Marc Breviglieri
〉Professeur associé en sociologie
〉Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale
〉Haute Ecole de Travail Social (Genève)
〉CRESSON/UMR AAU
〉Article court 〉
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Le texte qui suit reprend quelques points développés dans le cadre d’une recherche-action menée sur l’agglomération genevoise afin de questionner certaines conséquences réelles ou attendues de la crise climatique (Breviglieri, 2022). Mon enquête consista d’abord à identifier, à travers la littérature scientifique, la presse quotidienne, et à partir de témoignages de citadin.es croisé.es et questionné.es dans l’espace public au cœur de l’été 2018, une gamme de maux spécifiques rapportés au réchauffement climatique et à l’accélération de la fréquence des pics de chaleur en ville. Ceux-ci nous conduisent directement vers les propriétés et les usages de l’espace public urbain dès lors qu’il est voué, en période de forte température, à être craint et déserté par toute espèce vivante susceptible d’y prendre place. Le problème accède à un certain niveau de gravité lorsqu’à la souffrance physique, s’ajoute, du moins pour les humains, un mal de l’isolement domiciliaire redoublé d’une anxiété collective.
La recherche, ici brièvement rappelée, fait fond sur de bien plus anciennes investigations qui, livrant contribution à une sociologie de la proximité, ont ouvert simultanément les trois domaines d’étude que sont l’usage des choses, l’habiter en commun et le soin porté aux êtres familiers. Après une thèse de doctorat centrée sur ces domaines d’étude, mes sources d’intérêt et enquêtes ethnographiques se sont déplacées vers les métropoles contemporaines dites « du sud », lesquelles s’organisent fréquemment en composant avec une large palette de rapports érigés dans le proche (Breviglieri, 1999 et 2018 ; Breviglieri, Gamal Said et Goeury, 2021). Des rapports souvent inscrits dans de puissantes attaches au lieu habité, où se nouent fréquemment d’étroites solidarités de voisinage composées de parentèles étendues et de fréquentations étalées sur plusieurs générations. Corrélativement, j’y constatais la présence de nombreux biens communs de proximité, non seulement pour concurrencer ou pallier les déficiences reconnues de la puissance publique, mais aussi pour pouvoir envisager la manière dont s’établissent, au fil des usages du lieu, des conditions d’habitabilité de l’espace public faisant valoir des tonalités d’ambiances particulières (des climats – nous y reviendrons –) qui favorisent des formes de bienvivance collectivisées.
Notons-le, ces biens communs de proximité demeurent tout à fait dépendants de propriétés architectoniques et de modalités d’investissement de l’espace urbain. Des quartiers anciens de Lisbonne aux médinas de Sfax ou de Tiznit, mon attention s’est ainsi portée sur des configurations spatiales (chicanes ombragées, impasses arborées et fleuries, coursives captant les vents qui rafraîchissent, etc.) donnant à observer comment la porosité matérielle et sensible de l’espace public et des seuils d’habitation potentialise un espace transitionnel (de la maison à la rue) que les riverains, animaux et végétaux, investissent, souvent par petites progressions et par améliorations incrémentielles et entretien de la vie qui pousse. De ces modalités de reterritorialisation par l’attachement familier au lieu, sensibles aux formes du climat qui s’en dégage, émanent certaines conceptions de l’aménité et du bien-être. De sorte que je désavouais la position qui, non sans un certain mépris, attribuait à ces villes du sud une liste de pathologies, d’imperfections ou d’insuffisances. Je nourrissais par-là le besoin d’appréhender la dignité de ces formes composites de vie commune dont la complexité pouvait passer, depuis cette position extérieure, pour un désespérant chaos. Il se trouve qu’aujourd’hui, dans le bouleversement climatique que l’on connait, l’héritage des villes du sud nous livre une vérité autrement estimable. Car à travers elles, il se révèle à l’attention quelques trésors de savoirs concernant des modalités ingénieuses de climatisation des ambiances urbaines, étroitement liées à des formes d’occupation de l’espace et à des modes de vie en commun. Ces savoirs locaux sur le climat d’habitation renversent d’un coup la perspective qui se contentait de pointer ces villes à la traîne des grands projets de modernisation et tragiquement touchées par des poches d’urbanisme irrespirables et placées sous l’emprise de mafias ou de gouvernements corrompus. Loin de nous laisser penser que la chaleur urbaine n’est qu’une histoire de thermométrie, ces confections édifiées dans le proche nous invitent à prendre la question du climat bien autrement, en l’associant au pouvoir climatisant des ambiances urbaines (Tallagrand, Thibaud et Tixier, 2021).
