Télécharger l'article. 0-2023 Raoul
« — Bonjour Maïwenn, est-ce que l’on peut se parler. C’est urgent, j’ai un gros problème. — Que se passe-t-il ? — C’est mon terrain. ». (Juillet 2017)
Un air estival habitait mes journées de juillet 2017 lorsque j’ai pris connaissance de ce message envoyé, via Facebook, par Dalia[1]. J’étais alors en France, elle au Pérou. Avec Dalia, nous nous rencontrons en 2014 et l’on partage depuis lors une proximité quelque peu « insolite ». Une proximité dont le mot pour la définir est encore à inventer. Une forme d’amitié en dehors des conventions classiques qu’englobe le terme. Moi, jeune femme française, à ce moment-là d’une vingtaine d’années, portée par les rêves et impulsée par l’insouciance. Elle, femme péruvienne approchant plutôt la quarantaine, abîmée, brisée par la vie et luttant au jour le jour pour se construire un brin de reconnaissance. C’est dans la différence que s’est tissée notre proximité. Une proximité qui m’a menée sur le chemin de la recherche, mais surtout une proximité qui m’a donné à voir la dureté, les injustices et la violence comme certaines des dimensions de mon sujet de thèse, à savoir le « monde » des terrains informels de la seconde ville du Pérou, Arequipa. Notre proximité a mis à mal la vision « romantique », origine de mon engagement dans un travail de recherche, et m’a amenée, dans le cadre d’une rigueur scientifique, à faire un pas de côté quant à mes attentes imaginées. Ce que je découvrais n’était pas ce que j’étais venue chercher.Construction d’un sujet de recherche dans la proximité
À plus d’une heure de transport du centre de la ville de Arequipa, le long de la route qui mène vers les Andes, se trouve l’asociación Virgen de las flores. Pour certains et certaines, c’est une invasión, pour d’autres une asociación, pour tous et toutes ce sont des terrains dits informels. Entre poussière et collines, une ville prend forme. Quand on arrive, autour de la place centrale se dessinent des rues aux tracés rectilignes et des milliers de terrains informels, pour la majorité rectangulaires, que l’on appelle des lotes. La première fois que je me suis rendue à l’asociación[2], en 2014, c’était un jour de semaine. J’étais venue rendre visite à Dalia là où elle vivait alors. J’ignorais encore que je ferai un jour une thèse sur ces espaces. Des bribes de vie se devinaient de manière parcellaire. Je percevais et décrivais le paysage comme « lunaire ». Je pensais que c’était parce que l’on était en pleine journée que peu de monde était présent. Je ne savais pas que la majorité des personnes qui possèdent un lote ne vivaient pas sur ce dernier. C’est ce que j’ai découvert en engageant mon travail de recherche de master. Pour la plupart, les lotes ne sont pas vraiment habités. Ce sont plutôt des lotes dans lesquels on investit, des lotes « ressources » face à l’incertitude : un terrain à vendre en cas de dette, un terrain sur lequel on peut installer un petit commerce lors de ses vieux jours, un bien que l’on achète à bas prix pour le revendre lorsqu’il aura pris de la valeur. Ce sont des terres « ressources » sans qu’il n’y ait en ces lieux, dans la grande majorité des cas, de « vie » au quotidien. Mais pour préserver son droit de possession du terrain, il faut justifier l’occupation fréquente du lieu. Aussi, une forme de présence y est souvent mise en scène pour faire valoir son droit d’avoir un lote, un terrain informel. Lors de mes visites en 2014, je n’avais aucune idée ni de l’histoire de ces espaces ni des pratiques qui les font exister. L’année suivante, en 2015, lors du tournage d’un film documentaire que je réalisais, Dalia a commencé à me parler desdites « invasiones ». Elle m’a expliqué comment elle a eu connaissance de l’action « d’envahir » par des réseaux de proximité puis elle m’a raconté les prises de possession des terrains, la lutte pour les garder, l’organisation en asociación, les tâches à réaliser en collectif : l’acquisition de terres et la construction de droits par et dans la proximité. Ce que je lirai également, plus tard, dans différents travaux menés sur les appropriations de terres au Pérou (Adams, N. et Golte, J., 1990 ; Degregori, C. I., Blondet, C., Lynch, N., 1986). Dalia vient de la sierra, c’est-à-dire les régions andines du pays. Elle est arrivée très jeune à Arequipa. Mère de trois enfants, elle n’a jamais eu de travail stable. D’employée domestique à vendeuse de