Les commerçant·es, acteur·trices de proximité de leur quartier

Shopkeepers, proximity players in their neighbourhoods

Ulrike Armbruster Elatifi
〉Docteure ès science de la société
〉Maître d’enseignement
〉Haute école de travail social, Genève 〉

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Résumé : Le questionnement déployé dans cet article porte sur deux axes : le premier axe s’intéresse aux usages de l’espace urbain par les personnes âgées ; le deuxième axe interroge les pratiques des commerçant·e·s comme acteur·e·s de la proximité au sein d’un quartier et auprès du public âgé en particulier. La partie empirique est constituée par deux recherches ethnographiques et participatives, menées dans une ville suisse. Les résultats montrent que les commerces de proximité forment un environnement social et culturel incitant à de nouvelles habitudes qui favorisent l’interaction avec autrui et avec son environnement, rompant ainsi l’isolement social des personnes âgées. Les commerçant·e·s se révèlent être l’une des chevilles ouvrières de ce travail de proximité et de prise en soin du quartier.


Mots-clés : commerces, espace urbain, familiarité, isolement social, personnes âgées, proximité, quartier, vieillissement

Abstract: This article focuses on two lines of inquiry: the first looks at how older people use urban space; the second examines the practices of shopkeepers as actors of proximity within a neighborhood, and with older people in particular. The empirical part is made up of two ethnographic and participatory studies carried out in a Swiss city. The results show that local shops provide a social and cultural environment that encourages new habits of interaction with others and their environment, thus breaking the social isolation of the elderly. Shopkeepers are proving to be one of the linchpins in this work of proximity and care for the neighbourhood.


Keywords: shops, urban space, familiarity, social isolation, seniors, proximity, neighborhood, aging

Les commerces de proximité jouent un rôle, au quotidien, dans la vie de quartier. Ils augmentent l’attractivité de l’espace urbain. Ainsi, une étude effectuée dans différents quartiers à Genève a montré que la majeure partie des interactions entre les personnes dans l’espace urbain impliquait des commerces (Felder et al., 2016). Cependant, il n’existe que peu de recherches qui portent sur la manière dont les commerçant·e·s soutiennent, tissent, renforcent et maintiennent les liens sociaux, ce « sentiment de familiarité et d’attachement » dans un quartier, et avec le public âgé en particulier (Pignolo & Hummel, 2024, p. 13). Dans son travail de doctorat, Ulrike Armbruster Elatifi (2024) relève que les personnes âgées ne sortent guère dans l’espace urbain sans raison. « Faire ses courses » comme raison de la sortie a été évoqué par toute·s les enquêtée·s de sa recherche, sans exception.

Les commerçant·e·s comme acteur·trice·s de proximité est étudié ici à travers le prisme du public âgé et de la problématique de l’isolement social. Cet article tente de mettre en lumière la place des commerçant·e·s dans la construction du sentiment de familiarité et d’ancrage au sein d’un quartier. La discussion des résultats de terrain permet, d’une part, de comprendre les usages des personnes âgées dans leur vie au quotidien, et d’autre part, d’identifier comment les commerçant·e·s sont des agent·e·s de proximité. En effet, dans leur pratique, ces dernier·ière·s développent des actions ayant un effet atténuant sur l’isolement social de leur clientèle. Certaines valeurs les portent qui se traduisent par des gestes et des interventions parfois minimes et peu perceptibles, mais qui leur sont propres. Ils·elles n’ont pas comme mission professionnelle d’intervenir dans l’accompagnement du public seniors, bien que cela peut être le cas dans leur pratique professionnelle comme nous le verrons ultérieurement. C’est ainsi qu’ils·elles permettent aux personnes âgées de se « maintenir dans le monde », voire de garder « prises » sur le monde (Caradec, 2007).

1 . Contours théoriques et méthodologiques

Le concept de proximité est au centre de cet article. Deux grands courants ont marqué ce concept : celui des interactionnistes, qui distinguent les proximités géographique et organisée, et celui des institutionnalistes, qui défendent les proximités géographique, organisationnelle et institutionnelle (Niasse et Kane, 2024). Il apparaît que dans cette conception, la question de la distance est fondamentale. Cependant, plusieurs recherches montrent que la proximité comprend aussi des dimensions temporelles, affectives et sociales (Lemarchand, 2016 ; Thorel, 2023).

Concernant les commerces, la littérature scientifique développe largement les rôles qu’ils jouent au sein d’un quartier ou d’une ville. Les éléments comme le lien et l’interaction sociale reviennent largement (Lemarchand, 2016 ; Bazaud, 2019 ; Moreno, 2021 ; Cours des comptes, 2023 ; Lebrun, 2023), tout comme le rôle de dynamisation économique (Bazaud, 2019 ; Collectif Rosa Bonheur, 2019 ; Cours des comptes, 2023 ; Lebrun, 2023) et local (Lemarchand, 2016 ; Bazaud, 2019 ; Lebrun, 2023 ; Cours des comptes, 2023). Les commerces de proximité doivent être commodes, facilement accessibles (Lemarchand, 2016) et atteignables à pied (Bazaud, 2019). De cette manière, ils soutiennent le développement durable (Lemarchand, 2016 ; Bazaud, 2019) et permettent l’adaptation aux nouvelles contraintes environnementales (Moreno, 2021). Ils répondent aux besoins locaux (Lebrun, 2023), sont source d’attractivité (Cours des comptes, 2023), d’apaisement et d’amélioration de la qualité de vie (Lebrun, 2023). Le Collectif Rosa Bonheur (2019) évoque d’autres rôles comme ceux d’être des lieux de rencontre, d’échange de services et d’information, de renforcement du sentiment d’appartenance et de soutien aux groupes vulnérables.