C’est à dessein que j’ai suivi les indices de ce renversement de perspective dans le contexte genevois actuel où certaines questions sur le bien vivre ensemble sont soudainement mises à vif par les vagues de chaleur répétitives qui entrainent d’insatisfaisantes mesures palliatives accompagnées de messages anxiogènes et sensiblement culpabilisateurs (Armbruster Elatifi, 2022). Or, s’il importe de renforcer structurellement le pouvoir écologique de régénération des milieux urbains, alors il devient impérieux d’intégrer à la réflexion ce type de décentrement de perspective, de manière à pouvoir reformuler un cadre d’intelligibilité de la ville. Il ouvre, au passage, une alternative au tout-pouvoir gestionnaire qui prétend garantir une transition écologique au seul moyen d’équipements et de normes techniques, sans permettre de contrecarrer la puissance de ses logiques capitalistiques.
Méthodologiquement, le pari du décentrement peut consister à réorienter l’enquête de manière à appréhender des phénomènes sensibles touchant à : (1) la capillarité relationnelle du vivant et son impact sur l’ambiance vécue par les citadin.es, (2) la perception intime du bien vivre qui part de la condition corporelle du citadin et s’inscrit dans la construction locale de biens communs de proximité et (3) la perception de nuisances écologiques et de gênes climatiques intensifiant la dégradation des modes de vie urbains. Politiquement, un renversement de perspective ne peut s’opérer qu’à la condition de prendre en compte et faire participer une communauté de référence étendue aux laissés-pour-compte méprisés par les matrices normatives du régime politique et moral antérieur. C’en est ainsi de nombreuses entités qui favorisent la climatisation de l’air ambiant, au premier rang desquelles certains composants végétaux du biotope urbain. De même, on peut compter au rang des entités négligées, un ensemble de gestes d’attention et d’affectivité largement engagés pour maintenir la puissance génératrice des liens du proche. Il en découle un espace de citoyenneté augmenté intégrant pleinement ces diverses entités et gestes attentionnés contribuant à la formation du climat d’un milieu partagé habitable dont l’humain ne serait pas l’unique bénéficiaire et propriétaire.
Le fil de l’enquête a ainsi permis de dérouler une succession de questionnements venant possiblement réordonner les coordonnées de l’aménagement du territoire urbain, tout en faisant valoir des pouvoirs d’agir susceptibles d’enrichir le biotope urbain. Et dès lors : quelle forme donner aux biens communs écologiques et urbains de proximité ? Combien leur pouvoir d’attachement à l’espace public contribue-t-il à orienter les modes et formes de vie ? Comment leur contribution à un mieux vivre-ensemble permet-il d’élever le seuil de tolérance au réchauffement climatique ?
C’est en croisant ces ethnographies des villes du sud avec les résultats de cette recherche-action sur l’agglomération genevoise, que j’abordais le plan glissant et toujours incomplet du constat objectif et de la recommandation technique. Ces biens communs écologiques et urbains de proximité ne procèdent pas d’une logique délibérative, mais ils se façonnent à partir de gestes d’usage qui à la fois dépendent et prennent part au maintien d’un environnement spécifique. L’environnement s’édifie à mesure que s’y attachent des formes d’usage qui progressent par empiétements progressifs, par élans spontanés d’occupation et d’installation progressivement maintenus au fil du temps. Les tensions d’appropriation, les soucis de préservation et les conflits d’usage participent de ce processus. Le bien commun de proximité se consolide ainsi, en établissant à demeure un environnement familier où peuvent s’épanouir des habitudes de vie, et en dynamisant un lacis d’implications mutuelles entre les différentes entités vivantes et non vivantes qui peuplent le voisinage. Un bienfait perce dans la discrète emprise affective qui tient de la familiarité au lieu dont dépend son climat agréable et son ambiance plus ou moins intensément vivante. À la ville attractive pour les capitaux et visiteurs internationaux, qui se pare de tous les standards de qualité transnationaux, s’oppose une ville attachante confectionnée par des nœuds étroits d’enracinements affectifs.
