Télécharger l'article. 0-2023 Bourdeau-Lepage
Elle n’avait pas très envie de faire ce long voyage mais elle y était obligée. Elle avait tout fait pour retarder ce déplacement. Mais, il ne lui était plus possible désormais d’avancer sur ce projet sans interagir en face à face avec ses collègues.
Elle savait que tout ne pouvait pas se régler à distance car nombre d’informations ne circulaient pas via les technologies de l’information et de la communication, notamment ce que les économistes nommaient, à la fin du 20e siècle, les informations tacites. Il lui fallait rencontrer en chair et en os ses collègues, leur serrer la main, dîner avec eux ou partager un moment convivial, en d’autres termes, être en proximité géographique avec eux, au moins temporairement. Elle était consciente que c’était à travers ces activités et moments sociaux que se nouaient les affinités et se construisaient la confiance, le langage commun indispensables pour travailler ensemble et, ainsi, faire groupe. Elle ne pouvait pas échapper à ce processus. Même si elle n’avait jamais eu le sentiment de ressembler à ses collègues, malgré les points communs qui la reliaient à eux, elle ne pouvait nier son appartenance à cette communauté de chercheurs. N’était-ce pas ce sentiment d’appartenance qui lui permettait de travailler avec eux, de participer à des projets, d’obtenir des financements ? Elle faisait indéniablement partie de ce milieu. N’en avait-elle pas acquis les codes ? Ne lui permettaient-ils pas d’échanger avec ces collègues ?
Ainsi, même si depuis son départ de la capitale, où se situait son laboratoire de recherche, elle avait mobilisé toutes les formes d’interactions à distance, elle savait qu’elle ne ferait pas l’économie de ce voyage. Elle avait simplement cherché à en reculer l’échéance au point de mettre en péril sa santé et son projet de recherche.
Depuis quelques semaines, elle était épuisée par les nombreuses réunions en visioconférence. Elle avait le sentiment d’être un être social virtuel et de ne plus avoir de corporalité. Elle disait à son entourage être « en mode robot ». Elle passait parfois plus de douze heures par jour devant son ordinateur. Elle avait des douleurs aux jambes, qu’elle savait être causées par la station assise prolongée. Bien souvent, au quotidien, elle communiquait plus avec ses collègues de Paris qu’avec les personnes qui se trouvaient à côté d’elle. Elle était lasse de cette proximité virtuelle et des sollicitations ininterrompues des étudiants, collègues, administratifs, journalistes, acteurs territoriaux qui exigeaient toujours des réponses immédiates. Cependant, ce qui l’épuisait encore plus, c’étaient les nombreux courriels qu’il lui fallait écrire pour résoudre un problème provoqué par la mauvaise compréhension d’un écrit ou d’un propos en visioconférence. Elle se savait victime des effets pervers des technologies de l’information et de la communication. L’immédiateté était devenue la règle dans une société où, depuis ses trente ans, les relations sociales et l’intimité s’étaient transformées. Elle avait eu l’espoir de s’y soustraire en établissant une distance physique importante avec son laboratoire. C’est pourquoi elle avait choisi un nouvel espace de vie, loin de la grande ville dont elle savait les rythmes de vie accélérés. Mais l’illusion fut de courte durée, une fois passé le moment de l’installation estivale. Aujourd’hui, elle se demandait si elle avait réellement fait le bon choix.
Elle avait quitté la capitale, où elle avait vécu jusqu’à ses 50 ans, poussée par l’envie irrépressible de vivre le quotidien d’un petit village de l’Aunis et de sentir l’air marin. Elle s’imaginait alors, pouvoir aller prendre un café au bar le matin, écouter les conversations, participer à la vie de village, profiter de balades en bord de mer et de moments de contemplation paisibles. Elle était bien loin de cette vie à laquelle elle aspirait.
