d’actualité. Ça c’est clair ». D’autres encore, comme le patron du Carrefour City de Belleville sur Garonne, parient sur la flexibilité de leurs horaires pour concurrencer l’offre permanente disponible sur Internet, et défend ainsi l’ouverture tardive du commerce le soir pour plus d’immédiateté (Gahinet, 2023). 

2. 2. Les réseaux sociaux, un support hybride

Malgré ce discours relativement hostile à l’outil Internet, une large partie des commerçants, bien que réfractaire au commerce électronique, s’investit sur les réseaux sociaux. Ce sont parfois les mêmes qui disent préférer le contact physique tout en se montrant appliqués à alimenter leurs pages personnelles numériques : « Oui, oui voilà, quand je fais des choses nouvelles, je le mets [sur Facebook]… Voilà je mets des petits trucs et puis voilà… Mais ça amène des gens… Je le vois. » Cette créatrice dans le domaine de la couture-textile, insiste sur l’aspect promotionnel des publications numériques. Ainsi, au-delà de la vitrine physique – pour laquelle un certain nombre d’enquêtés disent porter une attention particulière – les commerçants ont le sentiment de devoir aussi agencer un espace numérique attrayant. Si « faire les vitrines » est plutôt considéré comme une tâche agréable, alimenter les réseaux sociaux apparaît davantage comme un devoir contraignant, à l’image de ce que nous explique cette commerçante dans le secteur du prêt-à-porter : « J’y suis oui : sur Insta et Facebook, mais j’suis pas… j’ai fait des photos la semaine dernière, je les ai pas mises encore [rires]. Non c’est pas ma génération, c’est pas mon truc, ça me… pfff. Pourtant, chaque fois je me dis à chaque saison, je dis “aller ! au moins une photo par jour ! C’est rien !” Mais j’le fais pas, alors que c’est pas le temps qui me manque non plus pour ça, ça prend deux secondes quoi, mais c’est pas… J’arrive pas à l’intégrer dans mes journées quoi ». Ainsi, être sur les réseaux sociaux est pour la majorité des commerçants une manière d’affirmer sa présence sur Internet à moindre coût. 

Pour les plus jeunes, souvent trentenaires, la création d’un site Internet complète l’offre numérique, même si celle-ci a un coût qui a pu être pris en charge par les aides publiques, comme l’explique cette jeune femme installée dans le centre de Belleville sur Garonne dans le secteur du bazar et cadeaux : « Bah le dernier confinement où on a profité de l’aide de l’État, les 500€ pour se numériser. […] Bah après nous le site franchement on a… Si on a deux commandes par jour on est content. C’est pas du tout… Mais ça apporte quand même, parce que depuis qu’il y a un site, c’est une meilleure visibilité, les gens en fait ils vont repérer. Finalement le site, il y a même pas un tiers du magasin, il y a rien dessus, j’ai pas le temps de tout mettre. Et le problème c’est que des fois je reçois des produits je me dis “tiens je vais mettre ça”, le temps que je fasse les fiches en fait j’ai plus. Parce que j’ai pas en grande quantité ». La création d’un site Internet, fonctionne là aussi, pour la plupart des commerçants qui en ont un, comme une vitrine complémentaire, une manière de donner à voir plus largement l’offre proposée en magasin. « J’ai commencé le site en ligne, il est ouvert depuis septembre. Donc c’est tout récent, c’est un projet qui était derrière mon oreille depuis un moment mais qui voilà a mis un moment à se lancer parce que c’est un budget, c’est un coût. Et là je me suis lancée et je ne regrette pas, parce que depuis l’ouverture, je suis plutôt satisfaite. Voilà, en espérant que ça continue mais pour le moment j’ai été plutôt contente du démarrage ». Néanmoins, rares sont les ventes réalisées via Internet. En définitive, les sites Internet et les réseaux sociaux fonctionnent davantage comme des espaces numériques voués à faire venir le client en boutiques, exceptés pour quelques commerçants dans des secteurs fortement numérisés, comme nous l’explique la libraire de Belleville sur Garonne : « Parce que je suis sur la marketplace “libraire.fr”. […] J’ai mis en place un lien CB, en 3D Secure, donc j’envoie le mail et ils me payent comme ça. Après ça ne rapporte pas forcément mais c’est une visibilité. […] C’est un service. C’est un service qui coûte de l’argent mais qui est un service ». On comprend donc que même si la numérisation est décriée et perçue comme un espace concurrentiel du commerce physique, les entrepreneurs locaux ont su réagir. À cet égard, il s’agit de considérer ces commerçants de centre-ville comme « un lieu d’innovation, d’adaptation et d’articulations très étroite avec les changements sociaux et économiques contemporains » (Fleury et al., 2020, p. 31). Néanmoins, la numérisation est dans la plupart des cas relativement sommaire et consiste avant tout à la création d’une page sur les réseaux sociaux. Ceux qui ont un site Internet sont souvent plus jeunes et/ou fortement investis dans leur secteur d’activité, à l’image de la libraire de Belleville sur Garonne, aussi membre d’un syndicat patronal.

