Quand la restauration scolaire veut manger « local ». Le recours à une dimension politique de la proximité.

Morgane Esnault
〉Docteure en géographie sociale
〉Ingénieure de recherche, projet OBSALIM
〉UMR CNRS 6590 ESO, Université de Caen Normandie

〉morgane.esnault@unicaen.fr

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Mots-clés : systèmes alimentaires ; restauration scolaire ; écologie ; espace rural

Abstract: How do school catering managers take advantage of proximity to choose their supplies? Eating locally is one of the many demands made by parents and management in local authorities, but it is not included in the 2018 EGalim law, which sets out a framework for product quality (50% quality, 20% organic). This article, based on the results of a thesis (Esnault, 2023), compares 16 rural school restaurants in Normandy in order to understand how proximity is represented and mobilised by the chefs we met.

Reducing the distance is systematically sought in sourcing, and is sometimes interpreted as a synonym for quality. The chefs who associate their thinking with a political dimension of proximity are those who source as close as possible and build strong social relationships with the local productive sphere.

Keywords: food systems; school food catering; ecology; rural areas

Comment les chef·fes de la restauration scolaire se saisissent-ils de la proximité pour choisir leurs approvisionnements ? Manger local répond à bien des injonctions de la part des parents d’élèves et des hiérarchies dans les collectivités territoriales mais cette proposition est absente de la loi EGalim de 2018 qui encadre la qualité des produits (50 % de qualité, 20 % de bio). Cet article, rédigé à partir des résultats d’une thèse (Esnault, 2023), compare 16 restaurants scolaires ruraux en Normandie afin de comprendre la façon dont la proximité est représentée et mobilisée par les chef·fes rencontré·es.

1 . La proximité comme choix d’approvisionnement

Une des questions posées à ces acteurs lors des entretiens réalisés entre 2019 et 2022 concernait leur définition de la proximité. Les réponses obtenues recoupent les dimensions de la proximité telles qu’énoncées par Praly et al. (2014), ainsi qu’une dimension politique (Talbot, 2010). J. Noël, T. Dogot et K. Maréchal font de même dans un article sur la RHD[1] wallonne (2022) ; nous reproduisons ici leur tableau présentant ces dimensions de la proximité (Figure 1).

Figure 1 : Les dimensions des proximités alimentaires

(D’après Noël et al., 2022, reprenant Praly et al., 2014 ; et Talbot, 2010)

À une deuxième question portant sur leur préférence proximité/qualité, les chef·fes enquêté·es reprennent toujours l’opposition bio/local : le bio peut ainsi être perçu comme un critère de qualité ou non, en opposition ou en addition de la proximité. Ces résultats sont transcrits dans le tableau suivant (Figure 2) pour 16 restaurants enquêtés. Il est intéressant de noter que plus la part de produits locaux augmente (colonne « KM »), plus le nombre de dimensions de la proximité mentionnées augmente. La proximité spatiale est toujours évoquée dans les définitions des chef·fes, démontrant l’importance de la dimension kilométrique. La proximité relationnelle est ensuite la dimension la plus fréquemment évoquée (n = 7), et c’est essentiellement le lien social avec les producteur·trices qui est recherché. La possibilité de connaître le fournisseur, de visiter son exploitation ou de le faire venir à la cantine peut même être intégrée directement à l’appel d’offre. L’intérêt pour la dimension fonctionnelle est un peu moins élevé dans l’échantillon enquêté (n = 4). L’appel à un circuit court, réduisant le nombre d’intermédiaires, suscite moins l’intérêt. La dimension économique enfin (n = 5), est de même moins fréquemment évoquée. Elle apparaît dans des discours justifiant l’utilité de la proximité pour réinjecter l’argent public dans l’économie locale. 

Figure 2 : Définitions de la proximité par les chef·fes de cuisine enquêté·es[2]