nourriture dans la rue, elle vaque de « petits boulots » en « petit boulots » pour subvenir à ses besoins quotidiens et ceux de ses enfants. Elle acquiert un terrain informel en 2008. Pour elle, c’était une manière d’accéder à une forme d’autonomie lui permettant de quitter son travail d’employée domestique. Le terrain devient une ressource pour prétendre construire une bribe d’indépendance. Entre 2014 et 2015, elle change de logement. Elle ne vit plus sur son terrain car, pour reprendre ses mots, « c’est trop compliqué ». Pour diverses raisons, elle se retrouvait souvent seule à l’asociación. Elle avait peur. Elle décide de prendre une petite location située un peu plus proche de la ville, un peu moins dans les marges urbaines. Elle continue cependant à faire partie de l’asociación et fait tout pour préserver ses droits de membre et son terrain. Pour cela, elle doit être présente aux moments collectifs. Elle-même ou ses fils participent encore aux assemblées, aux tâches collectives et elle est à jour dans les cotisations qui lui sont demandées. Quand on se retrouve en 2016, sa situation n’a pas changé. De mon côté, en mai 2017, je décide d’engager un travail de recherche dans le cadre d’un master. Quelque peu fascinée, je dois le reconnaitre, par ces histoires d’invasiones que Dalia m’a racontées. Notre proximité m’amène sur le chemin de la recherche. À ce moment-là, j’aspire trouver des formes de résistances, d’organisation en collectif, des formes de citoyenneté de la marge….Désillusion par la proximité : quand la réalité de terrain n’est pas celle espérée/cherchée
Juillet 2017. Alors que je suis en France, Dalia me contacte via WhatsApp pour me dire qu’« on » a pris son lote dans l’asociación. Concrètement, en une nuit, des personnes se sont installées sur son terrain, ont fait disparaître l’ensemble de ses affaires et ont changé la serrure de son cuarto (petit habitat constitué de quatre murs de parpaings et d’un toit de tôle). Par mon travail ethnographique, je découvrirai que c’est une pratique courante dans ces espaces. Une réalité au caractère aujourd’hui endémique, conséquence, en partie, d’un tournant libéral des politiques publiques encadrant du foncier dans les années 1990 (Caldéron Cockburn, 2014, De Soto, 1986). Dalia est désemparée. Elle ne sait pas vraiment quoi faire. Moi non plus. Elle essaie de porter plainte. Cela n’aboutit pas, la police étant corrompue par le président de l’asociación. De mon côté, je contacte des personnes que je connais pour savoir comment l’aider. On me répond que c’est bien trop compliqué, que ce n’est pas possible. La seule chose que j’ai pu faire a été de lui transmettre l’ensemble des images que j’ai tournées sur son terrain pour qu’elle constitue un dossier avec un avocat. Les images sont en effet des « preuves » à faire valoir pour prouver l’occupation de lote. Le premier avocat avec qui elle a travaillé a profité de sa situation et de sa vulnérabilité. En réalité, il travaillait également pour le président de l’asociación et n’aidait donc pas Dalia. Cette dernière tente alors de faire avancer la situation par ses propres moyens en essayant de s’installer de nouveau sur son terrain. Proches du président, les voisins et voisines lui font remonter l’information. Desdits matones, une forme de milice interne, viennent « virer » Dalia puis la suivent pour l’intimider. Cette dernière prend peur et cesse de vouloir récupérer son terrain. Les proximités et les solidarités de ces espaces informels participent à la structuration dudit collectif mais aussi aux divisions et aux conflits au sein de celui-ci. Je retrouve Dalia en avril 2018 lorsque je suis de retour au Pérou pour engager ma recherche. Elle n’a toujours pas réussi à récupérer son terrain. Même si elle ne souhaitait pas redevenir employée domestique, elle a accepté un tel travail. La situation est particulièrement dure pour elle. Elle se confie beaucoup à moi. J’essaie, comme je le peux, de lui témoigner mon soutien en me sentant intérieurement dépassée. En mars 2020, quand les mesures de confinement sont mises en place pour tenter de freiner l’épidémie de covid-19, Dalia se retrouve sans logement. Les personnes chez qui elle travaillait comme employée domestique l’ayant « mise à la porte ». Elle n’avait plus rien. Par un petit réseau de connaissances dans l’asociación, elle va ensuite « protéger » le terrain d’un autre membre, elle deviendra cuidante[3]. Le