Au niveau des formes de proximité développées par les commerces, elles se résument à des échanges de services (Bazaud, 2019 ; Thorel, 2023), des réseaux d’information (Bazaud, 2019), d’entraide (Thorel, 2023) et de soutien (Collectif Rosa Bonheur, 2019). Les commerces ouvrent à l’interaction affective, de voisinage et intergénérationnelle (Thorel, 2023), voire à la solidarité économique (Collectif Rosa Bonheur, 2019). Enfin, le profil des personnes investissant les commerces de proximité comprend les personnes âgées ainsi que les travailleur·se·s locaux (Lemarchand, 2016 ; Lassaube, 2022 ; Lebrun, 2023 ; Thorel, 2023). D’autres usager·ère·s sont les résident·e·s locaux (Lemarchand, 2016 ; Lassaube, 2022 ; Lebrun, 2023 ; Thorel, 2023), les familles avec jeunes enfants (Lemarchand, 2016 ; Lassaube, 2022), les touristes et visiteurs (Lassaube, 2022 ; Thorel, 2023), les jeunes et étudiant·e·s (Lebrun, 2023 ; Thorel, 2023), les personnes à mobilité réduite (Lassaube, 2022) et les consommateur·trice·s engagé·e·s (Lemarchand, 2016).

Aujourd’hui, les pratiques d’achat et de consommation se sont radicalement modifiées (Péron, 2001 ; Lebrun, 2024 ; Petit, 2024), impactant la place des commerces de proximité dans les quartiers et les villes. Pour Péron (2001) et Lebrun (2024), les commerces de proximité relèvent dorénavant davantage de commerces de dépannage, ouverts 24h/24 et 7j/7, fournissant des produits de première nécessité et portant les stigmates de la marginalité et de l’exclusion. Si la littérature scientifique se centre sur le rôle, la place, le public, les pratiques de consommation, elle ne développe que peu la manière dont les commerçant·e·s créent ces liens de proximité, comment ils·elles investissent les dimensions temporelles, affectives et sociales de la proximité.

Dans cet article, il est fait référence à deux recherches. Elles se situent en Suisse, et plus précisément dans le canton de Genève. La première recherche, se basant sur une démarche ethnographique, s’est déroulée entre 2017 et 2022. Elle avait pour thématique les usages de l’espace urbain par les personnes âgées (Armbruster Elatifi, 2024). Dans cette recherche, l’intérêt s’est porté sur les actions, les phénomènes locaux et de proximité des personnes âgées. Pour y parvenir, deux quartiers distincts ont été étudiés, l’un se situant en centre-ville et l’autre dans le suburbain, plus particulièrement dans une cité HLM (habitat à loyer modéré). Vingt personnes, âgées de 66 ans à 87 ans, ont participé à la recherche. Le suivi s’est étendu sur deux années, au rythme d’une rencontre par trimestre. Afin de saisir les usages de l’espace urbain, il a été proposé aux enquêté·e·s de réaliser, en la compagnie de la chercheuse, quatre promenades, de préférence dans leur quartier. Ces déambulations ont été enregistrées, puis partiellement retranscrites. Elles ont été retracées sur une carte topographique et ont donné lieu à un débriefing en fin de parcours avec la personne. Durant les promenades, de nombreuses photos ont été prises pour garder une trace supplémentaire de ces sorties. Le dispositif méthodologique a été complété par deux entretiens narratifs au début du processus et vers la fin de la collaboration. Une approche de photo-élucidation a aussi été présentée aux personnes. Elles ont été invitées à réaliser des photos pour illustrer quatre aspects de leur contexte de vie : là où j’habite, mes trajets fréquents, les lieux que j’apprécie et les lieux que j’évite. En tout, 192 rencontres ont ainsi été réalisées. Il importait de saisir les personnes en train d’agir dans l’espace urbain en les accompagnant dans leurs déplacements, capter la vision qu’elles projettent sur leur environnement de proximité à travers les images prises par elles, et enfin de les entendre narrer leurs expériences grâce aux entretiens narratifs et aux commentaires récoltés durant les sorties communes et les débriefings.

La deuxième recherche s’est étendue de 2022 à 2023. Il s’agit d’une recherche-action participative. Elle se caractérise par la conjugaison de trois éléments centraux : un processus de recherche, une finalité visant l’action et une démarche participative (Camden & Poncet, 2014; Cusack et al., 2018). L’équipe de recherche a suivi d’une part une démarche scientifique rigoureuse, à travers des méthodes ethnographiques de récolte de données et, d’autre part, un cheminement itératif favorisant la participation horizontale des acteur·trice·s. Les différent·e·s acteur·trice·s de la recherche avec lesquel·le·s l’équipe de recherche a étroitement collaboré ont été le groupe d’expert·e·s de la COMISO[1] ainsi que le public étudié, à savoir les acteur·trice·s formel·le·s (social, santé), et informel·le·s (tissus associatif, commercial, citoyen) du terrain d’étude. Par ailleurs, des observations de terrain ont été menées. Dans le cadre de cet article, nous nous concentrons prioritairement sur l’étude qualitative de terrain et plus particulièrement sur les actions des acteur·trice·s informel·le·s. Au total, 34 entretiens ont été réalisés avec ces acteur·trice·s, propriétaires ou employé·e·s de commerces (épicerie, salon d’esthétisme et de coiffure, pressing, restaurant, café, magasin de fleurs, commerce alimentaire). Pour l’analyse des données, l’équipe de recherche a procédé à une analyse thématique selon les six étapes de Braun & Clarke (2006). Le mandat avait pour objet de s’intéresser à la coordination des acteurs et actrices formel·le·s et informel·le·s dans la lutte contre l’isolement social au sein d’un quartier (Armbruster Elatifi et al., 2023). Cette recherche a été mandatée par la Plateforme du réseau seniors Genève à une équipe interdisciplinaire santé-sociale.[2]

Dans les lignes qui suivent, les pratiques et usages des personnes âges dans l’espace urbain et plus particulièrement au sein de leur quartier vont être développés dans un premier temps. Il va être question des pratiques de mobilité, de déplacement ainsi que de la place des commerces dans le quotidien des personnes âgées. Dans un deuxième temps, les pratiques des commerçant·e·s seront détaillées. Comment favorisent-elles le maintien du lien social dans un quartier œuvrant dans la lutte contre l’isolement social des aîné·e·s ?

