Proximité et frontière : vivre le « rêve chinois » à Khorgos

Marie Hiliquin  
〉Doctorante en géographie
〉Université de Lille
〉ULR 4477 TVES   〉

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Le « rêve chinois » est une expression employée par Xi Jinping lors de son élection au poste de secrétaire général du Comité central du Parti Communiste Chinois en 2011. Il s’agit d’un concept qui doit amener vers un renouveau de la Chine, un slogan politique en accord avec l’idéal socialiste du gouvernement. Ce terme pluriel appelle notamment à la transformation du mode de vie où « l’individu n’est pas produit par une société, mais à l’inverse, il parvient à co-créer la société avec les autres à travers ses activités et ses relations quotidiennes ». Le rêve chinois est collectif et est le moteur des politiques chinoises (Wang, 2014). En 2013, le Président chinois Xi Jinping lance le projet des nouvelles routes de la soie, aussi appelées Belt and Road Initiative (BRI), une illustration de cette collaboration menant vers une société idéale. Ces routes ont pour objectif de développer des axes de commerce terrestres et maritimes entre la Chine et le reste du monde pour soutenir sa croissance économique. L’axe terrestre, au départ de la ville de Xi’an dans le centre de la Chine, permet d’acheminer des marchandises vers l’Europe en passant notamment par le Kazakhstan, la Russie et la Biélorussie. Le passage des frontières par train ou par camion est ainsi un enjeu de réussite de la Belt and Road Initiative.

Là où l'Est rencontre l'Ouest, Source : Belmaachi, 2018
Figure 1. Là où l’Est rencontre l’Ouest, Source : Belmaachi, 2018

Le premier point de passage frontalier, Khorgos, entre la Chine et le Kazakhstan, est devenu une vitrine du succès du gouvernement chinois. Cet espace, initialement peu densément peuplé et aux infrastructures logistiques quasiment inexistantes, se retrouve sous le feu des projecteurs depuis dix ans. Le géant chinois s’impose sur ce territoire pour développer son projet économique et l’analyse des inégalités territoriales à la frontière devient un outil d’étude de cette menace. En effet, l’analyse du fonctionnement de la continuité ou de la discontinuité des réseaux pose selon Christiane Arbaret-Schulz le paradoxe suivant : « Le réseau crée artificiellement de la proximité là où il y a de la distance, inversement la frontière crée artificiellement de la distance, là où il y a de la proximité. » (Arbaret-Schulz, 2008). Il est également intéressant de souligner que « la frontière gestionnaire est instrumentalisée dans le cadre de jeux d’acteurs complexes dans lesquels les pratiques liées à la proximité (physique) sont étroitement articulées aux pratiques relevant de la mise à distance (par la frontière). » (Groupe frontière, 2004). Il est ainsi pertinent de questionner l’impact du projet des routes de la soie à travers le lien entre les acteurs du territoire et la notion de gouvernance autour de la frontière. Comment l’étude de la vie à proximité d’une frontière peut-elle être révélatrice des inégalités d’une politique internationale ? Afin de répondre à cette question, nous étudierons le développement de la zone transfrontalière de Khorgos à l’aide d’images satellites. Nous dresserons un portrait des activités humaines bousculées par la proximité du projet international.

1 – Les routes de la soie : un accélérateur de développement

De chaque côté de la frontière, deux villes, Khorgos[1] du côté chinois et Khorgas[2],[3] du côté kazakhstanais, se font face. En 1881, le traité de Saint-Pétersbourg, aussi appelé traité sur la région d’Ili, permet de situer la frontière entre l’Empire russe et l’Empire Qing le long de la rivière Khorgas (Moiseev, 2003). Cette frontière marquera la séparation entre l’Union des Républiques Socialistes et Soviétiques (U.R.S.S.) et la République Populaire de Chine (R.P.C.) ; et après 1991 et l’indépendance des États satellites, entre le Kazakhstan et la Chine. Du côté chinois, le poste frontière se situe dans la préfecture autonome kazakhe d’Ili de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, à 670km d’Ürümqi, capitale provinciale. Entre 1983 et 1987, la frontière s’est ouverte à Khorgos grâce à un entrepôt pour les marchandises voyageant entre l’U.R.S.S. et la R.P.C. Au début des années 1990, Khorgos devient rapidement un point de transit clé pour les commerçants faisant la navette pour acquérir des marchandises à la nouvelle frontière internationale sino-kazakhstanaise. Ils développent ainsi le « commerce de valise »[4] pour les particuliers.  Ce développement territorial demeure alors limité à quelques villages et parcelles agricoles à la fin des années 2000. (Damiani, Bachelet, 2018, Grant, 2020, Thorez, 2011).

