« Gennevilliers est le centre du monde et Paris sa plus proche banlieue » ou le centre du monde comme pensée-outil pour décentrer l’habiter le monde.

Corinne Luxembourg
〉Professeuse en géographie et aménagement
〉Université Sorbonne Paris Nord
〉UR 7338 Pléiade
〉Cofondatrice et membre du comité éditorial de la revue GéoProximitéS

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Quiconque se sera approché un peu longuement de Gennevilliers, cette commune de la banlieue nord-ouest de la région parisienne, et/ou de ses habitant·es aura entendu une fois, au moins, cette affirmation : « Gennevilliers est le centre du monde ». Lors de l’ouverture des nouvelles stations de métro en 2008, une campagne de communication est construite par la municipalité en complétant « Paris se rapproche »

Figure 1. Panneau de communication annonçant l’ouverture des deux nouvelles stations de metro de la ligne 13 (Agnettes et Courtilles). Source : https://d-w.fr/fr/projects/the-paris-suburbs-public-bus-tour/
Figure 1. Panneau de communication annonçant l’ouverture des deux nouvelles stations de metro de la ligne 13 (Agnettes et Courtilles). Source : https://d-w.fr/fr/projects/the-paris-suburbs-public-bus-tour/

Gennevilliers centre du monde, provocation ? Sans aucun doute, pour une ville qui aura eu sa première station de métro seulement le 3 mai 1980 après des années de démarches, de manifestations, d’inaugurations de fausses stations… pour être enfin rattachée au réseau de transports en commun de la RATP et plus précisément à la ligne 13 : à cette banlieue-là comme à d’autres tout aussi populaires rien n’est donné.

La provocation comme une bonne blague, mais pas seulement. La proclamation des habitant·es de cette commune diffère beaucoup du titre octroyé par Salvador Dali à la gare de Perpignan. Le centre du monde n’est pas un nombril. Il est multiscalaire et complexe. Ce « centre du monde » n’est pas seulement pris dans l’alternative icône ou carrefour de Jean Laponce (2010). Au-delà de l’intérêt que l’on peut ou non porter à cette commune des Hauts-de-Seine, il se joue dans ce « être le centre du monde » une approche des proximités et du rapport au monde fondamentalement géographique et ontologique.

Du bout du monde à son centre.

En 1975, Jean Sommer chante Gennevilliers au bout du monde, repris plus tard par Jacques Bertin.

« Gennevilliers au bout du monde
C’est là que tout a commencé
[…]
C’est là que nos parents un jour ont débarqué
La mer depuis longtemps s’en était retirée
Les pauvres de la terre s’y donnent rendez-vous… »

Dans le duo classique en géographie centre-périphérie, la proximité n’est pas si évidente qu’elle y paraît de prime abord. Elle est physique, génère des mobilités pendulaires domicile-travail. Elle fonctionne par attraction et attractivité pour les services présents au centre. Mais si les transports en commun s’étendent et sont plus rapides, la périphérie est souvent de plus en plus éloignée pour les catégories populaires au fur et à mesure que le prix du foncier s’envole et avec lui les loyers, souvent peu contrôlés par les politiques publiques locales, si bien que le binôme centre-périphérie se caractérise plutôt par une mise à distance spatiale et temporelle quand ce n’est pas une mise à l’écart… au bout du monde. Plus le logement est éloigné du centre, moins la présence et la fréquence de transports en commun sont garanties, plus cela passe par une individualisation des moyens de mobilité. Le refus de proximité avec les catégories populaires de la part des classes aisées n’est ni nouveau, ni surprenant.

Toutefois, le rapport centre-périphérie s’il est un marqueur de la mise à distance des classes populaires dit quelque chose d’une organisation économique et politique qui s’étend concentriquement, ne proposant que le point de vue du centre à la périphérie. Abattant les barrières les péages et aux murailles, la dynamique métropolitaine centrifuge aura fini par prendre sa part des zones non aedificandi en s’y étendant autant qu’il lui ait possible. Le siège de la région Ile-de-France a migré à Saint-Ouen, les fonds du FRAC d’Ile-de-France sont à Romainville,… Le coût du foncier plus abordable est bien sûr la raison principale. Temporairement : parce que la présence des centralités de décision joue comme un facteur d’augmentation d’attractivité, de revalorisation du foncier. La proximité des institutions participe aussi des mises à distances. Façon de résoudre la question du couple proximité physique / proximité vécue, façon aussi de reposer le logement comme outil politique de la proximité.