mois suivant, en avril, elle apprend que son ancien terrain n’est pas occupé. Avec l’aide de son fils aîné, elle essaie une nouvelle fois de s’y installer. L’information circule une nouvelle fois très vite. Des matones arrivent. Elle et son fils sont frappés : « j’ai cru que j’allais mourir » me dira-t-elle des mois plus tard lorsqu’elle me relate l’histoire. Lorsqu’elle m’avait raconté initialement cet évènement en mai 2020 par Facebook, elle m’avait transmis une photo d’elle, le visage boursouflé, couvert d’hématomes. Je suis restée glacée et saisie d’impuissance devant l’image. Sur la base d’un travail autour de la vie quotidienne dans un contexte de violence armée au Mexique, Adèle Blazquez explique que « la violence s’insère dans les rapports de proximité » (Blazquez, 2022). En écho à cette perspective, mais de manière différente, c’est par notre proximité que j’ai perçu combien la violence était présente dans le quotidien de Dalia mettant ainsi en lumière la réalité de mon propre terrain de recherche tout en me laissant sans possibilités d’action. À appréhender, à construire, à entretenir : la proximité est un véritable enjeu sur le terrain. En tension avec « le devoir de distance » nécessaire à la production scientifique, la proximité comme relation interpersonnelle est indéniablement prise dans tout ce qui constitue également le « monde » enquêté. J’ai engagé une démarche de recherche impulsée par une envie de comprendre une forme de collectif, bercée par une utopie de résistance dont j’esquissais les contours à partir des récits de Dalia. Je m’imaginais cette résistance, je voulais la voir émerger, trouver ce théorique contre-pouvoir que j’aspirais à illustrer. Par la relation de proximité que j’entretenais avec Dalia, c’est une autre réalité qui s’impose à moi. Pour être honnête, j’ai mis un certain temps à la considérer. Je mettais ledit trafic de terrain et les violences qui le constituent de côté, je ne voulais pas les considérer dans mon objet. Ma posture sous-tendait un certain aveuglement. Avec du recul, je peux dire que celui-ci recelait une désillusion, celle de ne pas trouver ce que j’étais venue chercher. Aujourd’hui, je qualifie cette désillusion d’heuristique car la considérer et la saisir m’a permis de construire mon objet de recherche. Je ne pouvais contourner, esquiver ou occulter ces conflits, cette violence. Je les ai saisis puis questionnés pour comprendre ce qui était à l’œuvre dans la situation de Dalia et les processus qu’elle met en lumière. Une distance dans la proximité pour saisir la complexité. Finalement, la proximité que j’ai avec Dalia m’a amenée à « déromantiser » mon objet de recherche, une posture nécessaire pour engager un travail scientifique. Références bibliographiques : Adams N. & Golte J., 1990. Los caballos de Troya de los invasores. Estrategias campesinas en la conquista de la Gran Lima, Lima, Instituto de Estudios Peruanos. Blazquez A., 2022. Adèle Blazquez : Inscription de la violence dans les rapports de proximité et appréhension problématique des morts à Badiraguato (Sinaloa, Mexique). 17 octobre [Vidéo]. Canal-U. https://www.canal-u.tv/135606. Calderón Cockburn J., 2014. Miradas, ensayos sobre enfoques, políticas y estudios urbanos, Lima, Editoriales Vicio Perpetuo Vicio Perfecto. Degregori C. I., Blondet C. & Lynch N.,1986. Conquistadores de un nuevo mundo. De invasores a ciudadanos en san martín de porres. Lima, Instituto de Estudios Peruanos, Serie Migraciones y Cambios en la Sociedad Peruana. De Soto H., 1990 [1986], El Otro Sendero, Instituto Libertad y Democracía, Lima.[1] Les noms des personnes et des lieux (hormis la ville de Arequipa) sont des pseudonymes. [2] Je parle d’asociación et non d’association pour me distancier du sens français et de l’image d’association loi 1901 qui lui est associée. Les asociaciones sont bien différentes. L’asociación désigne à la fois le groupe d’appartenance, l’espace physique occupé par le groupe et l’existence légale à savoir, la persona jurídica, du groupe. [3] C’est assez courant que des personnes qui n’ont pas de logement, ni de terrain aillent sur un terrain non occupé pour le protéger. Occuper et protéger comme manière de payer le loyer. Pour citer cet article : RAOUL Maïwenn, « Proximité et violence.Réalités de terrain(s) dans l’informalité péruvienne. », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2585 Télécharger l’article en pdf.