Source : M. Esnault, enquête de terrain 2018-2022

2. La proximité, une forme de qualité ?

La qualité est ensuite définie par les enquêté·es essentiellement en lien avec la loi EGalim. Toutes les définitions évoquées reprennent soit un critère de « local », soit de « bio », soit les deux. Aucun·e chef·fe ne retient le bio seul comme définition de la qualité, il est toujours associé à une notion de « local » (n = 8). La définition d’un produit de qualité comme étant un produit uniquement local est un peu moins fréquente (n = 6). La proximité apparaît donc comme essentielle dans les représentations de la qualité, ce qui appuie l’idée d’une importance de la distance dans les choix d’approvisionnements faits par les chef·fes de cuisine, et ce avant le critère de qualité. Pourtant, la loi EGalim ne mentionne pas de critère kilométrique ou de proximité. Le seul critère qui pourrait correspondre à la notion de distance est celui de la « prise en compte des externalités environnementales », qui permet de restreindre le transport et donc favorise un approvisionnement proche. Cette absence dans la loi est décriée par certain·es enquêté·es, qui y voient un effet des lobbies, comme le chef de service de la cuisine Lucie Aubrac[3] (entretien 505, 2019). Le chef du lycée Marcelle Henry évoque des seuils dans la loi EGalim « au minimum », pour lui, « on aurait dû surfer sur la vague des produits locaux du Covid (…) c’est pas cohérent » (entretien 614, 2022). De même, le responsable de production de l’école Brontë déclare :

Au départ je pensais que la loi EGalim on parlerait de bio et local. 50 % de local et de bio, dont 20 % de bio. Mais si le local n’est pas labellisé il ne passe plus. J’ai plusieurs fournisseurs avec qui ça marche bien, je vais plus pouvoir les prendre (…) On va être obligé de cibler sur d’autres ingrédients (…) mais on a pas le droit au lait cru ! (entretien 142, 2022)

Cette absence de critère kilométrique valorisant la proximité remet ainsi en cause le travail de sourcing[4] fait depuis plusieurs années par les cuisinier·es. Pour répondre aux critères de qualité de la loi EGalim, certains approvisionnements mis en place depuis plusieurs années vont devoir être abandonnés, au profit de fournisseurs plus chers ou bien qui ne correspondent pas à l’éthique de certains cuisiniers, comme nous l’explique le chef du collège Brontë :

Cette loi est mal présentée et du coup subie. Comment peut-on apprécier quelque chose qu’on subit ? (…) Les labels sont pas cohérents. Bleu blanc cœur de [boucher] ne passe pas. Le travail sur l’élevage local n’est pas reconnu alors que le porc breton est valorisé. (…) Si ce n’est pas possible de continuer avec [boucher], on va devoir passer en surgelé AB, avec des origines UE, voire hors UE. Je préfère être avec [boucher] et hors la loi. (entretien 144, 2022)

Certains choisissent alors de s’éloigner de la loi, sans craintes de réelles poursuites : pour l’instant, il n’y a pas encore de sanction. Le chef du lycée Marcelle Henry revendique d’ailleurs qu’il ne « faut pas attendre une loi pour faire. Le cuisinier c’est quand même lui qui a le dernier mot » (entretien 614, 2022). Pour le chef de service de la cuisine Lucie Aubrac, les seuils sont même trop faciles à déjouer. Le calcul étant réalisé sur les volumes financiers, « il suffit de mettre de l’agneau bio… » (entretien 505, 2019).

3. Une dimension politique pour complexifier la proximité

Plusieurs des chef·fes rencontré·es se représentent donc la proximité comme une forme de qualité des produits. Cette dimension peut être un critère s’ajoutant à la définition de qualité, ou s’y suppléer dans certains cas. La recherche de proximité peut être simplement un moyen de réduire la distance d’approvisionnement, et favoriser une forme de circuit court, ou bien la dimension spatiale peut être un simple point de départ. Dans certains cas, la proximité est même un moyen de connaître les modes de production, et donc de reprendre confiance dans le système agroalimentaire, ce que le cas suivant éclaire.

Le chef du restaurant du lycée Ford revendique un travail de sourcing important qui lui a permis d’atteindre les 80 % de produits locaux. Il privilégie le bio mais aussi et surtout la proximité dans ses approvisionnements :

[Le local se justifie] à tous les niveaux : proximité, la bienveillance auprès de la planète, et puis la qualité ! Donc voilà ! (…) Mais je fais ça depuis avant qu’on nous le demande, parce que ça me paraissait évident, parce que faire venir des produits de l’autre bout du monde… Le pire dans tout ça, c’est que les gens qui sont à l’autre bout du monde, c’est des esclaves quoi. Quand en Espagne, on voit tous ceux qui travaillent dans les serres et tout ça… C’est des chiens, c’est malheureux, c’est affreux quoi ! (entretien 505, 2019)

Les dimensions de la proximité évoquées par ce chef sont multiples : à la fois spatiale, en favorisant la production régionale ; et politique en inscrivant ses choix d’approvisionnement dans une perspective globale, à la fois écologique mais aussi éthique. Il assume privilégier la qualité sociale des produits, qu’il associe à la provenance des aliments. 