2 . Se maintenir dans le monde : l’importance du quartier dans l’avancée en âge

L’être humain est étroitement relié à son cadre de vie et ceci dès son plus jeune âge. La familiarité figure « la relation d’un individu avec un environnement » (Fischer cité par Felder et Pignolo, 2018, p.10). En parcourant, marchant, cheminant, sillonnant l’espace, la familiarité se construit avec le temps. La familiarité permet une relation positive de l’individu vis-à-vis de l’espace comme le montre notre recherche sur les usages de l’espace urbain par les personnes âgées (Armbruster Elatifi, 2024). L’ensemble des personnes âgées ayant participé à cette recherche apprécie leur lieu de vie et y trouve des avantages. Elles considèrent leur quartier comme un « espace vécu », un espace où l’on a bâti son identité personnelle et intime, sociale et relationnelle, familier et sensible (Caradec, 2008 ; Marchal, 2017). Un lieu où la vieillesse peut être appréhendée, car il renvoie une image de stabilité, d’identité propre, d’ancrage et d’appartenance.

2.1 Les pratiques de mobilité : la marche comme moyen de déplacement prioritaire des personnes âgées

L’utilisation du concept de mobilité dans cette réflexion repose sur l’idée que la notion de proximité est intrinsèquement liée à celle de distance, laquelle implique un déplacement et, par extension, une nécessité de mobilité. Cette corrélation entre proximité et mobilité revêt une importance particulière dans l’étude des pratiques des personnes âgées, pour lesquelles la proximité peut être appréhendée sous trois dimensions distinctes. D’un point de vue géographique, il convient d’examiner la relation entre la mobilité et l’implantation résidentielle des personnes âgées, notamment en ce qui concerne l’accessibilité des commerces et des services essentiels. D’un point de vue fonctionnel, la proximité est également tributaire des pratiques de mobilité quotidienne : les déplacements vers des lieux marchands peuvent être intégrés à d’autres trajets, tels que ceux effectués pour des consultations médicales ou des promenades. Enfin, la proximité peut être envisagée en termes de distance-temps, dans la mesure où le choix d’un commerce de proximité peut être conditionné par des impératifs spécifiques, comme le fait pour un·e proche aidant·e de ne pas s’absenter trop longtemps du domicile et de la personne en situation de dépendance. Ainsi, la mobilité apparaît comme un élément central dans l’analyse des usages de l’espace urbain. Étudier la mobilité des personnes âgées implique non seulement de considérer les obstacles qui entravent leurs déplacements, mais aussi d’identifier les stratégies d’adaptation qu’elles mettent en place pour préserver leur autonomie, ainsi que les facteurs qui peuvent les amener à limiter ou à renoncer à certaines formes de mobilité.

La marche constitue le moyen de déplacement quotidien le plus fréquemment pratiqué par les personnes âgées (Pennec, 2006 ; Cassarino et al., 2019; Wiebe & Séguin, 2019). Premièrement, elle est vécue comme un élément de santé physique et psychique, d’autonomie et de liberté. Deuxièmement, la présence de commerces, restaurants, épiceries, pharmacies, etc. permet aux aîné·e·s d’intégrer l’activité physique dans leur routine quotidienne.

« Je suis très casanière. (…) Alors, quand je sors, j’essaie de faire tout ce que j’ai à faire dans cette journée en commençant par mon sport préféré actuel, c’est la marche active. Je sors marcher. J’arrive aux Evaux, au grand parcours Vita et je fais tout un tour. (…) En finissant mon sport, je passe à la Coop ou à la Migros faire mes courses en sachant que je ne fais pas tous les jours des achats. Je n’aime pas beaucoup les magasins, alors je les évite au maximum. (…) Je fais mes courses si je dois les faire. Après, je sors pour (…) aller visiter une amie. Je sors aussi, par exemple, si je dois aller sécher mon linge, parce que je fais la lessive en bas, mais pour sécher, je vais ailleurs, je n’utilise pas le séchoir que nous avons à la buanderie. Je trouve ça trop cher dans mon immeuble. (…) A part cela, il y a encore le travail de distribution des flyyers pour les aînés de la commune. C’est la semaine prochaine ». (Enquêté·e_ON14)

Troisièmement, la mobilité est un moyen d’être actif, d’avoir des opportunités de contact. La marche agit sur le sentiment d’appartenance à une communauté locale, d’enracinement comme épreuve urbaine.

« Je vais jusqu’à Plainpalais. Et là, souvent, je rencontre du monde. On s’arrête pour boire un café, ce qui n’était pas du tout prévu. Mais je trouve ça génial quand ce n’est pas prévu du tout, qu’on se rencontre, qu’on aille boire un café ». (Enquêté·e_AC3)

Les limitations ou les diminutions de la mobilité semblent avant tout être déterminées par une réduction de l’autonomie fonctionnelle et des problèmes de santé. Cependant, ce n’est pas l’âge en soi qui amène à une diminution de l’espace, mais le ressenti physique, cognitif et sensoriel de ces limitations.

« Ma barrière, c’est de pouvoir rester debout. C’est ça. C’est ma grande barrière en ce moment. C’est d’arriver à marcher un bout. On me dit : bon, il vous faut marcher un peu. Je veux bien, mais si on n’est pas assez bien. Et j’ai pourtant marché dans le temps. (…) J’ai un manque d’équilibre. C’est depuis l’opération du cerveau. Et en plus avec (…) le diabète. Ces deux petites choses (…) sont à l’origine de mon déséquilibre ». (Enquêté·e_ON10)

Un autre argument souvent nommé est la fatigue et la paresse. Sortir dans l’espace urbain semble être un défi pour les personnes âgées et demande un effort que la personne ne parvient pas toujours à fournir. « Il y a vraiment des jours où je n’ai pas la force » pour sortir (Mme Tinguely). Puis, la question de la sécurité est évoquée comme un facteur-clé de la marche des personnes âgées. La nuit, par exemple, semble évitée par les personnes âgées. Un autre frein à la mobilité mentionné est d’être proche aidant·e et de devoir s’occuper d’une personne ou d’un animal.

