Les intermédiaires de commercialisation de produits agricoles en circuits courts. L’intermédiation délicate d’un marché de la proximité.

Intermediaries in the marketing of agricultural products within short food supply chains. The delicate intermediation of a proximity market.

Léo Perrette
〉Docteur en sociologie
〉Université de Lille
〉UMR 8019 Clersé
〉leo.perrette@gmail.com 〉

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Résumé : Cet article interroge la position singulière des intermédiaires de commercialisation dans le cadre des circuits courts alimentaires, des marchés caractérisés par une « promesse de différence » portant sur la relation de proximité entre les producteurs agricoles et les consommateurs, supposée vertueuse pour les deux parties. Le développement de formes avec intermédiaires permet certes l’introduction de dispositifs commerciaux permettant d’élargir le recrutement de producteurs et de consommateurs impliqués dans ces échanges, mais la distance ainsi rétablie remet en jeu la question de l’opacité de la relation entre consommateur et producteur, et celle de l’opportunisme de l’intermédiaire. Sur la base d’une enquête menée dans la métropole lilloise, on montre que cette intermédiation délicate tend à produire une différenciation des intermédiaires les uns par rapport aux autres, laquelle s’exprime sur deux plans. D’une part une différenciation organisationnelle dans la manière d’organiser, de répartir et de rémunérer le travail de distribution, entre producteurs et intermédiaires. D’autre part la production de différents dispositifs de confiance en direction des consommateurs, visant à garantir l’existence d’un lien spécifique et bénéfique avec les producteurs.

Mots-clés : circuits courts, proximité, intermédiation marchande, travail de commercialisation, travail de distribution, consommation engagée

Abstract: This article examines the singular position of marketing intermediaries within the framework of short food supply chains, markets characterized by a “promise of difference” concerning the proximity relationship between agricultural producers and consumers, supposedly positive for both parties. While the development of intermediated forms of trade enables the introduction of commercial devices that widen the recruitment of producers and consumers involved in these exchanges, the distance re-established in this way raises the question of the opacity of the relationship between consumer and producer, and the question of the opportunism of the intermediary. Based on a survey carried out in the Lille metropolitan area, we show that this delicate intermediation tends to produce a differentiation between intermediaries, which is expressed on two levels. On the one hand, there is organizational differentiation in the way distribution work is organized, distributed and remunerated, between producers and intermediaries. Secondly, the production of various confidence-building measures for consumers, designed to guarantee the existence of a specific and beneficial link with producers.

Keywords: short food supply chains, proximity, market intermediation, commercial work, delivery work, committed consumption

Les circuits courts alimentaires désignent des modes de commercialisation des produits agricoles caractérisés par une proximité géographique, mais avant tout relationnelle, entre le producteur agricole et le consommateur final. Depuis les années 2000, ils font l’objet d’un intérêt scientifique, politique et commercial croissant. Selon le recensement agricole de 2020, environ un quart des fermes françaises y ont recours pour écouler tout ou partie de leur production, et cette modalité de vente n’est pas strictement corrélée à la petite taille des exploitations ou à l’orientation plus écologique de leur mode de production (Agreste, 2023). Si les circuits courts participent d’un phénomène de consommation engagée (Dubuisson-Quellier, 2009) faisant appel à des motivations multiples (écologiques, sanitaires ou encore identitaires), la valeur cardinale promue dans le cadre de ces échanges est celle de la proximité. 

En 2009, une définition officielle des circuits courts est adoptée par le ministère de l’Agriculture, centrée sur le critère d’une intermédiation économique faible ou nulle, et résumée par l’expression « zéro intermédiaire ou un au maximum » (Groupe Barnier, 2009). En dépit de la binarité de ce critère, les circuits courts englobent une grande diversité de dispositifs commerciaux pour organiser les échanges entre producteurs et consommateurs. La première typologie s’efforçant d’objectiver cette diversité est proposée en 2007 (Chaffotte & Chiffoleau, 2007), mais c’est à partir des années 2010 que l’apparition de nouvelles formes va s’intensifier, à mesure que de nouveaux acteurs, non agricoles, investissent le marché des circuits courts. On compte parmi eux à la fois des entreprises apparentées au secteur de la grande distribution, adaptant le modèle classique du supermarché aux approvisionnements en circuits courts, des entreprises du numérique proposant des modèles de distribution plus novateurs, basés sur l’absence de points de vente physique, ou encore des initiatives relevant de l’économie sociale et solidaire, comme des épiceries associatives et des supermarchés coopératifs. Par-delà leurs différences en termes de statut juridique, de modèle commercial, de composition sociologique et d’envergure économique, ce sont autant de protagonistes qui renouvellent la figure de l’intermédiation entre producteurs et consommateurs.

Sur la base d’une enquête conduite dans le cadre d’une thèse de sociologie, portant sur le travail des producteurs agricoles commercialisant en circuits courts (Perrette, 2024), l’objectif de cet article est de prêter davantage attention aux intermédiaires des circuits courts et à l’ambiguïté de la position qu’ils occupent. Positionnés sur un marché de la proximité entre producteur et consommateur, leur présence vient justement compromettre la possibilité de cette rencontre, et ses vertus supposées en termes d’autonomie et de rémunération pour les producteurs. Si la présence d’un intermédiaire est permise par la définition en vigueur, elle restaure nécessairement une division du travail et un partage de la rémunération au sein du circuit de commercialisation. Cela réintroduit le risque d’un éloignement du producteur et d’une captation abusive de la valeur produite par son travail au profit d’un acteur extérieur.

Cependant les intermédiaires ont conscience de cette contradiction, et le propos consistera à montrer que leurs tentatives pour résoudre cette tension produisent deux résultats. D’une part, une différenciation sans cesse renouvelée des dispositifs commerciaux et des manières de répartir, organiser et rémunérer les différentes activités que suppose la commercialisation, entre producteurs et intermédiaires. D’autre part, la production de dispositifs de garantie par les intermédiaires vers les consommateurs, visant à maintenir la confiance de ces derniers quant à la proximité des producteurs dans l’échange et au respect de leurs intérêts. En appui sur ces observations, on soutiendra finalement l’idée selon laquelle l’intermédiation dans les circuits courts, parce qu’elle est en contradiction avec les finalités de ces modes d’échange, est un puissant ferment de la diversité de leurs formes.