Ce chef pense donc ses approvisionnements comme une implication du restaurant au sein du tissu économique local, et une contribution au développement des filières de proximité. Le travail d’introduction des produits de qualité est ensuite valorisé au sein du restaurant du lycée dans le but avoué d’inciter à la consommation de ce genre de produits chez des élèves en filières professionnelles, issu·es de milieux plus modestes qu’en lycée général. 

La proximité est systématiquement recherchée dans les approvisionnements enquêtés, mais principalement par son entrée spatiale. Lorsque seule la dimension kilométrique est activée, cela ne garantit pas une interaction avec la production locale et le système alimentaire de proximité. En effet, les restaurants de notre échantillon activant uniquement cette dimension sont ceux qui s’approvisionnent le moins avec des produits de proximité. Le lien social à la production de proximité (exprimé par la dimension relationnelle) est un moteur important dans la pérennisation d’une fourniture locale, surtout lorsqu’il s’accompagne d’un travail conjoint : planification des cultures, présentation des produits dans les restaurants, implication des élèves… La distance est invariablement interprétée dans la question de la qualité, et même un produit bio est renvoyé à son espace de production. Ainsi, tous les cuisinier·es enquêté·es rejettent le bio qui vient de « loin », spécifiquement d’Espagne ou provenant d’en dehors de l’espace européen.

L’importance d’un soutien économique à l’espace de production est exprimée par les chef·fes enquêté·es, de manière certes moins fréquente que la dimension relationnelle ou fonctionnelle. Les moyens contraints de la restauration scolaire limitent cependant l’engagement et l’impact potentiel dans l’économie locale. Enfin, l’aspect politique de l’alimentation est corrélée à l’augmentation du nombre de dimensions de la proximité. Plus les chef·fes ont l’expérience de ce type d’approvisionnement, plus la variété des représentations de la proximité va être importante, et plus la réflexion politique sera suscitée. En cela, ce travail rejoint le discours de R. Le Velly sur la nécessité d’un processus cognitif, d’un travail préalable sur les représentations qui déclencherait un approvisionnement de proximité (Le Velly, 2017). La formation (Darly & Aubry, 2013 ; Magrini et al., 2021), les interactions quotidiennes avec des acteurs, les trajectoires biographiques (Esnault, 2023) et la dimension relationnelle contribuent ici à ce processus cognitif. 

Références bibliographiques :

Darly S. & Aubry C., 2013, « Les produits locaux en restauration collective : miracle ou mirage pour l’alternative agricole ? Théories et pratiques pour la relocalisation des systèmes alimentaires », dans E. Duchemin (dir.), Agriculture urbaine : aménager et nourrir la ville, Montréal, éd. Vertigo.

Esnault M., 2023, Approvisionner la restauration scolaire dans les espaces non centraux : l’exemple de la Normandie. Contribution à une géographie sociale de l’alimentation, These de doctorat, Normandie.

Le Velly R., 2017, Sociologie des systèmes alimentaires alternatifs. Une promesse de différence, Presses des Mines, Paris, 197 p.

Magrini M.-B., Fernandez-Inigo H., Doré A. & Pauly O., 2021, « How institutional food services can contribute to sustainable agrifood systems? Investigating legume-serving, legume-cooking and legume-sourcing through France in 2019 », Review of Agricultural, Food and Environmental Studies.

Noël J., Dogot T. & Maréchal K., 2022, « Quels modèles d’intermédiation alimentaire dans l’approvisionnement territorial de la restauration hors domicile wallonne ? », Économie rurale382, 4, p. 37‑55.

Praly C., Chazoule C., Delfosse C. & Mundler P., 2014, « Les circuits courts de proximité, cadre d’analyse de la relocalisation des circuits alimentaires », Géographie, économie, société, 16, p. 455‑478.

Talbot D., 2010, « La dimension politique dans l’approche de la proximité », Géographie, économie, société12, 2, p. 125‑144.


[1] Restauration hors domicile

[2] Deux entretiens avec des chef·fes n’ont pas abordé cette question, en raison d’un temps contraint : celui au collège Georges Sand et au collège Barbara Stiegler.

[3] Les noms des établissements enquêtés ont été anonymisés.

[4] Il s’agit d’identifier l’offre locale et de faire correspondre les appels d’offre de la commande publique à ces opérateurs. Ce type d’étude est souvent réalisé par des technicien·nes de collectivités, de chambre d’agriculture ou d’associations spécialisées. 

Pour citer cet article : 

ESNAULT Morgane, « Quand la restauration  scolaire veut manger « local ». Le recours à une dimension politique de la proximité. », 4 | 2024 – Représentations de la proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2024/12/23/rp-ac14/