« Si je me sens fatiguée, je sors moins ou moins longtemps. Je ne suis pas au point au niveau de ma santé. (…) Et puis, j’ai une minette qui a 18 ans. Il faut que je m’occupe d’elle aussi. Alors je ne pars pas trop longtemps, sinon elle miaule. (…) Et puis, j’ai des craintes, avant je n’avais pas ces peurs, maintenant j’ai des craintes ». (Enquêté·e_AC3)

Nous l’avons vu, la marche reste un élément essentiel pour maintenir la santé, l’autonomie, les interactions sociales des personnes âgées. Il faut retenir que ce ne sont pas les nombres de déplacements qui varient, mais les distances. Les déplacements fréquents et proches du domicile restent stables, voire augmentent tandis que ceux qui étaient rares et lointains diminuent. Nous observons donc une centration des activités sur le quartier avec l’avancée en âge. Pour cette raison, il est souhaitable que les réponses en équipement se trouvent au plus près possible des résidences (Péron, 2001). Une telle exigence va de pair avec la revendication de la « ville du quart d’heure » laquelle cherche à répondre aux nouveaux défis environnementaux (Moreno, 2021). Elle coïncide également aux besoins du public âgé et aux gageurs que posent le vieillissement démographique. Pour permettre une avancée en âge en qualité, il importe de transformer la ville et développer une proximité en recréant de la sociabilité dans les quartiers et en avantageant la marche à pied.

2.2 « Faire les courses » dans les commerces de proximité : un acte du quotidien créateur de liens

L’espace urbain forme un espace social, un espace relationnel (Emmenegger, 2017) où les choses et les hommes sont en rapport entre elles·eux. Il possède donc une fonction sociale importante. Les citadin·e·s ont su développer la compétence de construire des relations superficielles, éphémères et restreintes dans le contexte de la vie dans l’espace urbain. Nous les appelons les liens ténusinspirés des « absent ties » de Granovetter (1973). Ces liens ténus comprennent tous les « signes de reconnaissance et les interactions éphémères avec l’Autre abstrait » (Deml, 2018, p.1). Il s’agit de tous ces liens entretenus avec des gens que « l’on reconnaît sans les connaître » (Burton-Jeangros et al., 2017, p.57). En sortant de chez soi, la personne va inévitablement croiser quelqu’un·e de connu sans savoir quand, qui et où.

Faire ses courses dans les commerces de proximité est une activité quotidienne inévitable pour les habitant·e·s des centres urbains. Dans cet acte du quotidien, les personnes âgées relèvent plusieurs éléments centraux qui comptent particulièrement à leurs yeux. Les enquêté·e·s effectuent des trajectoires bien précises pour faire leurs courses. Elles·ils ont leurs magasins où elles·ils trouvent les produits qui leur conviennent le mieux et correspondent à leurs besoins. Leur parcours est clairement défini et se réalise selon une temporalité et une rationalité bien ajustées. Les entretiens et les parcours ont également fait ressortir qu’il y a une nette préférence pour faire ses courses souvent, et en plusieurs fois. Ces sorties régulières rythment la journée, occupent, donnent un but.

« Chercheuse : Vous ne prenez jamais de caddie avec vous ?

M K. : Non, puisque je fais les courses tous les jours. (…) Aujourd’hui, il ne me faut pas beaucoup. J’ai encore des restes de hier. J’ai fait de la ratatouille.

Vers l’entrée, il prend un panier. Il le met par-dessus son bras gauche, juste devant son sac rouge qu’il a pris pour emporter ses achats. Nous descendons le tapis roulant de la Coop vers l’alimentation qui se trouve au sous-sol. Monsieur K. se tient avec la main droite à la rampe. Le panier reste sur son bras gauche.

K : Il faut toujours regarder à gauche et à droite, cela donne des idées. Des fois, c’est difficile de trouver les idées pour le repas de midi. On ne sait pas quoi faire.

Nous déambulons entre les rayons. Monsieur K. marche rapidement. Nous faisons tout le tour du magasin et passons à travers tous les rayonnages. Il ne prend rien, mais regarde tout avec une grande attention. Au rayon des pâtes, il s’arrête et choisit un paquet de nouilles qu’il dépose dans le panier.

K : J’ai déjà le souper. (…) Je mange chaud midi et soir. (…) Vous savez, quand je travaillais, je ne savais même pas faire un thé. J’ai dû apprendre avec la maladie de ma femme. On est fier quand on a réussi quelque chose. Filet d’agneau ou lapin avec polenta. Je demandais souvent à ma femme, combien de temps il fallait cuire ceci ou cela, mais elle ne savait plus. C’est difficile. Il me faut encore une bouteille de rouge pour accompagner le repas, ensuite j’ai tout. Cela ne vous fait rien si je n’achète pas plus ?

Nous remontons à l’étage. Monsieur K. se dirige vers la sortie, mais hésite : quelle caisse choisir ? Cherche-t-il un·e vendeur·se qu’il a l’habitude de côtoyer ? Il pose le panier sur le bord de la caisse et met ses achats sur le tapis. Il paie avec du liquide. Son porte-monnaie est rangé dans la poche arrière de son pantalon. Il compte sa monnaie et la tend à la vendeuse. Puis il remercie la vendeuse. Il ne veut pas prendre le ticket de caisse. Il range ses achats dans son sac rouge. Il n’a pris qu’un paquet de pâtes et une bouteille de rouge.

