Valérie Billaudeau
〉Maîtresse de conférences en Information et Communication
〉Université d’Angers – UMR 6590 CNRS ESO 〉
〉Article court
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Le travail de recherche s’inscrit le plus souvent au sein d’un laboratoire de recherche avec des thématiques spécifiques à chaque chercheur ; leur choix s’effectue en fonction de nombreuses opportunités avec la nécessité de sujets qui les animent suffisamment pour lire, interviewer, réfléchir, écrire, etc. bref les travailler pendant des heures et durant de nombreuses années. La réalisation d’un documentaire de recherche suit la même démarche avec une caméra qui induit une relation singulière aux personnes et aux lieux. L’expérience de la réalisation du documentaire Scoper, sorti en 2020, a pu se concrétiser du fait de liens de proximité existants entre la chercheure et son objet de recherche. En effet, spécialisée dans l’économie sociale et solidaire-ESS, elle a choisi une entreprise appartenant à la famille de l’ESS pour suivre pendant 3 années la transformation de la librairie papeterie Sadel en société coopérative et participative-scop SavoirsPlus. Le projet a réellement pu naître grâce à la confiance établie entre la chercheure et les dirigeants du fait de leur engagement dans un même réseau. La proximité géographique avec le siège de SavoirsPlus a été un autre atout pour le tournage même si cette transformation a inclus des déplacements dans l’Yonne et la Drôme où se trouvent deux autres entités qui ont fusionné avec SavoirsPlus. Par ailleurs, l’un des objectifs du documentaire était de rendre accessible la parole des salariés peu souvent entendue (50 ont été interviewés durant cette recherche) et de donner à entendre leur cheminement sur l’aventure scop. Car cette expérience de réalisation audiovisuelle avait aussi pour but de valoriser la recherche avec un format différent de l’article scientifique et de tenter de toucher un public plus large que ceux de nos colloques et nos lecteurs étudiants et/ou collègues parfois. En effet, le format documentaire offre bien plus qu’un verbatim : l’image et le son entraînent le spectateur dans leurs états d’esprit et émotions (Le Houérou, 2006, p. 2). Ainsi, cette diversité de proximités (de lien, de centre d’intérêt, géographique, d’objectif) inhérente à la réalisation d’un film de recherche, va-t-elle avoir un impact sur les spectateurs ? Quels types de proximités Scoper a-t-il créé auprès de ses publics ?
Pour répondre à ce questionnement, nous proposons de mobiliser les données issues des projections débats ayant abouti à des échanges dans 40 lieux sur la période de juin 2020 à décembre 2022 (et d’autres dates se positionnent pour 2023 dont le Québec). En effet, nous nous sommes déplacés dans des grandes villes comme Paris, Lyon, Grenoble, Bordeaux, Montpellier, Rennes, Le Mans, etc. mais aussi dans des zones plus rurales comme Faux la Montagne (23) ou Plessé (44). Sur ces 40 destinations, 13 projections débat ont été programmées à Angers ou en proche périphérie ce qui représente 1/3 de notre diffusion. Ces données permettent d’interroger la proximité qu’entretient la diffusion d’un film de recherche comme Scoper. Quels effets de proximités permettent de comprendre la mobilisation des organisateurs de projections et l’envie de se déplacer pour les spectateurs ? En effet, sur les 1500 spectateurs ayant vu Scoper, 709, c’est-à-dire presque de la moitié, ont été des habitants de proximité. A ce stade de notre réflexion, la notion de proximité correspond à une localisation des lieux de diffusion située dans un même espace urbain : la ville d’Angers qui compte environ 155 876 habitants (en 2020). Pourtant la proximité inclut des aspects plus larges : si les spectateurs d’Angers et ses environs sont venus voir Scoper c’est aussi parce que d’autres proximités leur ont donné envie de se déplacer et de prendre du temps pour découvrir un film de recherche. Puisque nous évoquons la mobilité, nous faisons référence à la proximité géographique qui a deux propriétés (Rallet et Torre, 2004, p. 26) : savoir si on est « près de » ou « loin de » la projection de Scoper et estimer le moyen de transport corrélé au temps de déplacement pour décider d’être présent. Mais ces deux caractéristiques de proximité géographique ne distinguent pas les spectateurs angevins de ceux des autres villes qui prennent la décision d’assister à notre projection.