En arrière-plan de cette démonstration, cet examen du comportement des intermédiaires tend aussi à renouveler les manières de penser la proximité dans les circuits courts, en l’envisageant comme un objet commercial. En effet, dans une perspective similaire à celle de Ronan Le Velly et sa notion de « promesse de différence » pour penser la singularité des « systèmes alimentaires alternatifs » (Le Velly, 2017), les analyses présentées ici s’inscrivent dans une lecture des circuits courts qui prend au sérieux tant les motivations politiques des acteurs que leurs objectifs résolument marchands.

Encadré 1 : méthodes et matériaux

1.      Absence d’intermédiation et surcroît d’activité : pourquoi la proximité ne se construit pas sans difficulté.

Commercialiser en circuits courts revient à s’affranchir des nombreux opérateurs intermédiaires qui organisent la transformation et la distribution des produits agricoles dans les filières agro-alimentaires dominantes. Les circuits courts sont ainsi réputés être pourvoyeurs d’une plus grande autonomie pour les producteurs dans leurs manières de produire, de même que d’une meilleure rémunération. Néanmoins, contourner les acteurs des filières longues n’équivaut pas à se dispenser de leurs fonctions. La commercialisation de denrées agricoles en tant que biens alimentaires suppose un certain nombre d’opérations, visant d’une part à les construire socialement comme marchandises (Callon, 2017), en leur conférant des propriétés stables (en l’occurrence physiques, sensitives, esthétiques) et des valeurs auxquelles les consommateurs sont socialisés (des prix, mais également des productions discursives et symboliques), et d’autre part à permettre la réalisation effective de l’échange, c’est-à-dire la circulation des produits jusqu’au consommateur[1]. On peut ainsi distinguer des activités de transformation et de conditionnement (dont l’importance varie selon la nature des denrées), des activités commerciales à proprement parler, et des activités logistiques comme le stockage et le transport.

L’articulation de ces activités « de l’aval » au reste de l’activité agricole transforme donc le métier des producteurs. Ce n’est que depuis quelques années que cette spécificité du travail en circuits courts est scrutée, l’intérêt scientifique ayant longtemps porté sur la spécificité de l’échange. Dans le contexte de la vente directe, forme de circuit court la plus ancrée historiquement et encore largement majoritaire, où l’intermédiation est absente, l’ensemble de ces activités sont prises en charge par la main d’œuvre des exploitations agricoles : exploitants, conjoints collaborateurs, salariés familiaux ou non familiaux. Il en résulte une extension du travail non seulement quantitative (les fermes en circuits courts mobilisent en moyenne plus de main d’œuvre) mais aussi qualitative, vendre en direct revenant à « internaliser les métiers liés à la production de la matière première, à sa transformation (ou à son conditionnement) et à sa distribution. Dans ces conditions, il lui est difficile (en termes d’organisation du travail) et coûteux (en termes d’investissement) d’obtenir simultanément un bon niveau de productivité dans les différents métiers » (Mundler & Jean-Gagnon, 2017, p. 5).

À ces contraintes objectives s’ajoutent des enjeux en termes de relations au sein des collectifs de travail, la division du travail de commercialisation prenant généralement appui sur des clivages de genre ou de génération, et en termes de satisfaction au travail, une partie des producteurs concevant cette adjonction d’activités « non agricoles » comme un éloignement de leur cœur de métier (Perrette, 2020). Ainsi, les exploitations en circuits courts sont aussi des « exploitations sous tension » en raison de « logiques commerciales et productives contradictoires » (Paranthoën & Wavresky, 2021). Bien que les effets de dépendance technique ou économique s’y jouent très différemment par rapport aux filières longues, et que la nature des relations nouées avec les consommateurs, ou avec d’autres producteurs, reste un puissant facteur de satisfaction (Dupré et al., 2017 ; Azima & Mundler, 2022), la vision d’un travail plus autonome et plus rémunérateur dans les circuits courts doit donc être nuancée, eu égard à la complexité induite dans la gestion des exploitations. C’est sur ce constat d’un travail de commercialisation exigeant en temps, en main d’œuvre, en équipements et en compétences, que prennent appui les intermédiaires pour promouvoir de nouvelles organisations du travail dans les circuits courts.

2.      L’intermédiation progressive des circuits courts : division du travail de commercialisation et mise en péril de la relation de proximité.

2.1. Les premières innovations dans l’organisation du travail de commercialisation.

Si la configuration avec un intermédiaire est prise en compte dès les premières définitions du phénomène des circuits courts en France (François et al., 2020 ; Chaffotte & Chiffoleau, 2007), la littérature de l’époque se focalise toutefois sur les formes où il y a une relation directe entre producteur et consommateur. Le débat se structure moins sur la question de l’intermédiation que sur l’opposition entre des formes « traditionnelles » de la vente directe et des formes plus récentes revendiquant une dimension alternative plus marquée vis-à-vis des filières agro-alimentaires dominantes (Chiffoleau, 2019). Cette démarche alternative repose à la fois sur des innovations sociales, visant à instituer des relations plus solidaires entre consommateurs et producteurs, et sur une articulation systématique entre cette finalité socio-économique et une finalité écologique, qui dans la vente directe traditionnelle n’est pas nécessairement présente. Les AMAP (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) constituent la forme la plus représentative de ce mouvement.

Sans relever à proprement parler d’une dynamique d’intermédiation, le modèle des AMAP et autres systèmes apparentés est venu remettre en cause les logiques de commercialisation telles que pratiquées dans la vente directe. À travers plusieurs innovations, comme le financement préalable de la production, l’abandon de la vente au détail au profit d’une formule (le « panier ») homogène en contenu et en valeur, la contraction de l’activité de distribution dans le temps et l’espace (sous forme d’un « point de retrait » hebdomadaire), et la délégation d’une partie de cette activité auprès des adhérents-consommateurs, cette organisation des échanges permet une simplification et une anticipation du travail de commercialisation pour les producteurs, tout en préservant les échanges directs et la proximité relationnelle avec les consommateurs. Ainsi, si le développement des AMAP et autres initiatives de cet ordre a principalement été étudié au prisme des engagements (des producteurs comme des consommateurs), il faut également y voir de nombreux apports pour repenser l’organisation matérielle des échanges.