K : Cela m’arrange de faire les courses tous les jours, vous savez. Ça me remplit le matin. A neuf heures, je suis là et quand je rentre c’est 10h30 et je dois presque déjà préparer le déjeuner. Le matin est fini ! ». (Enquêté·e_ON2)

C’est cette systématisation, cette répétition, cette régularité dans les trajets, les créneaux horaires, le choix des commerces, qui font que des liens se créent avec autrui (Felder, 2016). A force d’aller toujours dans les mêmes commerces, les personnes âgées connaissent et sont connues des professionnel·le·s, épicier·ière·s, employé·e·s, ce qui donne un esprit de communauté et de collectif (Membrado, 1997 ; Cloutier-Fisher et Harvey, 2009). Les personnes âgées établissent des relations avec ces dernier·ière·s. Ce sont elles qui sont à l’initiative des interactions et donc des liens. Ainsi, « faire les courses » permet le maintien des relations sociales.

« A la Migros, je fais mes commissions avec mon caddie et puis, quand j’arrive à la caisse, le gérant sait déjà que je ne peux pas sortir les affaires de mon caddie. Il avertit alors la caissière et elle me les sort et puis me les remet dans le caddie. Le gérant me demande toujours si je veux qu’il les apporte à la maison. Que voulez-vous ? Vous ne trouvez pas partout cela ». (Enquêté·e_AC11)

Ces liens ne se limitent pas uniquement aux transactions économiques. Au contraire, il y a une familiarité qui s’installe dans les interactions, qui se reflète à travers les quelques phrases échangées entre commerçant·e et client·e en plus du transfert. Parfois, les échanges vont au-delà de ces paroles anodines. Ils peuvent devenir privilégiés, voire confidentiels.

« Je connais bien les vendeuses de la Migros. On se demande comment ça va, les enfants, les petits-enfants, etc. On connaît un peu nos vies de famille ». (Enquêté·e_AC3)

Felder et al. (2016, p.45) parlent de « relation sociale de familiarité », possible par la fréquentation régulière et répétée des mêmes lieux et des mêmes personnes. Elle est porteuse du « sentiment d’appartenance au lieu ». Il existe un réel besoin des personnes âgées de sortir de chez soi, « de rencontrer du monde et d’avoir des contacts » (Barth & Anteblian, 2010, p. 104). Les courses leur offrent l’opportunité de rencontrer des personnes familières avec lesquelles échanger quelques paroles devient possible.

Ces liens ténus sont indispensables dans l’avancée en âge. Premièrement, ils donnent l’impression de se sentir familier dans son environnement. Ces liens d’interconnaissance créent de la familiarité et une relation sociale. Ils constituent un des liants encourageant les personnes âgées à sortir de leur domicile. Deuxièmement, nos observations indiquent que les personnes âgées ont une appétence pour la rencontre s’opposant ainsi à cette revendication de l’indifférence urbaine. La société occidentale moderne place les personnes âgées encore trop facilement à l’opposé de la question du désir. Pourtant, elles débordent de désir, d’appétit pour la vie. Elles ont besoin de cette familiarité avec l’espace urbain pour justement pouvoir faire vivre cet appétit de vie. Troisièmement, la personnalité influence la création d’interactions avec autrui. Pour toute interaction entre inconnu·es, il faut une posture d’ouverture, caractérisée par la curiosité, la prise de risque, le sens de l’aventure. Il semble important dans ces échanges de reconnaître l’autre et d’être reconnu par l’autre. Cette reconnaissance mutuelle est une ressource pour les personnes âgées dans l’espace urbain lui conférant le sentiment d’exister, d’être au monde. Quatrièmement, les liens ténus tiennent également de l’entraide. Les personnes âgées décrivent des relations d’entraide qui peuvent être de nature spontanée avec un·e inconnu·e, incarné·e par l’individu cédant sa place dans les transports publics à une personne plus âgée. Ces gestes d’entraide spontanés suscités chez autrui expriment une volonté de maintien d’une maîtrise de soi et de son environnement, d’une forme satisfaisante de vie et d’autonomie, d’une ouverture au monde de la part des personnes âgées.

Pour résumer, l’être humain a besoin de se trouver dans un espace de confiance et de familiarité, un espace d’aise à partir duquel il va pouvoir commencer à établir et à réfléchir à sa relation avec le monde extérieur. Généralement, cet espace de familiarité est associé au domicile. « Faire les courses » illustre l’extension de l’intimité des personnes âgées sur les proches entours. Ainsi, les enquêté·es se rendent dans les commerces qu’elles·ils connaissent bien et fréquentent depuis de nombreuses années, dont elles·ils ont l’habitude. Les supermarchés de proximité se situent donc dans leur espace familier. Dans cette perspective, le familier colonise les alentours. Il s’étend. Les enquêté·es, dans ce mouvement d’extension, vont ouvrir l’espace urbain et local à leur espace de familiarité. De ce fait, les enquêté·es procèdent à une planification de l’extension du régime de familiarité à l’espace local. L’usage propre, familier, ordinaire et fréquent favorise ce déploiement de l’intimité de la personne à l’environnement proche, devenant ainsi « constitutif de l’assiette de la personnalité » (Tillous, 2016, p.40).

3 . Les pratiques des commerçant·e·s pour maintenir du lien social et briser l’isolement social des habitant·e·s âgé·e·s

Quelles sont les actions précisément que ces acteur·trice·s mettent en place permettant la proximité, ouvrant en quelque sorte vers une prise en soin du quartier ? Dans cette partie, il est surtout fait référence à la deuxième étude portant sur la coordination des acteur·trice·s formel·le·s et informel·le·s dans la lutte contre l’isolement social.

3.1 L’adaptation du service aux contraintes et difficultés rencontrées par la clientèle âgée

L’étude révèle que les commerçant·e·s procèdent dans leur activité quotidienne à des actions qui ont pour résultat de diminuer l’isolement social de leur clientèle âgée en créant et en maintenant du lien. Cela se réalise par le biais de leur travail, de leur entreprise. Ainsi, la propriétaire du salon d’esthétisme explique qu’elle adapte les prix à des personnes de sa clientèle pour leur permettre de bénéficier d’un traitement. Elle va jusqu’à offrir une prestation gratuitement à certaines clientes privilégiées qu’elle sait particulièrement fragiles économiquement et socialement.