Structurellement, ces biens communs urbains de proximité tiennent à la possibilité de déjouer les lignes disjonctives qui strient le foncier urbain par la nette césure des clôtures privatives ou des frontières instituées par le zoning fonctionnel (Soulier, 2012 ; Pattaroni, 2021). Ils relèvent ainsi de la possibilité d’investir toutes les porosités spatiales où un aménagement circonstancié se rend envisageable, suscitant, dans des espaces intercalaires, l’extension des milieux d’habitation aux espaces publics urbains. Ces porosités, qui s’inscrivent entre les milieux d’habitation, facilitent les échanges interhumains et les alliances interspécifiques. Que ce soit au niveau des potentiels spatiaux architecturés donnant sur la rue (escalier, perron, palier, rampe, treille, etc.), ou au niveau du partage frontal de l’habitation qui autorise et invite par exemple à poser des végétaux, comme du petit mobilier (banc, table pliante, etc.), les biens communs de proximité se manifestent comme autant d’aménités animant la vie en commun. C’est à ce stade qu’intervient un levier politique dans la mesure où le déploiement des proximités de cohabitation contribue à relever le pouvoir de résonnance sensible de l’espace public urbain, invitant à sa fréquentation, luttant contre le mal de l’isolement domiciliaire, suscitant enfin un attachement qui stimule une identification bienveillante au lieu de vie[1].
Sur le terrain genevois, l’observation des espaces poreux et intercalaires investis par des formes de vie variées et interspécifiques a permis de redessiner, mais en le spécifiant localement, ce lien entre la climatisation des ambiances urbaines et le renforcement de l’habitabilité des espaces publics (leur capacité à accueillir des milieux d’habitation). L’analyse m’a conduit à estimer le degré variable de tolérance citadine envers les biens écologiques et urbains de proximité, qu’ils trouvent ancrage sur le frontage public des habitations, sur petites parcelles en friche, sur l’extension des trottoirs et le grignotage sur la rue, ou encore dans les édifices (publics ou privés) inoccupés ou réduits à une dispendieuse monofonctionnalité. Plus loin encore, les biens communs urbains de proximité permettent de faire résonner une éthique écologique, modeste en apparence, touchant à la régénération du vivant-alentour et à la communalisation des sols, du bâti accessible et des autres ressources-à-portée-de-main. En considérant que cette éthique peut infuser et être articulée à une reformulation du geste architectural (qui n’est aucunement l’apanage du seul métier d’architecte, mais s’étend à tout vivant aménageant un milieu d’habitation pour y vivre bien), s’affirme alors un moyen parmi d’autres de s’acclimater en déployant de nouveaux champs sensoriels. Un espace sensible attachant, capable de fournir un bienfait climatique et de désamorcer le fond anxiogène qui accompagne la crise climatique.
Références bibliographiques :
Armbruster Elatifi U., 2022. « Les personnes âgées et les fortes chaleurs », pp. 108-135, in Campanovo, R., Constellations Urbaines Vertes. Un guide pour accompagner les actions d’adaptation du milieu urbain aux fortes chaleurs, HES.SO/Genève.
Breviglieri M., 2022. « L’habitabilité des espaces publics et communs de proximité », 80-107, in Campanovo, R., Constellations Urbaines Vertes. Un guide pour accompagner les actions d’adaptation du milieu urbain aux fortes chaleurs, HES.SO/Genève.
Breviglieri M., Goeury D. et Gamal Said N., 2021. Résonances oasiennes. Approches sensibles de l’urbain au Sahara, Genève, MētisPresses.
Breviglieri M., 2018. « L’affadissement des villes méditerranéennes et la désacralisation de la figure de l’hôte », SociologieS, URL : https://journals. openedition.org/sociologies/6821
Breviglieri M., 1999. L’usage et l’habiter. Contribution à une sociologie de la proximité, EHESS.
Pattaroni L., 2021. « Revoisiner. La dimension hospitalière du monde », Faces, 80, p. 4-11.
Soulier N., 2012. Reconquérir les rues. Exemples à travers le monde et pistes d’action, Paris, Ulmer.
Tallagrand D., Thibaud J.-P. et Tixier N., 2021. L’usage des ambiances. Une épreuve sensible des situations, Éditions Hermann.
[1] La difficile question de l’extension des biens communs de proximité sur des échelles politiques susceptibles de les rendre intégrables aux enjeux environnements globaux n’est pas abordée ici.
Pour citer cet article :
BREVIGLIERI Marc, « Biens communs de proximité et pouvoir climatisant des ambiances urbaines. », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/21/biens-communs-de-proximite-et-pouvoir-climatisant-des-ambiances-urbaines/