2.2. L’immixtion des intermédiaires et ses contestations.

L’époque où la définition « zéro ou un intermédiaire » est officiellement adoptée coïncide avec l’entrée en scène de nouveaux acteurs étrangers au monde agricole, qui entendent tirer profit de l’engouement croissant pour les circuits courts, tout en justifiant leur présence par leur capacité à rendre accessible cette forme d’approvisionnement à davantage de consommateurs, et ce faisant élargir ce marché au bénéfice des producteurs. Se développant avant tout dans les zones urbaines, ces nouveaux intermédiaires misent en effet sur l’idée que la proximité promue dans le cadre des circuits courts, ne saurait se construire indépendamment de la centralité (Péron, 2001) qui caractérise les modes de vie et dans le cas présent la consommation alimentaire.

Cette démarche s’incarne notamment dans le modèle des magasins Otera, dont le prototype est créé en 2007 dans la métropole lilloise, où ils sont actuellement au nombre de cinq, tandis que l’enseigne s’exporte progressivement en dehors du Nord. À l’origine connu sous le nom de « Ferme du Sart », le premier magasin Otera affichait l’ambition de « démocratiser les bienfaits des circuits courts[2] », et sa création a suscité une controverse de portée nationale au sein du champ de travaux sur les circuits courts. Dans un contexte de stabilisation de leur définition, Otera représente en effet un cas-limite, en ce que ce mode de commercialisation, bien que reposant majoritairement sur des relations d’approvisionnement en direct auprès des producteurs, met en tension la dimension alternative des circuits courts vis-à-vis de la grande distribution.

Otera illustre de manière emblématique « l’entrée de la grande distribution dans le marché des circuits courts » (Rouget et al., 2014), le qualificatif de « supermarché des circuits courts » ayant même été revendiqué par l’enseigne. L’affiliation avec la grande distribution est d’autant plus nette que le fondateur d’Otera est apparenté à la famille Mulliez qui contrôle le groupe de distribution Auchan, dont les premiers magasins sont également nés dans la périphérie lilloise. Or, dans la structuration du système agro-alimentaire dominant, la grande distribution est la catégorie d’acteurs qui exerce le plus de pouvoir et concentre le plus de richesses au sein des filières (Rastoin & Ghersi, 2010). L’idée qu’elle puisse prendre des parts sur un marché qui cherche précisément à exister sans elle est vécue comme une prédation par les acteurs des circuits courts déjà en place. La création du premier magasin « Ferme du Sart » a suscité localement une vive contestation, ayant abouti à l’abandon du terme de « ferme » à partir de la création du second magasin, considéré comme trompeur car si la Ferme du Sart vend des produits fermiers, elle n’est pas un point de vente à la ferme ni même un magasin de producteurs. En outre, les velléités d’un intermédiaire non agricole à incarner les circuits courts, a fortiori lorsqu’il est lié à un empire de la grande distribution, étaient perçues non seulement comme une imposture, mais comme une menace pour les exploitations voisines qui vivent de la vente directe[3].

Des critiques du même acabit se sont portées sur un autre type d’intermédiaire apparu quelques années plus tard, à savoir les plateformes de commercialisation de produits en circuits courts. La Ruche Qui Dit Oui ! (LRQDO) est créée en 2011 et pourrait être aux systèmes de vente par paniers ce que Otera est aux magasins de producteurs. Étrangère au secteur de l’agro-alimentaire et relevant davantage de l’économie du numérique, cette « start-up » affiche l’ambition de faire « changer d’échelle » les circuits courts, en mettant à disposition des parties prenantes un outil numérique permettant de vendre et d’organiser la distribution dans le cadre de collectifs locaux : « La Ruche qui dit Oui ! est un service web qui donne des ailes aux circuits courts. La plateforme de vente en ligne favorise les échanges directs entre producteurs locaux et communautés de consommateurs qui se retrouvent régulièrement lors de véritables marchés éphémères » (LRQDO, 2018, p. 4). Si la description que fait LRQDO de son système puise dans l’imaginaire des AMAP et des mouvements similaires, avec qui elle partage un rejet notoire de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution, elle s’en démarque en mettant en avant la flexibilité de son fonctionnement : « Vous achetez ce que vous voulez, quand vous le voulez, sans engagement » (ibid., p. 6).

On devine en creux la critique faite aux systèmes de distribution de paniers avec un engagement financier et une participation bénévole sur le long terme de la part des consommateurs, dont la rigidité constituerait un obstacle à la démocratisation des circuits courts. L’utilisation d’une interface numérique de commande permet à l’inverse de réintroduire le principe de vente au détail, tout en conservant le principe de la distribution hebdomadaire d’un panier de produits payé à l’avance : « Dans les Ruches, on livre uniquement ce qui a été prépayé sur internet. À la fin des distributions, les producteurs repartent avec des cagettes vides » (ibid., p. 10). Cela distingue la vente sur les plateformes de la vente directe sur les marchés, en procurant une forme de visibilité dans l’organisation du travail de distribution, tout en permettant par ailleurs de vendre à distance des productions encore sur pied.

Enfin, l’intermédiation proposée par LRQDOn’est qu’une intermédiation partielle, qui se concentre sur la mise en relation commerciale des producteurs et des consommateurs, la plateforme se rémunérant en prélevant une commission sur les transactions réalisées. Le travail de distribution physique continue d’incomber aux producteurs, et aux éventuels gestionnaires de point de retrait (des entrepreneurs individuels ou des établissements recevant du public). Une autre critique faite à au modèle de la vente par plateforme réside donc dans la captation, par l’intermédiaire, d’une partie de la valeur générée par des échanges dans lesquels cette entreprise tierce ne contribue pas physiquement. Inversement, dans le cas des intermédiaires de type « magasins », la répartition des rôles entre producteur et distributeur reste nette, et la délégation de la fonction commerciale fait l’objet d’un cadrage juridique explicite (l’achat-revente).