2. 3. La crise sanitaire au profit du commerce de centre-ville ? 

Ainsi, si le tournant numérique s’est peu à peu imposé aux commerçants, la crise sanitaire a accéléré la nécessité d’être présent sur les réseaux sociaux, comme nous l’explique cette gérante de deux enseignes dans le secteur de la puériculture, de 49 ans, installée depuis une quinzaine d’années dans le centre de la ville : « Il y avait un contexte très, très pesant. [Pleure] Euh, se sentir hors-la-loi, alors que vous aviez des supermarchés ouverts, que vous alliez faire vos courses et que vous voyiez… oui des autorisations de vente de sièges autos, de lits, de matériel de puériculture et vous, on vous interdit… Donc… Pardon [se reprend]. Faire face à ça, se défendre avec nos armes… Pardon hein… mais de…de…de réseaux sociaux où on n’était pas formés, ni préparés à ça, donc c’est vrai qu’on s’y est mis beaucoup plus vite ». Si la pandémie du COVID a contribué à la numérisation d’une partie de l’offre marchande, elle a dans un même temps réaffirmé le rôle de commerces de proximité des enseignes installées dans le centre-ville, comme le suggère cet ancien gérant d’une boutique de téléphonie : « Ce sont des villes en fin de compte qui sont, là actuellement elles sont en déclin, elles étaient en déclin pendant un certain temps ; et là aujourd’hui, j’ai espoir qu’ils remontent, parce que depuis qu’il y a eu cette histoire de Covid, les gens, j’ai l’impression, qu’ils ont eu un électrochoc, ils se sont dit “voilà en fin de compte, il faudrait vraiment qu’on consomme local, et éviter d’utiliser Internet”. 

En effet, nombreux sont les commerçants à nous raconter les témoignages de soutien reçus lors de la fermeture forcée de leurs enseignes, comme cette commerçante dans le prêt-à-porter : « On m’a fait des bons d’achat par contre, on m’avait fait des bons d’achat. Voilà on m’avait dit “écoutez, on fait des bons d’achat, on viendra mais bon, ça vous permettra pour ce mois-là…” […]. C’est vrai que ça faisait plaisir quand même, et les gens étaient sensibilisés parce qu’ils ont vu aussi, surtout les gens qui habitent en ville, qu’un centre-ville sans commerce, bah c’est plus pareil ! ». De même, certains commerces de bouche ont observé un regain d’affluence : « On était un peu en progression [au moment de la crise sanitaire]. Je ne sais pas si c’était lié parce qu’on parlait des circuits courts à la télé. […] Oui, parce qu’avec le Covid, on a aussi parlé beaucoup justement de la proximité de consommer ». 

Si la crise sanitaire a pour partie conduit à susciter l’intérêt des consommateurs pour les commerçants de centre-ville, ces derniers se sont sentis contraints de davantage exister sur les plateformes numériques (Deprez, 2021), notamment celles à moindre coût que représentent les réseaux sociaux. Mais le plus souvent, cette digitalisation n’a pas pour vocation la vente en ligne. Au contraire, l’objectif est de (re)faire venir les consommateurs en boutique, en suscitant leur curiosité pour les amener à consommer (Cochoy, 2011). D’ailleurs, la mise en place d’une marketplace locale regroupant l’offre de centre-ville n’est pas souhaitée par les commerçants rencontrés ni même par les élus locaux, pourtant au fait des expérimentations inaugurées ailleurs, mais pas toujours marquées par le succès commercial attendu (Moati, 2021). De fait, c’est à l’échelle individuelle que la numérisation se réalise, allant de l’usage des réseaux sociaux à la création d’un site Internet pour les plus initiés et engagés. 