En revanche, la dimension relationnelle prend toute sa place dans une « proximité organisée » (op.cit.) qui comprend une « logique d’appartenance » et une « logique de similitude ». En effet, le focus réalisé sur la carte d’Angers montre que les structures qui ont proposé la projection de Scoper appartiennent à des réseaux dans lesquels sont investis la chercheure réalisatrice et la scop SavoirsPlus. Chercheure engagée dans l’économie sociale et solidaire, elle est aussi co-présidente de l’inter réseau de l’économie sociale et solidaire en Anjou-IRESA. Son appartenance à l’ESS, ainsi que celle de la scop, mobilise donc les interlocuteurs provenant des associations, des scop, de groupes informels et des syndicats pour une bonne partie des spectateurs qui se sont déplacés. En effet, les projections organisées par les scop ont rassemblé 178 spectateurs, celles par des associations, 109 personnes et celles par les groupes informels et syndicats, 30. Les projections qui ont eu lieu au moment du lancement du documentaire par l’Université d’Angers entrent également dans les logiques d’appartenance et de similitude en réunissant 167 collègues administratifs, enseignants et chercheurs. La proximité organisée est illustrée ici par différents types d’organisation que sont celles de l’ESS et de l’Université où « les interactions en son sein (…) les rend a priori plus faciles qu’avec des unités situées à l’extérieur de l’organisation » (op. cit, p. 27).
Cette expérience nous amène à proposer d’autres facteurs inhérents au croisement des deux types de proximité géographique et organisée. Tout d’abord, un effet de curiosité pour le documentaire de recherche qui provoquent des soulagements pour certains : « et je ne me suis même pas ennuyé » s’exclame un spectateur qui avait peur de trouver le temps long ainsi que de l’adhésion « je ne connaissais pas du tout le statut scop et c’est vraiment intéressant ! ». La proximité provient aussi de l’ancrage de l’entreprise et de son histoire sur le territoire : elle est connue par le monde de l’éducation et les créatifs qui vont acheter leurs fournitures dans ce qu’on appelle « la caverne d’Alibaba ». La mobilisation des spectateurs la plus importante a été réalisée lors des projections dans le cinéma art et essai Les 400 Coups. Les 225 spectateurs se sont déplacés suite à l’invitation et les relances effectuées par l’ancien dirigeant de la scop, à la retraite depuis la transmission effective en février 2020 à ses salariés. Cet effet de proximité illustre la théorie de l’encastrement qui prend en compte les réseaux individuels.
« Si les mêmes acteurs individuels sont amenés de façon récurrente à interagir dans le cadre d’une telle coopération, alors ces relations peuvent se renforcer et éventuellement s’élargir à des registres non professionnels. Cet élargissement est facilité si les acteurs individuels impliqués résident dans une même agglomération : la proximité favorise la polyvalence (ou multiplexité) des liens ». (Grossetti, 2000, p. 9)
D’ailleurs, les diffusions dans des cinémas art et essai dans d’autres villes ont été un échec : 20 spectateurs à Rennes, 2 à Bordeaux… car il n’y avait pas d’ancrage local pour mobiliser les spectateurs. L’éventuelle proximité avec l’objet du film, la scop, n’était pas suffisant. En journalisme, il s’agirait de la « loi de proximité » : l’information va avoir un effet plus ou moins important suivant sa proximité (géographique, temporelle, affective et sociétale) avec celles et ceux qui se sentent concernés. Enfin, le dernier facteur de proximité que révèle cette expérience de diffusion d’un film de recherche, concerne une période marquante : Scoper est sorti juste à l’issue de la première période du confinement en juin 2020. Après avoir été contraints de rester chez soi, l’envie de sortir, même au cinéma, s’est ressentie. La nature temporaire de cette proximité (Rallet et Torre, 2004, p. 33) malgré les mesures de distanciation, requestionne les codes habituels de l’espace entre les personnes. « Le langage silencieux » (Hall,1981) est devenu visible avec les masques et le désir de partager des temps en collectif au cinéma. L’exemple des diffusions de Scoper comme film de recherche, valide la place centrale des réseaux de proximité, les relations individuelles et les trajectoires des personnes. En nous positionnant dans une approche systémique où le contexte a toute son importance, notre démarche de diffusion a particulièrement fait sens auprès des acteurs de proximité. Il reste à explorer comment notre démarche de « documenfaire sens » a fonctionné au-delà du territoire d’ancrage de la scop et de la chercheure.
Références bibliographiques
Grossetti M., 2000. « Les effets de proximité spatiale dans les relations entre organisations : une question d’encastrements », Espace et Société, n°101-102, 203-219
Hall E.T., 1981. Le langage silencieux, Seuil
Le Houérou F., 2006. « Le Film est un don de soi », texte pour le XXVème Bilan du Film Ethnographique, Paris, 18 au 24 mars.
Rallet A. et Torre A., 2004. « Proximité et localisation ». Économie rurale, vol. 280, no 1, 25-41
Pour citer cet article :
BILLAUDEAU Valérie, « Proximité « film de recherche et spectateurs » : exemple de Scoper », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/10/proximite-film-de-recherche-et-spectateurs-exemple-de-scoper/