« Oui, on a aussi des clientes qu’on fait venir et elles ne paient pas le prix qu’on demande normalement parce qu’on sait qu’elles sont à la retraite, qu’elles ont une situation compliquée et donc on adapte un peu. Avec mon mari, on a décidé de faire ainsi et cela leur permet de sortir de chez elles, de discuter un peu ». (Participant·e acteur·trice informel·le 7)

Les restaurateur·trice·s, les propriétaires des cafés et tea-rooms offrent la possibilité de prendre son repas à l’emporter ou livrent les repas à domicile à leur clientèle dont la mobilité a été altérée. La fleuriste réceptionne les colis des habitant·e·s de l’immeuble, leur donnant de la sorte une raison de s’arrêter dans sa boutique et d’échanger un moment.

« Tout l’immeuble et toutes les personnes de l’immeuble aiment passer par là. On discute facilement avec eux et on essaie de rendre service. Les gens viennent chercher leurs colis que le facteur dépose chez nous. Ce sont des petits services qui se sont mis en place comme ça ». (Participant·e acteur·trice informel·le25)

En plus de ces actions spécifiques, ponctuelles et ciblées, les acteur·trice·s informel·le·s offrent avant tout disponibilité, écoute, attention et surtout du temps aux personnes âgées. Cela part du constat qu’elles ont besoin d’échanger, d’être écoutées, d’être accompagnées afin de trouver la motivation de sortir de chez elles, de s’engager à l’extérieur. Dans cette perspective, les acteur∙trice∙s imaginent des services

« plus personnalisés à chacun (…) qui s’attardent sur la personne en elle-même et son ressenti, plutôt que juste généraliser un service. Je pense qu’il faut prendre plus de temps pour chaque personne ». (Participant·e acteur·trice informel·le 15)

Il apparaît qu’à travers leurs actions, les commerçant·e·s réalisent un travail de maintien, de préservation et de perpétuation d’un cadre de vie familier, hospitalier, en santé au sein du quartier. Cela se réalise en créant de la familiarité entre l’individu et son environnement. Cette familiarité se construit avec le temps. Par leurs actions, les commerçant·e·s deviennent des figures familières, identifiables, (re)connues, coutumières. Cependant, la familiarité est une construction collective et réciproque : l’autre doit répondre à cette (re)connaissance. Ainsi, la serveuse qui réserve des croissants complets pour un client sans qu’il ne le lui ait jamais demandé, la remerciant par un sourire ou un mot chaleureux, relève de cette inter-connaissance, de cette familiarité mutuelle, d’une sorte de normalisation des activités. La familiarité et la normalité sont les composantes du processus de familiarisation. Ce processus apprend à l’individu « par la fréquentation répétée d’un environnement et des individus qui l’habitent, à en identifier la normalité, c’est‐à‐dire les conditions dans lesquelles cet environnement ne présente pas de menace immédiate » (Felder & Pignolo, 2018, p.16). À travers leurs actions, les acteur·trice·s informel·le·s contribuent à développer une connaissance, une familiarité, une proximité avec leur clientèle âgée qui va au-delà du cercle familial, amical et de voisinage, mais également au-delà de leur mission professionnelle.

3.2 Des espaces d’interactions intimes, humaines et privilégiées

Les commerces font partie intégrante de l’espace urbain, ouvert, accessible et visible. Dans cet espace urbain, l’individu est exposé au regard de tous, tout comme ses actions, ses intentions, ses sentiments. C’est ce qui amène Paperman (1992, p.105) à affirmer que les émotions dans l’espace urbain ont un caractère public, expriment « une prise de position par rapport à la réalité perçue et comprise en commun ». Elles prennent une « fonction démonstrative » indiquant aux autres personnes présentes ce qu’il faut regarder pour ensuite se positionner de manière pertinente dans la situation donnée. Les émotions « rappellent, incarnent ou figurent une dimension morale de la réalité commune à laquelle celle-ci doit une part au moins de son caractère sensé. Distinctes et pourtant indissociables de la parole et de l’action, les émotions seraient une façon d’apparaître aux autres, (…) une manifestation spécifique d’humanité » (Paperman, 1992, p.106). Le partage d’une émotion va transformer un ensemble d’individus en agents collectifs, un « nous » (Arquembourg, 2015).

Pour les commerçant·e·s et les personnes venant travailler à Champel, les motivations premières des interactions sont de nature commerciale, économique et marchande. Il est cependant trop simpliste, partiel et incomplet de les réduire à cette seule interprétation de transactions économiques. Au contraire, en plus du transfert, un réel intérêt pour autrui s’exprime à travers les interactions et se reflète à travers quelques phrases échangées entre commerçante et cliente. Parfois, les échanges vont au-delà de ces paroles anodines et peuvent devenir privilégiés, voire confidentielles.

« Moi, je trouve touchant quand elles racontent leur vie. Cela me touche, oui. Ils se racontent ». (Participant·e acteur·trice informel·le 7)

Cet intérêt se révèle par des petits gestes, des attentions particulières, un accueil agréable, amical et efficace du personnel réservé à ses cliente·s. Ces professionnel·le·s adaptent leur posture aux personnes. Par exemple, la coiffeuse raconte qu’elle appelle un taxi pour une cliente ou lui tient la porte pour qu’elle puisse sortir sans difficulté.

Toutes ces attitudes témoignent de l’intérêt que portent les commerçant∙e∙s aux personnes fréquentées dans leur quotidien, en essayant de détecter, de comprendre, de déchiffrer ce qui fait plaisir à l’autre en partant de leur propre sensibilité. Dans ce sens, ils·elles rendent leur exercice professionnel agréable, tout en faisant plaisir à autrui. Les commerçant·e·s de Champel défendent la nécessité de cette proximité avec la clientèle. En nommant le manque de contacts sociaux dans ce quartier s’exprime leur volonté d’en créer ou du moins de les maintenir. Pour certain·e·s professionnel·le·s, une telle posture relève de la normalité et découle en partie de leur expérience personnelle, mais également de leur éducation, de leur enfance, de leur origine culturelle.

