La frontière, entre distance symbolique et proximités relationnelles

François Moullé
〉Maître de conférences HDR en géographie
〉Université d’Artois
〉UR 2468 Discontinuités 〉

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Lorsque je traverse la frontière franco-suisse à pied dans l’agglomération franco-genevoise, par exemple dans le secteur de Moillesulaz, cette dernière apparait comme un paradoxe. La ligne est rappelée par la signalisation confirmant le rôle de la frontière comme distanciation entre les territoires, pourtant la facilité du passage sans contrôle et l’urbanité de l’environnement font que je croise Français et Genevois de la même manière, la proximité est partout et pourtant je viens de passer une frontière internationale, celle qui met de la distance dans la proximité (Arbaret-Schultz, 2002). Cela voudrait-il dire que la proximité peut l’emporter sur la distance en contexte transfrontalier ?

À la frontière, la proximité, comme la distance, relève de la métrique, du temps, de la représentation individuelle et collective et bien entendu d’une dimension symbolique. La frontière westphalienne, par son bornage, les lieux de contrôles, les appareillages éventuels, est là pour créer de la distance symbolique et filtrer les passages. Les cartes, où chaque individu se situe géographiquement, et en tant que citoyen appartenant à un ensemble national, sont marqués par la ligne frontière pour distinguer les États.

Pour autant, certaines frontières notamment en Europe de l’Ouest, comme la dyade franco-genevoise, sont marquées par une dévaluation dû aux flux économiques intenses et au développement de bassins de vie transfrontaliers, liée aussi à des choix politiques singuliers. La distance symbolique de la frontière est littéralement gommée par la proximité métrique. Les uns passent pour chercher du pain, d’autres pour le travail. Tout le monde se croise, se salue et se sourit parfois. L’espace public devient un commun transfrontalier. Cela ne veut pas dire que la dimension symbolique n’existe plus, elle se manifeste par le rappel de drapeaux, notamment côté suisse, les plaques minéralogiques, les accents de la langue qui, malgré la proximité et les entrecroisements des circulations quotidiennes, ne s’homogénéisent pas.

La proximité caractérise l’espace transfrontalier franco-genevois. Avec 104.300 frontaliers français qui passent la frontière chaque matin de la semaine, des milliers de Suisses passent la frontière pour leurs achats, leurs loisirs, parfois même pour habiter, les occasions de rencontres sont multiples. Les enjeux de la proximité dans ce contexte sont bien les rencontres humaines favorisées par un espace devenu commun, au moins à certaines heures de la journée. Les lieux de travail, les rues commerçantes, les centres commerciaux, les services publics notamment les écoles sont les lieux d’excellence de la proximité urbaine. La frontière, au lieu d’espacer les groupes nationaux est devenu une des causes des rencontres, elle est une ressource (Sohn, 2022) puisqu’elle met en lumière des différences qui peuvent être intéressantes comme des revenus supérieurs, voire très supérieurs côté suisse, des prix parfois vraiment concurrentiels côté français. Les supermarchés français voient les plaques minéralogiques genevoises, françaises et parfois vaudoises se côtoyer. Dans les allées commerciales, il est drôle d’observer les individus qui se frôlent, s’observent et se reconnaissent par les accents des appartenances nationales. La proximité se joue des différences, car la dévaluation du rôle de contrôle de la frontière est une réalité dans le quotidien. Paradoxalement, la proximité n’oublie pas les différences, bien au contraire, ces dernières vont se révéler dans les détails. De la différenciation stato-nationale de la frontière moderne, les proximités offertes par la frontière post-moderne vont mettre en exergue les différences du quotidien, des habitudes, des comportements culturels dans l’entrelacs des circulations quotidiennes.

C’est la raison pour laquelle j’ai développé dès 1999 le concept d’homotone, terme inspiré de la biogéographie avec l’écotone, lisière entre deux milieux où les espèces se mélangent et s’adaptent à la présence des autres. La frontière joue ce rôle de lisière où le contact permet une transition, l’homotone, entre deux territoires frontaliers. Il se caractérise par l’intensité des échanges, mais aussi par la qualité des relations entre les individus et les groupes. La proximité efface l’inconnu pour le connu. Cela me fait penser à la citation du chat de Philippe Geluck Les étrangers qui habitent tout près de la frontière sont un peu moins étrangers que les autres. Cela correspond à la people’s approach (Van Houtum, 2000) de la frontière des auteurs anglophones.