« — Bonjour Maïwenn, est-ce que l’on peut se parler. C’est urgent, j’ai un gros problème. — Que se passe-t-il ? — C’est mon terrain. ». (Juillet 2017)
Un air estival habitait mes journées de juillet 2017 lorsque j’ai pris connaissance de ce message envoyé, via Facebook, par Dalia[1]. J’étais alors en France, elle au Pérou. Avec Dalia, nous nous rencontrons en 2014 et l’on partage depuis lors une proximité quelque peu « insolite ». Une proximité dont le mot pour la définir est encore à inventer. Une forme d’amitié en dehors des conventions classiques qu’englobe le terme. Moi, jeune femme française, à ce moment-là d’une vingtaine d’années, portée par les rêves et impulsée par l’insouciance. Elle, femme péruvienne approchant plutôt la quarantaine, abîmée, brisée par la vie et luttant au jour le jour pour se construire un brin de reconnaissance. C’est dans la différence que s’est tissée notre proximité. Une proximité qui m’a menée sur le chemin de la recherche, mais surtout une proximité qui m’a donné à voir la dureté, les injustices et la violence comme certaines des dimensions de mon sujet de thèse, à savoir le « monde » des terrains informels de la seconde ville du Pérou, Arequipa. Notre proximité a mis à mal la vision « romantique », origine de mon engagement dans un travail de recherche, et m’a amenée, dans le cadre d’une rigueur scientifique, à faire un pas de côté quant à mes attentes imaginées. Ce que je découvrais n’était pas ce que j’étais venue chercher.
Construction d’un sujet de recherche dans la proximité
À plus d’une heure de transport du centre de la ville de Arequipa, le long de la route qui mène vers les Andes, se trouve l’asociación Virgen de las flores. Pour certains et certaines, c’est une invasión, pour d’autres une asociación, pour tous et toutes ce sont des terrains dits informels. Entre poussière et collines, une ville prend forme.
Quand on arrive, autour de la place centrale se dessinent des rues aux tracés rectilignes et des milliers de terrains informels, pour la majorité rectangulaires, que l’on appelle des lotes. La première fois que je me suis rendue à l’asociación[2], en 2014, c’était un jour de semaine. J’étais venue rendre visite à Dalia là où elle vivait alors. J’ignorais encore que je ferai un jour une thèse sur ces espaces. Des bribes de vie se devinaient de manière parcellaire. Je percevais et décrivais le paysage comme « lunaire ». Je pensais que c’était parce que l’on était en pleine journée que peu de monde était présent. Je ne savais pas que la majorité des personnes qui possèdent un lote ne vivaient pas sur ce dernier. C’est ce que j’ai découvert en engageant mon travail de recherche de master. Pour la plupart, les lotes ne sont pas vraiment habités. Ce sont plutôt des lotes dans lesquels on investit, des lotes « ressources » face à l’incertitude : un terrain à vendre en cas de dette, un terrain sur lequel on peut installer un petit commerce lors de ses vieux jours, un bien que l’on achète à bas prix pour le revendre lorsqu’il aura pris de la valeur. Ce sont des terres « ressources » sans qu’il n’y ait en ces lieux, dans la grande majorité des cas, de « vie » au quotidien. Mais pour préserver son droit de possession du terrain, il faut justifier l’occupation fréquente du lieu. Aussi, une forme de présence y est souvent mise en scène pour faire valoir son droit d’avoir un lote, un terrain informel.
Lors de mes visites en 2014, je n’avais aucune idée ni de l’histoire de ces espaces ni des pratiques qui les font exister. L’année suivante, en 2015, lors du tournage d’un film documentaire que je réalisais, Dalia a commencé à me parler desdites « invasiones ». Elle m’a expliqué comment elle a eu connaissance de l’action « d’envahir » par des réseaux de proximité puis elle m’a raconté les prises de possession des terrains, la lutte pour les garder, l’organisation en asociación, les tâches à réaliser en collectif : l’acquisition de terres et la construction de droits par et dans la proximité. Ce que je lirai également, plus tard, dans différents travaux menés sur les appropriations de terres au Pérou (Adams, N. et Golte, J., 1990 ; Degregori, C. I., Blondet, C., Lynch, N., 1986). Dalia vient de la sierra, c’est-à-dire les régions andines du pays. Elle est arrivée très jeune à Arequipa. Mère de trois enfants, elle n’a jamais eu de travail stable. D’employée domestique à vendeuse de nourriture dans la rue, elle vaque de « petits boulots » en « petit boulots » pour subvenir à ses besoins quotidiens et ceux de ses enfants. Elle acquiert un terrain informel en 2008. Pour elle, c’était une manière d’accéder à une forme d’autonomie lui permettant de quitter son travail d’employée domestique. Le terrain devient une ressource pour prétendre construire une bribe d’indépendance.