Dans le sillage des formes pionnières que sont Otera et LRQDO, les années 2010 verront se développer de nombreux intermédiaires de type « magasins » ou de type « plateformes », bien qu’opérant pour la plupart à une échelle plus circonscrite que ces structures et étant moins dotées en investissements. En raison des modèles d’organisation du travail et de partage de la valeur que ces nouveaux protagonistes instaurent, ils réintroduisent dans les circuits courts des risques similaires à ceux que produit le fort degré d’intermédiation des filières agro-alimentaires classiques : une distanciation physique entre producteur et consommateur, une captation abusive de la valeur créée par le travail du producteur, et l’encadrement de ce travail par des logiques commerciales élaborées par d’autres. Néanmoins, un examen plus attentif des dispositifs commerciaux portés par les intermédiaires du circuit court permet de mettre en évidence une forme de réflexivité dont ils font preuve. Plutôt que d’occulter les contradictions inhérentes à l’intermédiation d’un marché de la proximité, ils vont en partie les exploiter dans le cadre des stratégies de différenciation qu’ils ont les uns vis-à-vis des autres.

3.      La prise en compte du travail des producteurs par les intermédiaires au cœur de la diversité organisationnelle et commerciale des circuits courts.

Selon Ronan Le Velly, les systèmes alimentaires alternatifs, dont les circuits courts font partie, ne sauraient être caractérisés par un fonctionnement diamétralement opposé à celui des filières dominantes, les points de différenciation à satisfaire étant trop nombreux. Leur singularité réside davantage dans la mise en œuvre d’une « promesse de différence », toujours imparfaite mais constamment poursuivie, dont les principaux marqueurs sont la place accordée à l’expérimentation et à la régulation dans l’organisation des agencements marchands (Le Velly, 2017). Or, les intermédiaires des circuits courts ne cherchent pas uniquement à incarner une alternative vis-à-vis de la grande distribution, mais également vis-à-vis des autres circuits courts, en faisant valoir leur capacité à mieux prendre en compte les intérêts des producteurs et à mieux organiser la proximité des échanges que ne le font les autres.

Précédemment il a été dit que, lorsqu’ils sont apparus, Otera et LRQDO ont respectivement justifier leur modèle en pointant la faible accessibilité des formes préexistantes de la vente directe, ou des AMAP, pour les consommateurs. Il est intéressant de noter qu’ils servent à leur tour de point de comparaison à d’autres intermédiaires pour promouvoir d’autres manières de travailler avec les producteurs. On va le voir à travers l’exemple de deux plateformes lilloises, Le Court Circuit et Mes Voisins Producteurs.

Encadré 2 : anonymisation des structures et des personnes

Dans cet article, comme dans la thèse dont il reprend les matériaux et les analyses, il a été décidé de ne pas anonymiser les différentes structures de commercialisation en circuits courts étudiées. Cette démarche se justifie au regard de l’attention portée aux variations entre les formes de circuits courts. La localisation des points de distribution, la façon dont les magasins ou les sites internet sont agencés, les discours et les visuels déployés dans le cadre de la communication, sont des éléments significatifs qui doivent être restitués fidèlement pour comprendre les dynamiques de différenciation, parfois subtiles, d’un circuit court à l’autre. Or, ces informations permettent d’identifier précisément ces structures. Garantir leur anonymat n’est pas une nécessité dans la mesure où ces informations, par ailleurs publiques informations puisque destinées aux consommateurs, portent sur les dispositifs commerciaux et non sur les personnes qui y travaillent ou viennent s’y approvisionner. Des entretiens ont néanmoins été réalisés avec les fondateurs d’entreprises locales, incarnant chacune une vision spécifique de l’intermédiation dans les circuits courts. Ces personnes ont été interrogées pour s’exprimer en leur qualité de responsable de leurs entreprises respectives. Compte tenu de ce cadre où les propos de la personne interrogée ne sont pertinents que rapportés à l’identité de la structure qu’elle dirige, il a été décidé de recourir à un pseudonyme pour s’inscrire dans les usages de la confidentialité, mais sans empêcher que la personne ne reste identifiable par sa fonction. La contrepartie est qu’il n’est pas fait usage des informations biographiques et socio-démographiques collectées lors les entretiens qui caractérisent directement la personne, données qui ont par ailleurs peu d’intérêt par rapport à l’angle d’analyse présenté ici.

Le Court Circuit et Mes Voisins Producteurs, créées respectivement en 2014 et 2017, partagent avec LRQDOune caractéristique centrale : l’utilisation d’un environnement numérique (disponible sous forme de site internet ou d’application pour mobile) afin de mettre en relation producteurs et consommateurs et leur permettre d’effectuer des transactions. Cet outil est développé par le personnel de la plateforme et il en demeure la propriété. En revanche, ces trois plateformes organisent l’activité de distribution et les relations avec les producteurs de manière distincte.

Chez LRQDO, la distribution repose sur une double externalisation : les producteurs référencés sur la plateforme sont affiliés à un point de retrait sous la responsabilité d’un gérant, où ils viennent chaque semaine livrer leurs produits en fonction des commandes reçues. Le gérant regroupe les différentes livraisons pour composer les paniers qui seront ensuite retirés par les consommateurs pendant la plage horaire dédiée. La division du travail de commercialisation au sein de LRQDO est donc basée sur une relation tripartite : la producteur est en fait en relation avec deux intermédiaires, l’un commercial (la plateforme) et l’autre logistique (le gérant du point de retrait[4]).

Le modèle du Court Circuit, quant à lui, exclut l’intermédiaire logistique non agricole, tout en conservant ses fonctions de centralisation des produits, préparation des commandes et tenue du point de retrait le jour de la distribution. L’ensemble de ces activités logistiques sont en fait déléguées à certains producteurs, qui endossent des missions supplémentaires en tant que « gestionnaires » et perçoivent par conséquent une rémunération plus importante : « Voilà, en fait chez nous le gestionnaire est forcément un producteur » (Timothée, co-fondateur du Court Circuit, mars 2022).