Le processus de métropolisation est aussi celui-ci. La métrique zéro de la grande ville induite par la multiplicité de proximité, le gradient d’urbanité le plus élevé n’est pas sans développement voire exacerbation des inégalités. Il va de pair avec un rapport de domination spatial, souvent évacué.

Le renversement proposé par le déplacement du centre en banlieue n’est pas sans rappeler l’ouvrage de bell hooks Des marges au centre (2017), et semble à sa mesure reprendre la question de Gayatri Chakravorty Spivak Les subalternes peuvent-elles parler ? (2006). En termes géographiques : la banlieue, cette subalterne, peut-elle parler ? Que l’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas tant de parler que d’être entendue, c’est-à-dire écoutée et comprise. Dans la revendication des habitantes et des habitants de Gennevilliers d’être le centre du monde, il y a la nécessité d’affirmer la dignité d’avoir quelque chose à apporter au débat collectif, par exemple à celui de l’aménagement d’une métropole, sans se cantonner dans un rapport bicatégorisé, hiérarchisé entre ce qui serait relèverait du centre et ce qui relèverait de la périphérie. C’est un souhait de faire proximité, différemment.

Le centre du monde : un rhizome ?

Le déplacement du point de vue situé des marges au centre nécessite d’autres mots pour penser. Reprenons et continuons. Donc, à Gennevilliers il y a cette conscience d’être le centre portée par les habitantes et les habitants. Je l’ai dit, au-delà de la provocation, c’est une invitation à changer la focale par où l’on pense le monde et ses rapports. Dans le traditionnel duo centre-périphérie, c’est une opposition, binaire, uniformisatrice, voire normative. Penser depuis les marges nécessite d’en concevoir les diversités, si bien que ce n’est pas un centre du monde mais la multitude des centres des mondes. C’est alors penser la banlieue, cette périphérie comme le « lieu commun » si l’on convoque le système de pensée d’Edouard Glissant qui semble se prêter tout à fait à comprendre cette façon diverse d’appréhender la proximité.

Déplacer le centre en banlieue c’est aussi déplacer le rapport à la discontinuité, le fameux « passage du périph » ; c’est-à-dire affirmer qu’il n’est pas besoin d’être intra muros pour créer et s’émanciper et être surpris. Imaginons que l’on change les optiques. Pêle-mêle mettons en proximité réflexives les termes de Créolisation, de Relation, de Lieu commun, de Rhizome. Venus d’un autre bout du monde, ces concepts sont éclairants. La créolisation induit la mise en contact, en proximité d’éléments distincts, avec pour résultat l’inattendu, l’imprévisible.

« La créolisation exige que les éléments hétérogènes mis en relation « s’intervalorisent », c’est-à-dire qu’il n’y ait pas de dégradation ou de diminution de l’être, soit de l’intérieur, soit de l’extérieur, dans ce contact et dans ce mélange. Et pourquoi la créolisation et pas le métissage ? Parce que la créolisation est imprévisible alors que l’on pourrait calculer les effets d’un métissage. On peut calculer les effets d’un métissage de plantes par boutures ou d’animaux par croisements, on peut calculer que des pois rouges et des pois blancs mélangés par greffe vous donneront à telle génération ceci, à telle génération cela. Mais la créolisation, c’est le métissage avec une valeur ajoutée qui est l’imprévisibilité. » (1997)

Gennevilliers : un monde en Relation.

On rétorquera que toute ville et donc en particulier les métropoles est un lieu de créolisation justement garanti par cette métrique zéro fondement de la plus forte urbanité. Et en l’occurrence il est probable que l’on aurait tort : la métropole parce qu’elle est lieu d’accumulation du capital est mécaniquement lieu de fabrication des inégalités. Alors, de quel(s) monde(s) Gennevilliers est-elle le centre ? On aura compris qu’à la relégation des périphéries je préfère penser la banlieue comme un rhizome de centralités, diverses, créatives, innovantes. Cela induit nécessairement des liens, des circulations entre chacune d’elles. Changeons d’échelle, les marges sont différentes, les centres eux sont ceux anciens d’une vieille Triade des Nords. Et Gennevilliers, commune du Nord et lieu d’accueil des Suds. Voilà qui change le lieu de penser.