La population de la ville district est désormais estimée à 64 821 habitants en 2018 (Bureau des statistiques de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, 2020). La construction d’une zone de libre-échange annoncée en 2004 du côté chinois, 2011 du côté kazakhstanais permet la croissance de la coopération entre les deux pays. L’autoroute internationale et la ligne de chemin de fer assurent la connectivité de la zone. Selon les autorités douanières, 4 700 trains ont passé la frontière en 2020 (China Global Television Network français, 2021). Ce sont avant tout les infrastructures logistiques qui ont impacté le développement territorial avec la construction d’un port à sec, des entrepôts de stockage et une zone de transbordement. En effet, la Chine et l’Europe fonctionnent avec un écartement de rails quasiment standard de 1,43m tandis que la Russie et l’Asie centrale ont un écartement de 1,52m. Ces écarts créent des ruptures de charge et impliquent un transbordement des conteneurs et d’autres changements techniques pour permettre aux trains de circuler. La fluidité du trafic à Khorgos est donc un enjeu essentiel pour la réussite de la BRI.

2 – Un développement inégal de chaque côté de la frontière

On observe très nettement sur les deux photographies aériennes ci – dessous l’évolution spatiale du territoire. La première image montre les prémices du développement des infrastructures. La seconde, une urbanisation plus dense mais aussi des parcelles agricoles intensément exploitées. Malgré les annonces du gouvernement chinois de vouloir créer des partenariats « gagnant-gagnant », l’espace de la frontière kazakhstanaise est quasiment inexploité.

Figure 2 Vue satellite de Khorgos, Source : Google Earth Pro, 2013
Figure 2 Vue satellite de Khorgos, Source : Google Earth Pro, 2013

Figure 3 Vue satellite de Khorgos, Source : Google Earth Pro, 2022
Figure 3 Vue satellite de Khorgos, Source : Google Earth Pro, 2022

Figure 4 La zone transfrontalière de Khorgos en 2022 ; Fond de carte : Google Earth Pro, Réalisation : Hiliquin, 2023
Figure 4 La zone transfrontalière de Khorgos en 2022 ; Fond de carte : Google Earth Pro, Réalisation : Hiliquin, 2023

En rouge, on observe dans un premier temps que les zones logistiques occupent la majorité de l’espace, soulignant ainsi l’importance du développement économique de l’espace transfrontalier. Du côté chinois, cette zone se divise en deux pour se concentrer autour de la zone de passage de la voie de chemin de fer et des voies routières. On observe un phénomène similaire du côté kazakhstanais mais à une échelle bien plus réduite. Les zones chinoises sont huit fois plus développées au nord comme au sud tandis que le transbordement des trains s’effectue également du côté chinois. La zone de contrôle douanier est également deux fois plus importante mais aussi plus organisée et plus moderne. L’intensification de la présence chinoise est à la fois économique mais aussi administrative et symboliquement politique. L’entrée sur le territoire chinois est extrêmement réglementée et la présence de drapeaux, officiers en uniformes et bâtiments à l’architecture simple en béton crée une démarcation nette entre les deux pays.

Concernant la présence humaine, un espace au nord en violet concentre du côté kazakhstanais des zones d’habitations, une offre en hôtellerie et des magasins d’objets divers. Ces installations correspondent à la pratique du « commerce de valise » et permettent aux populations centrasiatiques de ne rester que quelques jours en transit à la frontière et de rejoindre par la suite les grands bazars situés plus au sud en Asie centrale (Almaty, Bichkek, Och). La ville la plus proche est Jarkent, à environ 40 kilomètres à l’ouest où se trouve la plus grande partie de la population travaillant à la frontière et dans le commerce. Du côté chinois, ces zones d’habitations sont bien plus étendues. À proximité des zones logistiques, on décompte quatre villages. Le plus grand est par ailleurs situé le long de la route principale permettant de desservir la zone logistique. De nombreuses infrastructures sont présentes : commerces mais aussi écoles, hôpitaux, bureau de poste, banques. L’établissement des populations chinoises est bien plus affirmé que du côté kazakhstanais. Enfin, l’agriculture est inexistante à proximité de la frontière kazakhstanaise tandis que l’on observe de nombreux champs à proximité des villages chinois. La diversification des secteurs économiques : commerce et logistique, agricole, tertiaire, permet à Khorgos de progressivement devenir attractif. Cette proximité à la frontière n’a cependant pas le même effet du côté kazakhstanais. On notera que la volonté politique chinoise d’attirer de nouvelles populations est très forte et crée un réel impact local. En effet, le gouvernement provincial a annoncé vouloir poursuivre le développement de Khorgos : « En 2022, toute la ville adhérera toujours à la direction de la pensée de Xi Jinping sur le socialisme à la Chinoise de la nouvelle ère, étudiera et mettra en œuvre en profondeur l’esprit du 20e Congrès national du Parti communiste chinois et l’esprit du secrétaire général Xi » (Gouvernement de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, 2022). En réformant les secteurs agricoles, industriels, immobiliers, commerciaux, touristiques et des transports, le gouvernement provincial espère créer de nouveaux emplois et devenir une zone toujours plus attractive pour les citoyens chinois en tenant la promesse de vivre le « rêve chinois ». Cette étude d’occupation des sols révèle que le développement de la frontière permet un réel essor économique du côté chinois tandis que la zone kazakhstanaise est encore en cours de mutation.