Cette logique de division des rôles, et des recettes des ventes, entre producteurs, opérateurs logistiques et la plateforme elle-même, est proche de celle introduite par le modèle de LRQDO[5], à cette différence près que les producteurs en constituent le centre de gravité, sous la forme de collectifs territoriaux. Les points de retrait du Court Circuit ne sont en effet pas des structures créées indépendamment les unes des autres, contrairement aux Ruches. L’échelon de base du fonctionnement de la plateforme est un collectif de 30 à 40 producteurs, proches géographiquement et complémentaires dans leur offre de produits, qui supervisent et approvisionnent un réseau de 6 à 7 points de retrait. En ville, les points de retrait sont, comme pour les Ruches, situés dans des lieux recevant du public avec lesquels un partenariat est établi, mais en zone rurale il peut aussi s’agir de la ferme d’un des producteurs membres du collectif. Pour compléter ce maillage, certaines fermes font également office de nœuds logistiques vers lesquels les produits sont acheminés, triés et répartis en fonction des commandes, avant d’être distribués. Les producteurs concernés mettent à disposition leurs équipements (hangar, salle de conditionnement) dans une logique de mutualisation, et perçoivent également une commission pour cela. Dernier signe distinctif, les salariés du Court Circuit sont davantage impliqués dans l’encadrement du travail logistique qu’ils ne le sont chez LRQDO :

« C’est nous qui l’équipons en mettant en disposition tout le matériel qui va bien pour préparer une logistique qui soit standardisée et professionnelle. Donc on va leur mettre à dispo des caisses, des glacières, les blocs de froid, les étagères, des racks pour que les points de retrait soient séparés et bien identifiés. Ils ont tout à dispo, c’est eux qui mettent en place mais nous on leur file tout, quand on crée un collectif on leur file tout, pour que ça soit carré et que ça se passe bien »

(Timothée, co-fondateur du Court Circuit, mars 2022)

Le Court Circuit vise ainsi une harmonisation de la logistique de distribution entre les différents points de retrait, tout au laissant à chaque collectif local de producteurs une marge d’autonomie dans l’organisation, afin de tenir compte des spécificités de leur collectif ou de leur territoire. Cette organisation davantage centrée sur les collectifs de producteurs s’explique en partie par le contexte de création de la plateforme, qui expérimente pendant deux ans son système dans les Flandres avant d’ouvrir son premier point de retrait dans la métropole lilloise, en 2016. Les créateurs de la plateforme ont observé qu’au sein de ce territoire moins urbanisé et où les intermédiaires des circuits courts sont moins implantés, les producteurs étaient plus enclins à se mettre en lien les uns avec les autres pour proposer une offre cohérente et organiser la vente de leurs produits, notamment à travers le modèle des « magasins de producteurs » (dits aussi « points de vente collectifs »). La plateforme naissante opte ainsi progressivement pour une forme de distribution qui s’inspire de ces stratégies de mutualisation et délègue aux producteurs ce qu’ils ont pour certains déjà l’habitude de faire dans le cadre de la vente directe. Selon le fondateur de la plateforme, cela contribue non seulement à plus d’efficacité logistique, mais également à construire une relation de confiance avec les producteurs, en se présentant comme un intermédiaire attentif à leur propre expertise du travail de distribution :

« Léo : Quand vous avez parlé de ce côté où les producteurs, vous les associez plus ou moins à la gouvernance ou à certaines décisions, je m’étais dit peut-être que c’est en réaction à La Ruche ?

Timothée : Non, c’est vraiment, c’est notre ADN à nous qui a amené ça. Après du coup, quand La Ruche a commencé à exploser, que là on était effectivement dans un moment où on nous disait “ah oui, c’est comme La Ruche Qui Dit Oui”, nous ça nous a amené de fait un élément de différenciation. Notamment côté producteur, de leur dire “bah ouais mais là c’est pas pareil” »

À l’opposé, Mes Voisins Producteurs est une autre start-up lilloise de commandes de produits fermiers, créée en 2017 et qui a pris le parti d’internaliser la majeure partie de l’activité logistique, pour décharger les producteurs du travail de distribution. Cela s’incarne notamment par une équipe de coursiers à vélo qui permet à la plateforme de privilégier la livraison à domicile plutôt que la distribution en points de retrait. Connaissant elle aussi une phase d’expérimentation de deux à trois ans, Mes Voisins Producteurs fait dans un premier temps appel à une société locale indépendante de coursiers à vélo, puis ayant connu un développement important de son activité durant la période de confinement du printemps 2020, l’entreprise bascule vers une stratégie de salarisation. Elle s’installe dans un entrepôt situé dans le centre de Lille où elle met en place une logistique centralisée. Les producteurs viennent livrer en début de journée leurs produits à l’entrepôt, et les salariés de la plateforme prennent ensuite en charge la préparation des commandes ainsi que la livraison au consommateur, majoritairement à vélo pour les livraisons dans le cœur de la métropole, et en camionnettes pour les destinations plus excentrées (20 % des commandes environ). Certains coursiers vont également chercher les produits directement chez les producteurs, déchargeant ainsi ces derniers de l’ensemble des trajets liés à la distribution. En outre, l’entrepôt comporte plusieurs chambres froides pour stocker les produits de producteurs localisés au-delà de la métropole, notamment les producteurs de viandes, dont les livraisons sont moins fréquentes et les fermes trop lointaines pour que les coursiers se chargent de collecter les produits.

En 2022 au moment de l’enquête, Mes Voisins Producteurs emploie 13 salariés, dont 5 coursiers à vélo et 4 préparateurs de commandes. À la même période, l’équipe du Court Circuit, entreprise la plus comparable en termes de trajectoire, ne comptabilise que 5 personnes[6]. C’est donc un fonctionnement particulièrement intéressant car il va à l’encontre de la logique de « mise en relation » qui caractérise habituellement la position économique des intermédiaires de plateformes[7]. Pour Alban, la réintégration des fonctions logistiques et commerciales par la plateforme répond à la fois à ses propres contraintes de fluidité des approvisionnements et à la prise en compte du manque de temps et de compétence des producteurs pour la commercialisation :

« Alban : Je me trompe peut-être hein, mais pour moi un producteur, il produit, il n’a pas le temps d’aller faire la distribution. Et si notre système fonctionne et leur va bien aussi, c’est parce qu’on s’occupe de tout ça en fait. À la différence des autres systèmes qui vont être la Ruche, le Court Circuit, qui sont moins chers entre guillemets, ils prennent moins de pourcentage. Le producteur, finalement, il se retrouve sur son ordinateur à faire l’affiche pour lui, à mettre la photo, à mettre le stock, mettre le prix. Nous, en interne, on gère tout ça en fait. On demande aux producteurs le produit, on lui achète une marchandise aussi. C’est une grosse différence. On prend le risque pour lui, on lui achète et on et ensuite on vend.