L’homotone se structure par les proximités politiques que la frontière post-moderne permet. Les élus, et les techniciens de l’espace, se rencontrent. Ils partagent en partie les mêmes questions puisqu’ils vivent dans le même bassin de vie transfrontalier. Des coopérations déjà anciennes, les débuts datent des années soixante-dix/septante pour Genève, se sont développés pour créer une gouvernance transfrontalière multiniveaux. Dans les domaines institutionnels et politiques, les proximités ont été essentielles pour se connaître, se comprendre et trouver des solutions malgré des différences fortes dues à des histoires nationales et culturelles différentes. Les rencontres ne veulent pas toujours dire la compréhension et l’empathie, mais la proximité régulière permet d’envisager des solutions concrètes pour répondre aux besoins des habitants, des frontaliers et d’envisager un espace commun vivable avec la mise en place du Grand Genève, métropole transfrontalière. Rémi Lefebvre nous dit « la proximité est quasiment devenue synonyme de légitimité dans le langage politique » (Lefebvre, 2020). À l’échelle de la métropole, la question de la proximité est centrale sur le plan politique. Proximité entre élus de part et d’autre de la ligne frontière dans des instances innovantes. Proximités avec les habitants, c’est ce qui est affirmé dans les politiques publiques transfrontalières tout en reconnaissant la nécessité de construire un jour une démocratie participative ou au moins représentative à l’échelle du bassin de vie. Lefebvre interroge cependant l’argument de la proximité avec les habitants au détriment de la légitimité démocratique, la réflexion actuelle sur la création d’un parlement transfrontalier est bien une interrogation sur la bonne distance entre l’individu et la décision.

Par leurs proximités dans un cadre spatial où la frontière ne disparait pas, les acteurs inventent une nouvelle forme de diplomatie territoriale. Elle est permise par les dévaluations de la frontière par les États et Fédérations d’États au profit des territoires locaux. La diplomatie territoriale a bien l’objectif de multiplier les possibilités de rencontres pour les habitants, multiplier les lieux communs permettant une proximité quotidienne. Les acteurs du territoire sont devenus des diplomates dans un contexte d’interterritorialité.

Nicolas Lebrun a raison de dire que « la proximité est une configuration spatiale dans laquelle la distance est suffisamment réduite pour que des effets, des usages et des pratiques spécifiques se développent » (Lebrun, 2022). Pour autant les discontinuités juridiques, fiscales et monétaires sont à l’origine de différentiels communément appelés effets frontières, moteurs de l’économie transfrontalière qui génère les proximités quotidiennes. La proximité n’efface pas la distance symbolique, elles s’entrecroisent pour constituer l’originalité de l’homotone. La proximité n’empêche pas la distance symbolique de la frontière lorsque nous observons la vie quotidienne d’un espace transfrontalier.

Références bibliographiques :

Arbaret-Schultz C., 2002. « Les villes européennes, attracteurs étranges de formes frontalières nouvelles », in Reitel B. et alii (éds.), Villes et frontières, Anthropos-Economica, Collection Villes, p. 213-230.

Lebrun N., 2022. « Proximité », Géoconfluences, octobre

Lefebvre R., 2020. « Proximité », in Pasquier et alii, Dictionnaire des politiques territoriales, Presses de Sciences Po, p. 453-457.

Sohn C., 2022. « La frontière comme ressource : vers une redéfinition du concept », Bulletin de l’association de géographes français, 99-1, p. 11-30.

Van Houtum H., 2000. “An overview of european geographical research on borders and border regions”. Journal of Borderlands studies, 15(1), p. 57-83.

Pour citer cet article :
MOULLE François, « La frontière, entre distance symbolique et proximités relationnelles », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://quamoter.hypotheses.org/2654

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