Au plus près de la pente ? Quelques effets sensibles et ethnographiques de mobilités cyclables sur un terrain d’enquête en montagne

Felix de Montety
〉Chercheur postdoctoral
〉Université Grenoble Alpes
〉Pacte, ITTEM 〉

〉Article court

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Saint-Christophe est une vaste commune où 110 habitants vivent aujourd’hui au cœur du grand fer à cheval que dessinent les crètes du massif des Écrins. Surplombée par la centaine de sommets de plus de 3000 mètres que compte son territoire deux fois moins densément peuplé que la Mongolie, on y accède par une unique route qui, pendant 15 kilomètres, traverse gorges, tabliers d’éboulis et pentes avalancheuses. Après quelques semaines à me rendre dans le bourg et les hameaux épars de ce village de montagne dans le cadre d’un travail de recherche sur les évolutions de la toponymie comme marqueur d’appropriation de l’espace dans les Alpes, ce territoire de l’isolement et du vertige m’est peu à peu devenu familier et même incorporé. Il m’a fallu un peu plus de temps encore pour comprendre que mon mode de déplacement n’y était pas étranger, me poussant depuis à me demander quel rapport au lieu d’enquête peut contribuer à construire l’usage du vélo comme moyen de transport dans un contexte scientifique. Que se passe-t-il donc quand on effectue une recherche en géographie en se déplaçant sur un tel terrain rural sans utiliser les moyens de transport les plus rapides ? Est-ce la lenteur qui nous rend alors plus proches du monde que nous aspirons à comprendre ? Est-ce l’absence de barrières physiques entre nos sens et l’environnement de déplacement qui stimule cette relation, l’effort effectué pour se mouvoir, ou encore le sentiment diffus que dévier d’une norme rend sensible ce que celle-ci invisibilise ?

Je ne me croyais pas fait pour partir sur les traces de la proximité, m’étant épanoui le temps d’une thèse sur l’Asie centrale dans la traversée critique de cartographies du lointain (Montety, 2019), mais les aléas et chances d’un début de carrière sinueux m’ont donné l’occasion de construire au cœur des Alpes un projet de recherche assumant au contraire une approche tout à fait locale. C’est assez naturellement à vélo que j’ai commencé à mener cette enquête. J’ai effectué ce choix, comme des millions d’autres vélotafeuses et vélotafeurs en France, par agrément, pragmatisme et idéal peut-être, mais sans imaginer alors que ce que je voyais comme un mode de transport tout simplement plus souhaitable que les autres se trouverait bientôt infléchir mon processus de recherche lui-même.

L’abondante littérature scientifique sur des sujets connexes aurait pu me mettre plus tôt sur cette voie, quoique la question de l’usage du vélo comme mode de déplacement sur les terrains de recherche en sciences sociales semble jusqu’alors avoir été peu explorée par les spécialistes du « voyage sensuel » (Cox, 2019) caractéristique des mobilités cyclables. Les observations trouvées sur le « vélotaf scientifique » et ses effets potentiels semblent en effet s’inscrire dans des travaux dont l’objet principal est la pratique cycliste elle-même, notamment quand l’observation participante est mobilisée pour étudier diverses caractéristiques socio-spatiales du cyclisme urbain (Shapiro Anjaria, 2021). Qu’en est-il en revanche quand l’objet d’étude investigué n’a en lui-même rien à voir avec cette pratique, comme dans mon enquête, ou celle de Yannis Nacef, dont l’usage du vélo sur son terrain est indiqué dans un article publié récemment dans cette même revue (Nacef, 2023, 7) ? Les effets épistémologiques de ce qui serait une approche cyclable du terrain de recherche peuvent certes sembler proches de ceux de la marche, voire par certains aspects ceux du covoiturage et des transports en communs, mais elle semble à y regarder plus finement constituer entre ces modes de transport une forme d’appréhension du terrain d’enquête qui mériterait un examen spécifique.

Le “Pont du Diable”et la Tête des Fétoules. Photographie F. de Montety.
Le “Pont du Diable”et la Tête des Fétoules. Photographie F. de Montety.

Une enquête « de plein vent »[1]

C’était encore l’été quand j’ai commencé mes recherches, mais les grandes vacances étaient terminées, l’air avait commencé à se rafraîchir et les touristes se faisaient plus rares. Le constat des effets du réchauffement climatique dans cette vallée sensibilisée depuis longtemps aux enjeux environnementaux était un des thèmes de prédilection dans les cafés et refuges : on venait d’ailleurs de fermer un refuge dont le socle rocheux avait été irrémédiablement fragilisé par la fonte du glacier qui le stabilisait jusqu’alors et les bergers étaient affligés par le manque d’eau. Le beau temps aidant, c’est tout naturellement à vélo que j’ai commencé à faire des rencontres, à collecter les impressions situées, les souvenirs et les archives dont l’analyse nourrit depuis mon travail.