Léo : Ah d’accord, c’est pas juste une plateforme de mise en relation ?

Alban : Ah non, pas du tout, on est plus… eux c’est un système de dépôt-vente, nous on est dans l’achat négoce, enfin, dans les systèmes commerciaux, c’est achat-revente quoi. On achète, on revend, par contre, le prix est discuté avec le producteur. »

(Alban, fondateur de Mes Voisins Producteurs, février 2022)

Dans cet extrait, on apprend que Mes Voisins Producteurs achète aux producteurs les produits qui seront commercialisés sur le site de la plateforme. Quand son fondateur parle de risque, il signifie aussi que la plateforme ne collecte pas les produits au gré des commandes, mais constitue des stocks pour anticiper sur les commandes. Par conséquent si l’interface de la plateforme est semblable à celle de ses homologues, la relation commerciale de même que l’organisation logistique qui se trouvent à l’arrière-plan sont significativement différentes des plateformes de mise en relation, et rapprochent davantage Mes Voisins Producteurs d’un intermédiaire classique de l’achat-revente, à l’instar d’un magasin. Mais surtout, les propos retranscris sont révélateurs de divergences quant aux périmètres respectifs du travail des producteurs et des intermédiaires dans le cadre des circuits courts, le point de vue défendu ici étant qu’il n’est pas dans l’intérêt des producteurs que leur travail s’élargisse à davantage d’activités, qu’elles soient logistiques (« aller faire la distribution ») ou commerciales (« faire l’affiche […] mettre la photo […] mettre le prix »).

Les deux plateformes lilloises organisent ainsi le travail de distribution sur des bases opposées. Pour l’une, la salarisation de toutes les fonctions logistiques, de la collecte des produits chez les producteurs à leur livraison auprès des consommateurs, en passant par la préparation des commandes au sein de leur entrepôt. Pour l’autre, leur délégation complète à des collectifs de producteurs organisés par secteurs géographiques, l’activité de la plateforme se reportant sur des fonctions commerciales et d’animation de ces collectifs. En comparaison avec LRQDO, prise comme référence pour les systèmes de vente par plateforme, Mes Voisins Producteurs relève davantage d’une forme classique d’intermédiaire pratiquant l’achat-revente, à l’instar d’un supermarché ou d’un magasin indépendant, tandis que le modèle proposé par Le Court Circuit tend à se rapprocher de certaines pratiques collectives de la vente directe. Les trois plateformes présentent pourtant des caractéristiques similaires en termes d’utilisation pour les consommateurs (interface numérique de commande et périodicité de la distribution), les différenciations résidant davantage dans les relations commerciales et les relations de travail entre la plateforme et les producteurs qui l’approvisionnent.

4.      La production de garanties par les intermédiaires pour incarner la promesse de proximité.

L’intermédiation de la proximité entre producteurs et consommateurs produit donc des variations organisationnelles, supportées par des appréciations sur comment répartir et rémunérer le travail de distribution. Ces enjeux s’expriment d’abord dans la relation entre les intermédiaires et les producteurs. Néanmoins la relation entre intermédiaires et consommateurs est elle aussi porteuse de spécificités, cette fois-ci non pas en termes de répartition des tâches, mais de productions discursives et symboliques. De nouveau, c’est la mise en œuvre de la proximité qui est en jeu.

À l’inverse des échanges relevant de la vente directe, la rencontre physique entre le consommateur et le producteur n’est pas garantie dans les systèmes de vente par plateforme ou par un intermédiaire de type magasin. Or, dans les circuits courts le caractère direct de la relation n’est pas juste une modalité de l’échange, il en est aussi une finalité[8]. Les circuits courts sont en effet des marchés où la qualité des liens importe au moins autant, sinon davantage, que la qualité des biens (Le Velly, 2017). Cette qualité de la relation s’exprime d’abord à travers sa composante économique, c’est-à-dire l’enjeu d’un travail suffisamment rémunérateur, et le plus indépendant possible vis-à-vis des filières dominantes, avec pour contrepartie que ce travail aboutisse à une certaine qualité des produits, à l’instar de ce que l’on observe pour le commerce équitable. Mais contrairement au commerce équitable où, du fait de la dimension internationale des échanges, cette réciprocité est institutionnalisée par un système de labellisation, dans le cadre des circuits courts c’est la personnification des échanges qui tient lieu de « dispositif de confiance » (Karpik, 1996) pour atténuer l’incertitude quant à la qualité des biens ou des liens. La présence du producteur est perçue par le consommateur à la fois comme un gage de transparence quant à la qualité de ce qu’il produit, permettant de réduire la « distance cognitive » du consommateur au contexte de production des aliments (Poulain, 2013), et comme la garantie que ses intérêts économiques sont satisfaits, puisqu’il est le seul à les représenter.

Or la présence d’un seul intermédiaire suffit à ce que surgisse le problème de la délégation de confiance et la nécessité de produire des garanties. En l’absence de certification par des organismes tiers, comme il en existe pour l’agriculture biologique ou le commerce équitable, le vecteur de cette délégation de confiance réside dans la communication commerciale réalisée par les intermédiaires. Leurs dispositifs de confiance peuvent être classés en deux registres, qui visent l’un comme l’autre à ramener la figure du producteur dans l’échange, mais ne mobilisent pas les mêmes ressorts de la confiance chez le consommateur. On trouve d’un côté le registre de « l’objectivation », dont le but est de convaincre du caractère équitable des relations entre producteur et intermédiaire, et de l’autre le registre de « l’incarnation » qui cherche à reproduire le sentiment de confiance qui se joue dans la vente directe et à lever l’opacité sur le contexte de production.

4.1 Les dispositifs visant à objectiver la position du producteur dans l’échange

La rémunération des producteurs à un prix « juste » ou « équitable » est au cœur de l’argumentaire en faveur des circuits courts. Les prix des produits en circuits courts sont censés refléter les intérêts économiques de chaque ferme, à la différence des filières longues où les prix sont d’abord déterminés par la stratégie commerciale et la compétitivité des entreprises situées en aval. Les intermédiaires des circuits courts sont soucieux de montrer que les prix pratiqués dans leur point de vente sont construits sur la base des prix demandés par les producteurs, et que la part revenant à l’intermédiaire est modérée et surtout transparente.