« Moi j’aime les gens et puis je pars du principe qu’un jour ou l’autre on sera tous vieux. Je viens d’une culture et éducation où les personnes âgées, c’est les plus importantes, car c’est ceux qui nous ont transmis tout ce que l’on peut avoir aujourd’hui ». (Participant·e acteur·trice informel·le 20)

Tout en reconnaissant un certain rôle dans la lutte contre l’isolement social à l’échelle du quartier, les commerçant·e·s témoignent de leur difficulté à être reconnu·e·s dans cette fonction. Il en ressort une véritable solitude et un désarroi face aux situations rencontrées dans leur exercice professionnel. Le pharmacien confie être parfois confronté à des situations personnelles délicates pour lesquelles il aurait besoin de partager, d’être écouté et relayé.

« Je suis pharmacien. Mes clients, ils me font confiance et me confient des choses comme je disais avant, qui souvent ont l’air très intimes. Et il faut que nous, on puisse dire que nous, on a confiance en cet organisme, en cette personne et donc qu’ils peuvent y aller sans aucun souci ». (Participant·e forum, groupe 3)

Pour cette raison, l’idée que des professionnel·le·s de la santé et du social viennent à sa rencontre pour échanger et construire des liens de confiance lui semble être une nécessité ; en effet, il se considère comme un acteur privilégié, proche des habitant·e·s, permettant le dépistage des personnes en risque d’isolement. D’autres commerçant∙e∙s témoignent ne pas savoir à qui s’adresser lorsqu’une personne âgée ne vient plus comme à son habitude faire ses courses.

« Il n’y a pas de structures et on n’a même pas de téléphone. C’est vrai, il y a des personnes âgées qui du coup disparaissent et on se demande où elles sont, mais on n’a pas de contact ». (Participant·e acteur·trice informel·le 6)

Ces acteur·trice·s ont un contact quasi quotidien avec leur clientèle et la disparition d’une personne suscite leur inquiétude. Parfois, ils·elles connaissent des proches et peuvent mener leur enquête, mais la caissière du commerce de proximité n’a que peu de moyens de recevoir des nouvelles par rapport à l’un·e ou l’autre de ses fidèles client·e·s.

Pour résumer, les émotions portent toujours sur quelque chose : l’individu juge et évalue un objet, une situation, une personne en lui attribuant des qualités. Les émotions manifestent ce qui compte pour la personne et potentiellement pour l’ensemble des personnes. Elles s’expriment et sont réceptionnées par autrui. On a donc affaire à des mises en scène, à une dimension relationnelle (Goffman & Cefaï, 2013), qui représentent la qualité sensible de l’interaction.

3.3 Le jugement n’est jamais trop loin

Les interactions avec la clientèle peuvent fortement varier d’un·e client·e à l’autre. Elles sont dépendantes de facteurs subjectifs et interrelationnels. Si le « courant » passe, la relation peut aller assez en profondeur. Dans cette perspective, le jugement n’est jamais trop loin dans les activités du quotidien. Certain·e·s client·e·s provoquent une attirance tandis que d’autres suscitent plutôt de la répulsion. Les commerçant·e·s l’expriment par « le client de cœur », des personnes appréciées davantage que d’autres.

« Avec mes collègues, chacun a ses personnes préférées. C’est l’habitude qui fait qu’il y a la confiance ». (Participant·e acteur·trice informel·le 20)

De ce fait, les interactions sont hétérogènes. L’importance des échanges va de : « mais voilà, le travail que l’on fait, c’est de s’arrêter auprès d’un client, d’échanger quelques mots avec lui, mais pas plus », jusqu’à « une disponibilité importante ». Nous pouvons affirmer que le « soin des choses [et des personnes] nécessite aussi du tact et de subtiles négociations (…), négociations qui tournent parfois au conflit » (Besançon, 2022, p.352). Il faut se rappeler que ces interactions se déroulent dans une ritournelle du quotidien, dans une répétition, dans une régularité, sur une durée. Dans ce contexte, l’agacement, la colère font partie intégrante du vécu.

« On ne s’ennuie pas du tout et parfois c’est difficile, car le quartier veut qu’il y ait beaucoup de personnes aisées et des personnes âgées et les deux ensemble ne se marient pas du tout bien. Les personnes âgées sont plus lentes, prennent du temps, veulent discuter et tout cela et les autres personnes plus jeunes et plus dynamiques n’ont pas le temps. Moi aux caisses, comme mes collègues, c’est difficile de devoir jongler avec les deux. Des fois, il y a même des disputes entre les deux parce que l’autre personne ne fait pas assez vite, parce qu’ils veulent passer devant. A la fin, cela devient fatigant. En été, c’est super. Il y a beaucoup de gens qui partent en vacances, vraiment beaucoup et c’est plus calme et les personnes âgées sont plus libres de rester plus longtemps, de discuter et c’est vrai, c’est mieux ». (Participant·e acteur·trice informel·le 6)

Il faut bien l’avouer, à travers les interactions un jeu se construit, spontané et éphémère, mais qui implique les deux parties. Les commerçant·e·s sont avenant∙e∙s, mais attendent également en retour un certain comportement respectueux de la part des client·e·s.

3.4 Les valeurs véhiculées par les commerces de proximité au sein d’un quartier

L’évolution des villes fait du milieu urbain un terrain favorable à l’éclosion d’un nouveau vivre ensemble, d’« une nouvelle harmonie urbaine » (Courtois, 2023, p.254). L’espace urbain aujourd’hui n’est pensé qu’en termes de flux et de rythmes. Dans ce cadre, les commerces de proximité sont des lieux qui permettent l’arrêt. De cette manière, ils augmentent la valeur affective du quartier, l’attachement et la familiarité, surtout pour les personnes âgées. Les commerçant·e·s favorisent cet attachement par l’accueil réservé à leur client·e·s. L’accent est mis sur l’importance de l’attitude personnelle : instaurer un dialogue, discuter avec autrui, prendre le temps, plaisanter.