Ce n’est donc pas que Gennevilliers fasse preuve de chauvinisme et s’imagine un nombril, non ; c’est que ses rues portent en elles le monde, son état, ses difficultés, ses conflits, ses violences, l’expérience vécue des rapports de domination, des discriminations et tout autant la solidarité, en pleine conscience ; le tout ensemble. Elle n’est exempte de rien et est pleinement inscrite dans le monde. Ce n’est pas un centre qui génère le monde, c’est un centre qui est à l’image du monde et porte sa part du monde. Pour cette ville de banlieue et pour la banlieue plus généralement c’est là que s’inscrit le « centre du monde » et ceci de deux façons.

La première tient à l’histoire de la banlieue, faite de migrations, d’accueils, de rescapés. A Gennevilliers comme ailleurs il y a eu les travailleurs que les patrons d’entreprises, comme Chausson, ont fait venir du Maroc pour être salariés dans les usines au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu les Algériens et les Algériennes qui après s’être battu.es pour l’Indépendance sont resté.es, ayant construit des héritages amicaux, culturels et politiques bi-nationaux. Il y a eu des personnes venues du Chili, d’Uruguay, d’Argentine, du Sénégal… Toutes et tous venus rejoindre les Espagnol.es, les Portugais.es, les Grec.ques… Toutes et tous rejoint.es par les Malien.nes, les Burkinabés, les Tchétchènes, les Afghan·es, les Urkrainien.nes, des Palestinien.nes… et tant d’autres… La banlieue, à Gennevilliers, comme ailleurs est un lieu de refuge du monde en péril économique ou politique, du monde dissident, maltraité… c’est un lieu de recommencement et de rétablissement de la dignité. Ce qu’on appellerait la solidarité internationale, une Relation du faire en commun plutôt que de l’universel.

A ce propos, interrogé par Laure Adler en 2004, Edouard Glissant explique pourquoi à la notion d’Universel, il préfère celle de Relation (« L’invitation au voyage », 22 novembre 2004)

« A l’universel je préfère la Relation. La Relation c’est la quantité finie de toutes les particularités du monde sans en oublier une seule. La Relation c’est notre forme d’universel, notre manière, d’où que nous venions, d’aller vers l’autre et d’essayer de se changer en échangeant avec l’autre sans se perdre ni se dénaturer. » (2004)

La deuxième est plus locale, elle est celle de faire commune, cet échelon si malmené de la proximité démocratique. Faire « lieu commun » ou faire commune c’est la pensée qu’une communauté de personnes habitant le même endroit produit, par la dispute dialectique, un projet politique commun et se dote de moyens innovants d’imaginer, de produire l’espace pour le bien commun et donc pour le monde. La complexité est celle de faire « lieu commun », c’est-à-dire de produire l’espace expérientiel de la commune.

Le centre du monde est une pensée-processus multiscalaire et expérientielle : c’est-à-dire qu’elle ne peut être affirmée que par la récurrence de son expérience de « l’habiter le monde ».

Références bibliographiques :

Glissant, É. (2004). In Adler L. L’invitation au voyage,  émission télévisée du 22 novembre. https://www.youtube.com/watch?v=htIto1xtYBw

Glissant, É. (1997). Traité du Tout-Monde. Paris : Gallimard, coll. « Poétique ».

hooks, b (2017) De la marge au centre. Théorie féministe. Paris, Cambourakis. Sorcières.

Laponce, J (2001) « Le centre du monde: Icône ou carrefour ? », International Review of Sociology: Revue Internationale de Sociologie, 11:3, 299-307, DOI: 10.1080/03906700120104926

Spivak, G. C. (2006). Les subalternes peuvent-elles parler ? Paris. Ed. Amsterdam.

Pour citer cet article :
LUXEMBOURG Corinne, « « Gennevilliers est le centre du monde et Paris sa plus proche banlieue » ou le centre du monde comme pensée-outil pour décentrer l’habiter le monde », 0 | 2023 – , GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2664

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