Sur la page d’accueil des sites du Court Circuit et de La Ruche Qui Dit Oui !, on trouve une illustration expliquant comment est composé le prix des produits vendus par la plateforme. Le texte qui l’accompagne reprend les arguments de la transparence et de la rémunération juste, tandis que le schéma prend la forme d’un diagramme en camembert, pour bien visualiser l’importance de la part revenant au producteur. Des représentations similaires sont utilisées au sein des magasins Otera, cette fois sous forme de fiches explicatives associées à chaque produit sur les étals.

Figure 1 : la garantie de rémunération des producteurs chez Le Court Circuit

Source : Page d’accueil du site du Court Circuit (dernière visite au 31 juillet 2023)

Figure 2 : la garantie de rémunération des producteurs chez La Ruche Qui Dit Oui !

Source : Page d’accueil du site de La Ruche Qui Dit Oui ! (dernière visite au 31 juillet 2023)

4.2. Les dispositifs visant à incarner la figure du producteur dans l’échange

La forme la plus courante de mesure mise en place par les intermédiaires pour rendre visibles les producteurs consiste à leur consacrer de courtes fiches de présentation. Elles peuvent être présentes dans les points de vente de type magasin, sous forme d’affiches et de panonceaux qui complètent les étiquettes pour donner davantage de contexte aux produits. Mais c’est surtout sur les points de vente en ligne des circuits courts de type plateforme que l’usage de ces « fiches profil » est généralisé. L’environnement numérique permet d’associer aux produits davantage d’informations que ce qui est possible sur un panonceau ou une étiquette, notamment des informations sur le contexte de production et le ou les producteurs. Des descriptifs sous forme de fiches, fournissant des détails sur la biographie des producteurs, leurs motivations et leurs méthodes de travail, sont accessibles en cliquant sur les liens figurant aux côtés de chaque produit vendu par ces producteurs.

Les producteurs qui vendent avec le Court Circuit ou LRQDO sont encouragés à rédiger leur fiche de présentation, tandis que chez Mes Voisins Producteurs, elle est écrite par un salarié de la plateforme, qui la fait ensuite valider par le producteur. Ces textes sont courts, entre 5 et 20 lignes, et fournissent donc une quantité limitée d’information. Certes, ils communiquent aux consommateurs des éléments factuels, comme la localisation de la ferme, la taille des surfaces ou du cheptel, le nombre de personnes travaillant sur la ferme, etc. Mais ces informations ne sont jamais données seules et sont insérées dans un narratif donc l’objectif est la personnification du producteur, en insistant sur des éléments biographiques, en particulier le contexte de son installation en agriculture (transmission de la ferme familiale ou reconversion professionnelle).

Incarner la figure du producteur est en outre facilité par le recours à des éléments visuels. Les photos qui accompagnent les fiches profil de producteurs manifestent elles aussi des récurrences dans la manière de représenter les producteurs et leur environnement de travail. On note une abondance de représentations des espaces productifs extérieurs et des animaux (quand il y a des productions animales), et une faible représentation des machines et des espaces productifs intérieurs, tels que les hangars, les étables et autres infrastructures qui caractérisent pourtant le quotidien du travail agricole. Dans le cas des points de vente en ligne de type plateforme, cette activité de mise en scène du contexte de production s’accompagne d’un soin particulier apporté à l’esthétisation des produits, comme pour conjurer une double distance : distance au producteur, mais aussi distance au produit lui-même, contrairement à un point de vente physique où le consommateur a les produits sous les yeux.

La garantie d’incarnation la plus aboutie consiste à restaurer temporairement les interactions en face à face entre producteurs et consommateurs, de sorte que le producteur soit non seulement visible mais bel et bien présent, à la manière de la vente directe, et que cela active le même sentiment de confiance chez le consommateur. Dans les magasins Otera, des animations ont lieu chaque semaine afin de mettre en valeur les producteurs à tour de rôle. Ces derniers peuvent ainsi faire directement la promotion de leurs produits et répondre aux questions des consommateurs. Il y a également un événement annuel, la « fête des producteurs » où tous sont présents en même temps et tiennent des stands à proximité des rayons où se trouvent leurs produits[9]. Les producteurs qui commercialisent avec Otera s’engagent à se rendre disponibles quelques demi-journées dans l’année pour assurer cette présence en magasin.

Ces temps de rencontre reproduisent en quelque sorte le contexte de la vente directe, à ceci près que la présence du producteur au sein du point de vente n’est pas requise par la nécessité pratique de la distribution, puisque les produits sont disponibles en magasin indépendamment de cette présence, mais par le besoin d’honorer la promesse de proximité.

Conclusion. La position contradictoire des intermédiaires comme ferment de la diversité et du renouvellement des circuits courts.

Des exemples comme celui du supermarché Otera, apparu sur notre territoire d’étude en 2007, de même que celui de La Ruche Qui Dit Oui !, plateforme de commande de produits fermiers au développement fulgurant depuis sa création en 2011, ont été abondamment commentés et sont devenus emblématiques d’un risque de dévoiement de la logique des circuits courts au profit d’intérêts distincts de ceux des producteurs. Néanmoins, l’enquête que j’ai menée révèle que les intermédiaires ont conscience de la contradiction que leur présence fait peser sur la promesse de proximité propre aux circuits courts, promesse qui est au fondement de leur argumentaire commercial, et que la résolution de cette tension est motrice dans l’apparition de nouvelles formes de circuits courts. L’objectif est en effet de parvenir à mettre en œuvre un dispositif fonctionnel et attractif, tout en apportant des garanties quant à la présence du producteur, nécessairement compromise par l’intermédiation, ou a minima quant à la qualité de son travail et la satisfaction de ses intérêts.