Malgré elle, tous les jours, elle se trouvait téléportée dans le tourbillon des courriels, des visioconférences, des textos, des appels WhatsApp et se demandait ce qu’elle faisait en Aunis. Ne serait-elle pas mieux dans la capitale près de son université, où elle pourrait se rendre à pied ? Ne serait-ce pas plus bénéfique pour sa santé ? Ne pourrait-elle pas ainsi éviter une partie des trop nombreuses visioconférences et des avalanches de mails ? Ne pourrait-elle pas résoudre plus facilement les problèmes présents ou à venir en discutant en face à face, lors d’un déjeuner ou autour d’un café avec ses collègues ? Tout cela ne serait-il pas plus humain, la proximité géographique permanente facilitant grandement, dans de nombreux cas, les interactions ? Ces questions surgissaient en elle, bien souvent mais il suffisait qu’elle lève la tête et regarde devant elle, à travers la fenêtre ouverte, pour se persuader qu’elle avait fait le bon choix.
Devant elle, la mer, dans sa robe azur, impétueuse, lui murmurait des mots doux, éveillant ses sens dans le va-et-vient incessant des vagues. Le temps d’un moment, saisie par la nature, elle devenait un être sensible, être vivant, être de sens. Un courant de chaleur la parcourait. Elle éprouvait un grand plaisir et un sourire naissait sur son visage. L’émotion qu’elle ressentait lui clamait qu’elle était là où elle devait être.
Aussi, en ce premier jour de printemps 2023, se résigna-t-elle à réserver, sur internet, un billet de train pour passer une semaine à Paris. Elle savait que la plupart de ses collègues seraient assez libres dans les jours à venir. C’était le moment où jamais d’aller travailler avec eux et de faire avancer ce projet. Elle se promit de garder en mémoire les effets positifs de cette proximité géographique retrouvée temporairement avec ses collègues et de faire abstraction de la surcharge environnementale qu’elle allait subir, du bruit, de la pollution, de la promiscuité dans les transports en commun et de l’absence de paysage marin. Elle se dit que c’était pour la bonne cause et qu’elle pourrait aussi profiter des avantages de la grande ville. Elle irait au théâtre et dans l’un des bistrots qu’elle affectionnait depuis de nombreuses années, en raison de la diversité des clients et de la gentillesse des patrons, qui avaient su en faire un lieu à l’ambiance si atypique.
Elle réalisa alors que c’était en elle que se trouvait la solution à la surcharge virtuelle qu’elle subissait. Elle devait ralentir le rythme des échanges et optimiser le flux d’information. Cela devait passer par une utilisation plus modérée et non automatique de la proximité virtuelle. N’avait-elle pas tout fait pour ne plus être exposée quotidiennement à la surcharge environnementale urbaine ? Elle devait bien être capable de mettre en place des dispositifs pour humaniser ses échanges et éviter cette surcharge virtuelle. Elle restait persuadée que cela ne pouvait se faire qu’avec ses collègues. Elle se promit de leur en parler lors de son séjour à Paris et se réjouit de les voir quelques jours plus tard.
Références bibliographiques Bourdeau-Lepage, L. et Huriot, J.-M., 2009, « Proximités et interactions : Une reformulation », Géographie, Économie, Société, 2009-3, vol. 11, p. 233-249. Bourdeau-Lepage, L. et Torre, A., 2020, « Proximity and agglomeration, two understanding keys of city”, in Urban Empires, Cities as Global Rulers in the New Urban World, Glaeser, E. Kourtit, K. and Nijkampf, P., United States, New-York, Routledge, p. 158-172. Colletis, G. et Pecqueur, B., 2005, « Révélation de ressources spécifiques et coordination située », Économie et institutions, 6-7, p. 51-74. Rallet, A. et Torre, A., 2005, « Proximity and localization”, Regional Studies, 39 (1), p. 47-60. Pour citer cet article : BOURDEAU-LEPAGE Lise, « La difficile alliance des formes de proximités en matière de bien-être », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2209 Télécharger l’article en pdf