Entre 2014 et 2015, elle change de logement. Elle ne vit plus sur son terrain car, pour reprendre ses mots, « c’est trop compliqué ». Pour diverses raisons, elle se retrouvait souvent seule à l’asociación. Elle avait peur. Elle décide de prendre une petite location située un peu plus proche de la ville, un peu moins dans les marges urbaines. Elle continue cependant à faire partie de l’asociación et fait tout pour préserver ses droits de membre et son terrain. Pour cela, elle doit être présente aux moments collectifs. Elle-même ou ses fils participent encore aux assemblées, aux tâches collectives et elle est à jour dans les cotisations qui lui sont demandées. Quand on se retrouve en 2016, sa situation n’a pas changé. De mon côté, en mai 2017, je décide d’engager un travail de recherche dans le cadre d’un master. Quelque peu fascinée, je dois le reconnaitre, par ces histoires d’invasiones que Dalia m’a racontées. Notre proximité m’amène sur le chemin de la recherche. À ce moment-là, j’aspire trouver des formes de résistances, d’organisation en collectif, des formes de citoyenneté de la marge….
Désillusion par la proximité : quand la réalité de terrain n’est pas celle espérée/cherchée
Juillet 2017. Alors que je suis en France, Dalia me contacte via WhatsApp pour me dire qu’« on » a pris son lote dans l’asociación. Concrètement, en une nuit, des personnes se sont installées sur son terrain, ont fait disparaître l’ensemble de ses affaires et ont changé la serrure de son cuarto (petit habitat constitué de quatre murs de parpaings et d’un toit de tôle). Par mon travail ethnographique, je découvrirai que c’est une pratique courante dans ces espaces. Une réalité au caractère aujourd’hui endémique, conséquence, en partie, d’un tournant libéral des politiques publiques encadrant du foncier dans les années 1990 (Caldéron Cockburn, 2014, De Soto, 1986). Dalia est désemparée. Elle ne sait pas vraiment quoi faire. Moi non plus. Elle essaie de porter plainte. Cela n’aboutit pas, la police étant corrompue par le président de l’asociación. De mon côté, je contacte des personnes que je connais pour savoir comment l’aider. On me répond que c’est bien trop compliqué, que ce n’est pas possible. La seule chose que j’ai pu faire a été de lui transmettre l’ensemble des images que j’ai tournées sur son terrain pour qu’elle constitue un dossier avec un avocat. Les images sont en effet des « preuves » à faire valoir pour prouver l’occupation de lote. Le premier avocat avec qui elle a travaillé a profité de sa situation et de sa vulnérabilité. En réalité, il travaillait également pour le président de l’asociación et n’aidait donc pas Dalia. Cette dernière tente alors de faire avancer la situation par ses propres moyens en essayant de s’installer de nouveau sur son terrain. Proches du président, les voisins et voisines lui font remonter l’information. Desdits matones, une forme de milice interne, viennent « virer » Dalia puis la suivent pour l’intimider. Cette dernière prend peur et cesse de vouloir récupérer son terrain. Les proximités et les solidarités de ces espaces informels participent à la structuration dudit collectif mais aussi aux divisions et aux conflits au sein de celui-ci.
Je retrouve Dalia en avril 2018 lorsque je suis de retour au Pérou pour engager ma recherche. Elle n’a toujours pas réussi à récupérer son terrain. Même si elle ne souhaitait pas redevenir employée domestique, elle a accepté un tel travail. La situation est particulièrement dure pour elle. Elle se confie beaucoup à moi. J’essaie, comme je le peux, de lui témoigner mon soutien en me sentant intérieurement dépassée. En mars 2020, quand les mesures de confinement sont mises en place pour tenter de freiner l’épidémie de covid-19, Dalia se retrouve sans logement. Les personnes chez qui elle travaillait comme employée domestique l’ayant « mise à la porte ». Elle n’avait plus rien. Par un petit réseau de connaissances dans l’asociación, elle va ensuite « protéger » le terrain d’un autre membre, elle deviendra cuidante[3]. Le mois suivant, en avril, elle apprend que son ancien terrain n’est pas occupé. Avec l’aide de son fils aîné, elle essaie une nouvelle fois de s’y installer. L’information circule une nouvelle fois très vite. Des matones arrivent. Elle et son fils sont frappés : « j’ai cru que j’allais mourir » me dira-t-elle des mois plus tard lorsqu’elle me relate l’histoire. Lorsqu’elle m’avait raconté initialement cet évènement en mai 2020 par Facebook, elle m’avait transmis une photo d’elle, le visage boursouflé, couvert d’hématomes. Je suis restée glacée et saisie d’impuissance devant l’image.