Conclusion 

Faire une focale sur le discours des commerçants nous permet de mieux saisir le rapport qu’ils entretiennent à la notion de proximité. Entendue généralement dans son acception géographique, nous avons vu qu’elle est aussi sociale (Lebrun, 2023) et suppose une forte relation d’interconnaissance entre marchands et clients. Même quand celle-ci est limitée, le fait d’être installé dans une petite ville oblige à des interactions cordiales et qualitatives en termes de conseil à la clientèle. Plus encore, être implanté au centre-ville semble obliger les commerçants à défendre un rapport à la proximité plus intense, signe distinct de ceux implantés en périphérie. A cet égard, et malgré une diversité des profils des commerçants rencontrés – plus ou moins défaitistes, résistants ou opportunistes (Authier, 1989) – tous évoquent très spontanément la notion de proximité comme caractéristique singulière de leur activité. À la manière de Max Rousseau (2008) décrivant la ville comme « machine à mobilité », nous défendons ici l’idée d’un centre-ville « machine à proximité ». De fait, notre étude se centre moins sur des commerces de proximité, mais davantage sur des commerces à proximité. À proximité plus ou moins grande des potentiels clients (car implantés dans un territoire rural), et s’efforçant d’être toujours accessibles pour les chalands, les commerces du centre-ville ont aussi un rôle social fort puisque leurs gérants accueillent et écoutent régulièrement une clientèle qui s’épanche facilement. Il faut dire que leur propre implantation sur le territoire (commune ou intercommunalité) contribue à cette proximité. Mais cette proximité est aussi temporelle et suppose pour nombre de commerçants interrogés de se montrer disponibles, en ajustant tant bien que mal les heures d’ouverture pratiquées. À cet égard, la proximité qualifiée tour à tour de « fonctionnelle », « relationnelle », « identitaire », « émotionnelle » (Bergadaà & Del Bucchia, 2009 ; Obsoco, 2023), pour dire les attentes multiples des consommateurs à l’égard des commerçants est aussi une proximité instrumentalisée pour asseoir l’attractivité d’un centre-ville paupérisé tout en renforçant les représentations selon lesquelles le centre-ville doit être le support une expérience d’achat autre que celle proposée en périphérie. Plus encore, à la différence des autres quartiers paupérisés étudiés dans la littérature (Delage & Fleury, 2021), les commerçants en place ne parient pas sur une gentrification ou plus globalement sur un changement urbain profond (Authier, 1989) mais envisagent la situation comme entérinée et comptent plutôt sur une fidélisation de leur clientèle encore attachée au « centre-ville ». Pour ce faire, la question de l’accessibilité demeure centrale, notamment quand la clientèle est perçue comme vieillissante mais aussi dépendante de la voiture du fait des kilomètres parcourus quotidiennement dans ce territoire rural. Car les habitants qui vivent sur place ne représentent pas, pour une large partie des enquêtés, la cible privilégiée. Ce sont d’ailleurs les commerçants les plus dotés en ressources économiques et symboliques qui parviennent à multiplier les initiatives pour rester en contact avec la clientèle potentielle disséminée sur le territoire, souhaitant ainsi attirer une clientèle elle-même dotée en capitaux (économiques, culturels, etc.).

La mobilisation des nouvelles technologies s’inscrit dans cette démarche : plutôt que déplacer l’acte de vente qui se déroulerait sur Internet, les commerçants privilégient la création de comptes sur les réseaux sociaux pour publiciser leur activité et mettre en avant les marchandises disponibles à la vente ; il s’agit de favoriser la fréquentation du centre-ville et de ses commerces puisque le contact physique et la relation de service sont fortement valorisés et constituent pour les commerçants le cœur de leur métier. Il s’agit aussi de promouvoir la vitrine physique du magasin sur le support numérique pour donner envie à la clientèle de se déplacer et de flâner dans les rues du centre-ville. Ainsi, les commerçants préfèrent démultiplier leurs vitrines de vente (physique et en ligne) pour favoriser l’achat en boutique. C’est en ce sens qu’ils peuvent être considérés avant tout comme des commerces à proximité, puisque pourvoyeurs par l’acte d’achat de relations sociales qui sont appréhendées comme un gage pour asseoir l’attractivité de leur commerce et plus largement d’un centre-ville paupérisé et marqué par une vacance commerciale accrue. 

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[1] Cette étude s’inscrit dans une recherche plus vaste, mobilisant deux terrains comparatifs et reposant sur un corpus composé actuellement de 55 entretiens. Seul un terrain d’étude est ici exploré et nous proposons un nom d’emprunt pour garantir l’anonymisation des propos des acteurs rencontrés. 

[2] Gwennaël Solard, 2010, « Le commerce de proximité », INSEE Première, n°1292, en ligne : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281145

[3] Les données chiffrées qui suivent sont issues du rapport porté par l’EPARECA sur le territoire étudié.