« Surtout avec le covid, on essaie de discuter d’autre chose, la saisonnalité, la météo, un peu de tout et de rien. Je pense que notre travail, c’est de garder une certaine légèreté, une positivité, d’aller de l’avant… Mettre en avant le positif de la vie et non pas toujours ce qui ne va pas trop bien ». (Participant·e acteur·trice informel·le 11)

Même si les échanges sont éphémères et brefs, leur concentration et leur répétition donnent une épaisseur à ces interactions et permettent une ouverture à l’autre. Elles expriment l’hospitalité qu’offrent les commerces de proximité et il est possible de distinguer deux types d’échange en fonction des commerces. D’une part, il y a les lieux où l’interaction est plus intimiste et individualisée, à l’instar de la fleuriste ou de l’esthéticienne.

« Ce sont des échanges personnels. Elles me racontent leur vie. On touche les mains, on est très rapproché. Il y a la musique qui permet d’étouffer un peu la conversation vis-à-vis des autres clients, mais le sujet est personnel. Quand les enfants partent, elles se sentent de plus en plus seules et elles en parlent. C’est quelque chose qui les inquiète. C’est un sujet qu’ils partagent ici ». (Participant·e acteur·trice informel·le 7)

D’autre part, les cafés, les restaurants, les épiceries offrent des espaces de collectivité. Les client·e·s ont la possibilité de participer à des échanges spontanés, non planifiés et non orchestrés, soit avec des étrangerère·s familierière·s, soit avec des amie·s et connaissances. En tout cas, ces espaces permettent de rencontrer des personnes et donc d’entretenir des contacts. Ici, l’individu est invité à s’ouvrir sur le collectif. Ces moments, ces occasions de rencontres, lors des courses ou de la pause-café, améliorent la qualité de vie des personnes âgées. Il s’agit d’une modalité de participation sociale à travers des moments de présence parmi les autres citadine·s, de la possibilité d’évaluer la place que l’on occupe toujours et encore dans la société, d’être citoyenne, mais aussi de s’extraire du cours du quotidien.

Conclusion

Cet article met en exergue la manière dont les commerces participent à la fabrication sociale de la proximité dans les villes contemporaines. En partant des pratiques de consommation des personnes âgées, il explore leur rapport aux espaces marchands de proximité et la façon dont les commerces construisent et utilisent cette proximité pour répondre aux besoins spécifiques de cette clientèle âgée. Plus qu’un simple lieu d’échange économique, les commerces de proximité constituent un véritable ancrage temporel, affectif et social pour les aîné·e·s. Ainsi, l’article souligne comment ces espaces marchands sont non seulement des lieux de consommation, mais aussi des réponses adaptées aux attentes et aux usages des personnes avançant en âge, contribuant à leur ancrage dans la ville et à leur qualité de vie.

Les commerces sont l’une des chevilles ouvrières de ce travail de proximité et de prise en soin du quartier. Comme le soulignent les différents témoignages et observations de terrain, ce travail quotidien de service n’est pas uniquement au profit d’une affaire commerciale. En nous intéressant à la manière de faire de ces acteur·trice·s du quartier, il apparaît clairement que leurs actes sont basés sur le sensible, sur le vécu et l’interprétation subjective et émotionnelle ouvrant à la proximité. Cette proximité est possible parce qu’elle repose sur la reconnaissance d’autrui. Les personnes âgées ne sont pas considérées par le prisme de leurs fragilités ou handicaps, mais surtout par leurs potentialités (notamment celle d’être un·e habitant·e du quartier, de faire partie de la clientèle potentielle, etc.). Ensuite, les commerçant·e·s font preuve d’une capacité à se rendre proches de l’autre, en créant des espaces d’écoute exempts de jugement et teintés de confidence et d’intimité. Ils·elles savent offrir du temps à la relation et porter de l’intérêt à autrui. Enfin, ces acteur·trice·s re-donnent une place à la personne dans la société, une « possibilité d’une estime publique de soi, d’une dignité socialement reconnue » (Breviglieri, 2008).

Dès lors, il apparaît que les commerces de proximités effectuent un travail empreint de modalités sensibles par la connaissance fine, la proximité quotidienne, l’attention portée et la sollicitude éprouvée pour autrui. De ce fait, la présence des commerces de proximité au sein d’un quartier devient un sujet public, un sujet politique. En vue du vieillissement démographique, il est de la responsabilité des politiques de veiller à maintenir, soutenir et protéger les commerces de proximités dans les quartiers, et d’en planifier, favoriser et garantir leur implantation dans les quartiers à venir. Il importe de renforcer ce maillage, d’ancrer ce bien commun de proximité dans la ville, le quartier, la rue. Pour ce faire, il faut une impulsion, une volonté forte de la part des politiques pour apporter de la reconnaissance au travail des commerces au sein d’un quartier et leur prise en considération par le réseau socio-sanitaire œuvrant dans la lutte contre l’isolement social. Ainsi, l’isolement social des personnes âgées passe du problème individuel à une problématique sociale, à une cause collective.

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[1] COMISO : Commission Isolement de la Plateforme du réseau seniors Genève qui regroupe des professionnel∙le∙s de la santé, du travail social, des communes, des HES-SO, des délégué∙e∙s d’associations et des seniors.

[2] Il s’agit de la Haute école de travail social Genève (HETS) et de la Haute école de santé Genève (HEdS)

Pour citer cet article :
ARMBRUSTER ELATIFI Ulrike, « Les commerçant·e·s, acteur·trice·s de proximité de leur quartier», 5 | 2025 – Commerce et proximité(s), GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2025/02/22/co-al2/