Monter au village à la pédale, ou plutôt par la « chair » et le « poumon » (Davidson, 2022), c’est se rendre sensibles aux particularités du territoire, se mettre au diapason de sa population qui « vit à l’oblique », pour reprendre l’expression de l’architecte Claude Parent (Parent, 1970). On quitte d’abord la plaine d’Oisans, déjà située à plus de 600 mètres d’altitude, et pédale pendant une dizaine de kilomètres d’un côté ou de l’autre du cours tranquille d’un torrent, qui devient mouvementé. Il faut alors s’engager prudemment dans les lacets raides qui gravissent le verrou où commence le territoire de la commune. En haut de ce ressaut commence un autre monde, où s’offrent d’abord à la vue une petite plaine alluviale encadrée par des murs de gneiss de centaines de mètres de haut puis, au loin, quelques sommets enneigés.

Au début de l’automne, on sent monter de la chaussée l’odeur musquée des premiers troupeaux de moutons qui avaient été guidés là à pied par leurs bergers depuis les prairies d’altitude : de toute la commune, c’est le seul endroit où les camions de transport peuvent venir les chercher, la route n’étant pas au-delà accessible à de si gros véhicules. Il reste alors trois cent mètres de dénivelé pour arriver au bourg, quatre kilomètres plus loin, en empruntant d’autres lacets dessinés dans une paroi raide. Après ce petit centre communal, qu’on appelle ici « la ville », la route est fermée en hiver et non-déneigée. Remontant en pente douce la vallée en traversant les derniers hameaux d’altitude jusqu’à La Bérarde, elle est au contraire fréquentée l’été par les véhicules des dizaines de randonneurs et alpinistes qui partent chaque jour arpenter le Parc National des Écrins. Là où elle s’arrête commencent les sentiers, sous les sommets dont les noms d’Ailefroide, La Meije, Barre des Écrins, convoquent l’imaginaire de l’histoire de l’alpinisme.

La “Ville”. Photographie F. de Montety.
La “Ville”. Photographie F. de Montety.

De l’incorporation à la proximité

Avec le temps, les routes et chemins vers et dans ce territoire communal où tout me semblait exceptionnel me sont devenus ordinaires, jusqu’à constituer un réseau de parcours potentiels dont l’enjeu n’était plus seulement mon déplacement de lieu en lieu (avec pour contraintes l’orientation, l’effort physique ou la durée du trajet), mais l’appréhension plus ou moins consciente d’un faisceau expérientiel (avec pour saillances les évolutions du paysage et des usages de l’espace, la perception de présences humaines et non-humaines, d’un ensemble d’atmosphères mouvantes à la fois visuelles, sonores, aérauliques, et affectives). Tandis que la granularité du territoire communal se donnait à sentir, que s’édifiaient les relations suivies avec les lieux et les personnes, les mois passaient, et les torrents inondant la piste cyclable à l’automne, la boue dans les chemins m’ont obligé à changer la première partie de mon itinéraire, mais lorsque l’hiver est venu, le vélo s’était imposé comme médiateur de mon travail de terrain et était devenu un véritable choix.

La route, l’hiver. Photographie F. de Montety..
La route, l’hiver. Photographie F. de Montety..

En m’interrogeant sur l’évolution de ma perception des variations atmosphériques et paysagères et l’acquisition progressive d’un plus large spectre de nuances dans mon rapport aux lieux traversés sur le territoire communal, j’ai compris que ces trajets à vélo n’étaient pas un phénomène périphérique à l’apprivoisement mutuel, mais qu’ils en étaient un agent actif et jouaient un rôle central dans mon rapport aux personnes que je rencontrais. Pourquoi n’avais-je d’abord rien perçu de ce que mes propres déplacements faisaient à mon enquête, comme s’ils n’en faisaient pas partie et ne constituaient qu’un problème de logistique ?

Puisque comme l’a expliqué Franciso Varela, « la cognition dépend des sortes d’expériences qu’induit la possession d’un corps doté de différentes capacités sensorimotrices » (Varela, 1993, p.172), et puisque que le déplacement vers et sur le lieu d’enquête participe de l’expérience incorporée du travail scientifique, il est certain que le fait d’opérer ce déplacement par un moyen de transport engageant le corps dans son ensemble a des conséquences sur l’appréhension de ce lieu et la réalisation de ce travail. Le « corps pensant » mobilisé dans le cadre professionnel est un corps qui perçoit, mais qui est aussi perçu et est agent d’interactions : c’est le cas des personnels du soin, du fameux garçon de café de Sartre, mais aussi bien sûr des géographes. 