Sur la base d’un travail autour de la vie quotidienne dans un contexte de violence armée au Mexique, Adèle Blazquez explique que « la violence s’insère dans les rapports de proximité » (Blazquez, 2022). En écho à cette perspective, mais de manière différente, c’est par notre proximité que j’ai perçu combien la violence était présente dans le quotidien de Dalia mettant ainsi en lumière la réalité de mon propre terrain de recherche tout en me laissant sans possibilités d’action. À appréhender, à construire, à entretenir : la proximité est un véritable enjeu sur le terrain. En tension avec « le devoir de distance » nécessaire à la production scientifique, la proximité comme relation interpersonnelle est indéniablement prise dans tout ce qui constitue également le « monde » enquêté. J’ai engagé une démarche de recherche impulsée par une envie de comprendre une forme de collectif, bercée par une utopie de résistance dont j’esquissais les contours à partir des récits de Dalia. Je m’imaginais cette résistance, je voulais la voir émerger, trouver ce théorique contre-pouvoir que j’aspirais à illustrer. Par la relation de proximité que j’entretenais avec Dalia, c’est une autre réalité qui s’impose à moi. Pour être honnête, j’ai mis un certain temps à la considérer. Je mettais ledit trafic de terrain et les violences qui le constituent de côté, je ne voulais pas les considérer dans mon objet. Ma posture sous-tendait un certain aveuglement. Avec du recul, je peux dire que celui-ci recelait une désillusion, celle de ne pas trouver ce que j’étais venue chercher. Aujourd’hui, je qualifie cette désillusion d’heuristique car la considérer et la saisir m’a permis de construire mon objet de recherche. Je ne pouvais contourner, esquiver ou occulter ces conflits, cette violence. Je les ai saisis puis questionnés pour comprendre ce qui était à l’œuvre dans la situation de Dalia et les processus qu’elle met en lumière. Une distance dans la proximité pour saisir la complexité. Finalement, la proximité que j’ai avec Dalia m’a amenée à « déromantiser » mon objet de recherche, une posture nécessaire pour engager un travail scientifique.
Références bibliographiques :Adams N. & Golte J., 1990. Los caballos de Troya de los invasores. Estrategias campesinas en la conquista de la Gran Lima, Lima, Instituto de Estudios Peruanos.
Blazquez A., 2022. Adèle Blazquez : Inscription de la violence dans les rapports de proximité et appréhension problématique des morts à Badiraguato (Sinaloa, Mexique). 17 octobre [Vidéo]. Canal-U. https://www.canal-u.tv/135606.
Calderón Cockburn J., 2014. Miradas, ensayos sobre enfoques, políticas y estudios urbanos, Lima, Editoriales Vicio Perpetuo Vicio Perfecto.
Degregori C. I., Blondet C. & Lynch N.,1986. Conquistadores de un nuevo mundo. De invasores a ciudadanos en san martín de porres. Lima, Instituto de Estudios Peruanos, Serie Migraciones y Cambios en la Sociedad Peruana.De Soto H., 1990 [1986], El Otro Sendero, Instituto Libertad y Democracía, Lima.
[1] Les noms des personnes et des lieux (hormis la ville de Arequipa) sont des pseudonymes.
[2] Je parle d’asociación et non d’association pour me distancier du sens français et de l’image d’association loi 1901 qui lui est associée. Les asociaciones sont bien différentes. L’asociación désigne à la fois le groupe d’appartenance, l’espace physique occupé par le groupe et l’existence légale à savoir, la persona jurídica, du groupe.
[3] C’est assez courant que des personnes qui n’ont pas de logement, ni de terrain aillent sur un terrain non occupé pour le protéger. Occuper et protéger comme manière de payer le loyer.
Pour citer cet article : RAOUL Maïwenn, « Proximité et violence.Réalités de terrain(s) dans l’informalité péruvienne. », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2023/09/12/proximite-et-violence-realites-de-terrains-dans-linformalite-peruvienne/