De plus, les innovations introduites ou popularisées par les intermédiaires non agricoles suscitent en réaction l’adaptation des producteurs et des organisations agricoles qui continuent de s’inscrire dans le cadre de la vente directe. Cela s’illustre par exemple à travers la création de nouveaux magasins de producteurs dans la métropole lilloise suite à l’ouverture du deuxième magasin Otera et l’opposition qu’elle a suscitée, les organisations de producteurs disant avoir compris dans le succès des magasins Otera, un engouement des consommateurs pour les circuits courts mais une aspiration à davantage de centralité dans les infrastructures de distribution. Citons aussi l’apparition des « drive fermiers » en réaction à l’essor de la vente par plateforme, un système de commande et de retrait de produits sans intermédiaire non agricole, mais porté par le réseau Bienvenue à la ferme lié aux Chambres d’agriculture.

En ce sens la dynamique de développement des circuits courts n’est pas juste une accumulation, c’est une émulation dont l’intermédiation est un puissant ferment, en ce qu’elle stimule le renouvellement des formes antérieures. Cette dimension dialectique de l’intermédiation est à l’œuvre dans toutes les configurations de circuits courts, même celles dont le dispositif est proche des filières de distribution classiques, comme le supermarché. C’est peut-être cette exigence spécifique d’avoir à concilier entre la dimension pratique et la dimension politique du circuit court qui distingue fondamentalement les intermédiaires qui s’inscrivent dans les circuits courts et ceux qui n’en relèvent pas, plus que le seuil du nombre d’intermédiaires à proprement parler. Ce problème de maintenir une relation incarnée dans une situation d’intermédiation est par exemple semblable à ce qui se joue dans les filières du commerce équitable, à cette différence près que producteurs et consommateurs demeurent proches géographiquement.

Parce que la présence d’un intermédiaire induit à la fois la question de la division du travail de commercialisation avec le producteur, de même que la production de garanties pour maintenir ou rétablir la figure du producteur dans l’échange, les formes avec intermédiaire sont celles qui tendent à produire le plus de variations, et méritent à ce titre des investigations plus fréquentes.

Références bibliographiques :

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[1] L’ensemble de ces opérations se trouvent complexifiées par la nature organique des biens agricoles, générant des contraintes liées à leur variabilité et à leur périssabilité (Bernard de Raymond et al., 2013).

[2] Slogan figurant sur les portes des magasins Otera. Notes d’observation, avril 2018. Derrière cet énoncé au ton provocateur, il y a une critique en partie fondée de l’accessibilité des approvisionnements en vente directe compte tenu des rythmes et des espaces dans lesquels s’organise la consommation (offre décentralisée pour la vente à la ferme, offre plus centralisée mais épisodique dans le cas de la vente sur les marchés).

[3] Néanmoins, les quelques travaux conduits sur les magasins Otera, comme l’enquête du géographe Nicolas Rouget et son équipe sur les deux premiers magasins, soulignent des différences notables dans les relations commerciales avec les producteurs agricoles, eu égard à celles pratiquées par les enseignes classiques de la grande distribution. Ces spécificités s’expriment notamment par un principe d’exclusivité et de non mise en concurrence dès lors qu’un producteur devient fournisseur pour un produit en particulier, par un partage plus favorable de la valeur et par une moindre négociation des prix de la part du distributeur. Enfin les producteurs de chaque magasin sont réunis une fois par an pour partager leurs avis sur leurs relations avec l’enseigne, et sont notamment consultés pour l’identification de nouveaux producteurs, dans une démarche de cooptation.

[4] Le rôle des gérants de point de retrait est strictement logistique mais il est rémunéré de la même manière que l’intermédiation commerciale de la plateforme, à savoir au moyen d’une commission prélevée sur chaque transaction du consommateur vers le producteur. Il y a donc deux commissions, l’une rémunère la plateforme, et l’autre le gérant du point de retrait. Il est intéressant de noter que s’agissant d’une relation de rémunération pour la mise à disposition d’un service, et non d’une relation d’achat-revente, la position d’intermédiaire reste délicate à caractériser. Les transactions réalisées sur la plateforme sont toujours assimilées à de la vente directe, une ambiguïté juridique que La Ruche Qui Dit Oui ! ne manque pas d’exploiter dans le cadre de sa communication.

[5] D’autres similarités sont également présentes dans la forme prise par le dispositif de commercialisation : les consommateurs sont libres dans le contenu et la fréquence de leurs achats, la seule contrainte étant que pour les besoins de l’anticipation, les commandes prennent fin 48 heures avant la distribution. Les producteurs connaissent précisément les quantités qu’ils ont vendues et qu’ils doivent acheminer.

[6] Par ailleurs, Mes Voisins Producteurs opère à une échelle plus circonscrite que le Court Circuit, ne desservant que les communes de la métropole lilloise, pour « un noyau dur de 500 à 800 clients actifs » (entretien avec Alban, février 2022). De même, si environ 80 fournisseurs sont référencés sur le site de la plateforme au moment de l’enquête, il s’agit pour une large part d’artisans et commerçants des métiers de bouche (boucherie, boulangerie, épicerie fine, caviste). Les producteurs agricoles à proprement parler sont au nombre d’une vingtaine, positionnés principalement sur le maraîchage et les produits laitiers. En comparaison, le Court Circuit travaille avec un réseau d’environ 180 producteurs, organisés en six collectifs territoriaux pour une quarantaine de points de retrait, lesquels sont répartis à travers toute l’ancienne région Nord–Pas-de-Calais.

[7] Et qui est d’ailleurs au principe de leur définition légale, selon le cadre donnée à l’activité des plateformes depuis 2016 dans la loi française (article L111-7 du Code de la consommation).

[8] Rappelons que le modèle français des AMAP s’inspire d’un précédent japonais qui a pour nom teikei, une expression qui résume l’idée de « mettre un visage sur » (Amemiya, 2011). Le fait que cette locution résume à elle seule cette forme de consommation engagée souligne à quel point la proximité, non seulement géographique et économique, mais aussi relationnelle, avec le producteur agricole, constitue une valeur cardinale dans le cadre de ces échanges.

[9] Lors de cet événement, la présence des producteurs se double d’une mise en scène « champêtre » : il y a un enclos avec de la paille et des animaux dans le hall du magasin, des ballots de paille et des engins agricoles sur le parking. Notes d’observation, avril 2018.

Pour citer cet article :
PERRETTE Léo, « Les intermédiaires de commercialisation de produits agricoles en circuits courts. L’intermédiation délicate d’un marché de la proximité. », 5 | 2025 – Commerce et proximité(s), GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2025/02/22/co-al11/