Nombre des habitants de la commune travaillent en aval dans la vallée ou dans les stations touristiques voisines, y font des courses, s’y rendent pour des rendez-vous réguliers ou ponctuels, et empruntent donc quotidiennement en voiture cette route, où la conduite demande une grande vigilance. La construction d’un lien entre nous est alors facilitée par le déplacement à vélo lors duquel je suis en montée à la fois très lent et facilement identifiable, et une part des résidents permanents a alors pour réflexe d’engager spontanément la conversation, par curiosité ou pour marquer un soutien amusé, en évoquant souvent les conditions météorologiques, l’état de la chaussée ou le souvenir de passages précédents. Les rencontres avec des habitants résidant en bord de route sont aussi l’occasion de transmission d’anecdotes, de petits services ou de documents et objets à destination d’autres habitants et habitués du village. Ce qui serait une approche cyclable du terrain de recherche prend en effet tout son sens en tant que mode de construction du lien. 

Ces déplacements non-motorisés semblent alors participer d’une « proximité géographique » qui n’est pas synonyme de « localisation », selon la distinction depuis longtemps opérée dans les travaux dédiés à la notion de proximité, mais qui est « relationnelle » et « temporaire » (Rallet, Torre, 2004) en ce qu’elle s’inscrit dans des relations inter-personnelles qui n’ont pas vocation à être permanentes, dans mon cas parce que je ne réside pas dans cette commune et que mon projet de recherche prendra fin dans quelques mois.

Dans ce cadre dont l’expérience ordinaire est marquée par des contraintes topographiques et atmosphériques fortes qui brouillent la perception des notions de distance et d’isolation (on y compte les trajets en mètres de dénivelé positif plutôt qu’en kilomètres de trajet mais la couverture mobile est généralement excellente, mais peut aussi être totalement déficiente), la construction de la proximité au cœur du processus ethnographique apparaît donc enfin comme un travail sur le temps, son étirement et son accélération, ses périodes, ses rythmes et ses échelles quotidienne, saisonnière, climatique et même géologique. Alors que les transitions environnementales contemporaines modifient profondément les territoires, leurs paysages, les ressources, les connaissances et les modes et rythmes de vie qui y sont associés, il semble donc plus que jamais nécessaire de prendre en compte les effets des différentes formes de mobilité dont nous faisons usage dans nos pratiques scientifiques, pour tâcher de mieux lire dans les proximités géographiques ordinaires la profondeur des scalarités du temps.

Retour à la plaine. Photographie F. de Montety.
Retour à la plaine. Photographie F. de Montety.

Références bibliographiques

Montety F. de, 2019. « Mapping Other and Self: Space, Language, and Identity in the Modern European Geographical Imagination of Central Asia », Imago Mundi, n° 71, 2019, 234-235. https://doi.org/10.1080/03085694.2019.1607102

Cox P., 2019. Cycling: A Sociology of Velomobility, Abingdon, Routledge. chapitre 5 « Sensuous journeying »

Shapiro Anjaria J., 2021. « Ethnography on the Move: Doing Fieldwork on a Bicycle », Ethnographic Marginalia, 20 janvier 2021 [en ligne : https://ethnomarginalia.com/ethnography-on-the-move-doing-fieldwork-on-a-bicycle/]

Dardel E., 1990. L’Homme et la Terre, Paris : CTHS

Davidson A., 2022. « Cycling Lungs: Understanding Mobile Subjectivity as Enfleshed », Antipode, n°54, 218-239. https://doi.org/10.1111/anti.12767

Febvre L., 1968. Le problème de l’incroyance au XVIIIe siècle : La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel

Nacef Y., 2023. « Les hameaux de montagne à l’écart et la recherche de la distance », GéoProximitéS, n°0 « Ma Proximité ». https://quamoter.hypotheses.org/1799

Parent C., 1970. Vivre à l’Oblique, Paris : L’Aventure Urbaine

Rallet A., Torre A., 2004. « Proximité et localisation », Économie rurale, n°280 « Proximité et territoires », 25-41. https://doi.org/10.3406/ecoru.2004.5470

Varela, F, Thompson E., Eleanor Rosch E., 1993. The Embodied Mind: Cognitive Science and Human Experience, Boston, MIT Press

[1] Toutes les photographies ont été prises par l’auteur à Saint-Christophe le 17 février 2023.

[2] L’expression a été créée par Lucien Febvre puis reprise par Eric Dardel (Febvre, 1968, 357 ; Dardel, 1990, 109)

Pour citer cet article :
MONTETY Felix de, « Au plus près de la pente ? Quelques effets sensibles et ethnographiques de mobilités cyclables sur un terrain d’enquête en montagne», 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2219

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