Pour conclure, l’installation de populations à proximité de la frontière est un avantage pour le gouvernement chinois. Il ne s’agit pas ici d’une opportunité créée par les autorités mais d’un partenariat gagnant-gagnant avec les populations locales Han qui forment ainsi un circuit économique fermé à l’avantage des citoyens chinois. Ce développement économique se fait sans, voire au détriment, des citoyens kazakhstanais locaux dont le gouvernement ne peut investir autant, que ce soit sur le plan infrastructurel ou politique, pour occuper le territoire. Ainsi, la vie et le développement économique à proximité de la frontière deviennent un exemple des enjeux démontrant les inégalités engendrées par le projet des routes de la soie. On observe des phénomènes similaires sur les différents postes frontières de la Chine, vers les corridors sino-pakistanais ou sino-kirghizes.

Références bibliographiques :

Arbaret-Schulz C., 2008. « La question du continu et du discontinu à l’épreuve de la dimension technique des sociétés », Continu et discontinu dans l’espace géographique, Tours, Presses universitaires François-Rabelais

Bureau des statistiques de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, 2020. « 3-7 Population par groupe ethnique par région, état, ville et comté (ville) », URL : https://tjj.xinjiang.gov.cn/tjj/rkjyu
/202006/3b1eef1049114b0c9cf9e81bf18433ef.shtml

China Global Television Network Français, 2021. « Port terrestre de Khorgos, dans le Xinjiang : encore et toujours plus de trains », URL :  https://www.youtube.com/watch?v=frxJZzCPBvo

Damiani I., Bachelet V., 2018. « Représentations géopolitiques sur la Route de la Soie, une étude à l’aide de l’analyse cartographique et du traitement d’images satellites », L’Espace Politique, no. 34.

Gouvernement de la région autonome ouïghoure du Xinjiang, 2022. « Zone de développement économique de Khorgos (ville) 2022 ,  Bulletin statistique national du développement économique et social, disponible à : http://www.xjhegs.gov.cn/xjhegs/c114391/202305/e76b5ac7038249deb1eda993d
1d57b76.shtml

Grant A., 2020. “Crossing Khorgos: Soft power, security, and suspect loyalties at the Sino-Kazakh boundary”, Political Geography, vol 76

Groupe Frontière (Christiane Arbaret-Schulz, Antoine Beyer, Jean-Luc Piermay, Bernard Reitel, Catherine Selimanovski, Christophe Sohn et Patricia Zander), 2004. « La frontière, un objet spatial en mutation, EspacesTemps.net

Moiseev V. A., 2003.  La Russie et la Chine en Asie centrale : (Seconde moitié du XIXe siècle – 1917), Barnaoul

Thorez J., 2008. « Bazars et routes commerciales en Asie centrale – Transformation post-soviétique et « mondialisation par le bas » », Revue européenne des migrations internationales, vol. 24 – no.3-2008, p. 167-189

Wang Y., 2014. « Le rêve chinois : imaginaire social ou slogan politique ? », Sociétés, vol. 124, no. 2, p. 101-110.


[1] 霍爾果斯 en chinois simplifié, Huò’ěrguǒsī en pinyin.

[2] Қорғас / Qorğas en kazakh, Хоргос en russe.

[3] Toutes les traductions des termes, textes et documents sont de l’auteure.

[4] Le commerce de valise est une activité réalisée par une personne ou un groupe qui se rendent à titre individuel dans un lieu privilégié pour y effectuer de multiples achats, souvent à prix réduits à des fins de revente.

Pour citer cet article :
HILIQUIN Marie, « Proximité et frontière : vivre le « rêve chinois » à Khorgos. », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/21/proximite-et-frontiere-vivre-le-reve-chinois-a-khorgos/