Le Care est une éthique spatiale

Care is a spatial ethic

Johanna Dagorn
〉Chercheure associée en sociologie et sciences de l’éducation
〉UR 4140 LACES 〉Université de Bordeaux

〉johanna.dagorn@u-bordeaux.fr 〉

Corinne Luxembourg
〉Professeure des universités, Géographie
〉UR 7338 Pléiade 〉Université Sorbonne Paris Nord

〉corinne.luxembourg@univ-paris13.fr 〉

〉Introduction 〉

Télécharger l'article. 2-2024 Dagorn & Luxembourg

En reliant la question du care aux enjeux de proximité, il s’agissait d’inviter à penser une attention dans toutes ces dimensions, à l’espace, de ne pas éviter d’en penser les conflits, les rapports de force. Intrinsèquement présente dans les études de genre, cette notion transcende ce seul rapport social pour devenir une épistémologie spatiale qui permette d’appréhender différents les rapports aux terrains. Le care est à la fois sujet et méthodologie.

Le « care » est un enjeu majeur de nos sociétés car il se situe au cœur de nos relations humaines, en étant toujours dévalorisé socialement partout dans le monde comme nous invitent certains auteurs et autrices en nous rendant au Brésil, à Bruxelles, en France, au Sénégal ou en Suisse et en zoomant sur petit ou grand focal au gré des contributions ; au fil des articles, il s’agira d’un pays, d’une ville, d’un quartier, d’un immeuble, voire d’un jardin, car le « care » se niche partout, à condition de l’observer de manière méthodologique et sensible. 

Consacrer un numéro de revue entièrement dédié « au care » apparaît à la fois simple et compliqué. Simple car cette notion peut parfois être réduite à la sollicitude entre  personnes, ou ramené uniquement à la santé comme le note Leclercq dans son article,  le réduisant à une approche interindividuelle en dehors de tout système. Or, les 25 articles multidisciplinaires qui composent cet ouvrage sont aux antipodes de cet écueil, car même lorsque les dilemmes moraux sont présentés, ceux-ci revêtent à chaque fois un concept politique. Ce numéro propose d’aborder la complexité de ce dernier, toujours en lien avec les rapports de domination qui les sous-tendent, même si la proximité engendre plus de complications et d’émotions comme l’illustrent notamment les articles de Chiara Giordano, Geoffrey Mollé et Chloé Morhain. 

Qu’il s’agisse de rapports sociaux hommes-femmes, entre femmes, les questions de « care » sont toujours en lien avec des rapports de pouvoir. C’est de biopouvoir (Foucault, 1976) dont il est question ici dans les trois dimensions que sont « la vie incarnée », la « vie en soi » et « la vie vécue » (Giraud, Lucas, 2011). En cela, l’article concernant les « nomades du nucléaire de Misia Forlen montre de manière remarquable à quel point ce biopouvoir s’exerce dans une domination sociale et genrée, dans le contrôle des corps et des destinées. 

L’article de Noémie Emmanuel concernant les pratiques des travailleuses domestiques à Bruxelles, nous invite à envisager les mobilités comme charge mentale. En effet, il aurait été simple encore une fois d’appréhender les distances en termes géographiques. Or, la pénibilité des distances repose davantage dans sa condition (à la fois sociale, matérielle et le rapport entretenu à ces dernières). 

La proximité avec les employeurs dans les travaux liés au care engendre davantage de complexité dans les rapports humains. L’ambiguïté de se lier à une personne âgée dont on prend soin chaque jour et l’ambivalence des émotions lors de son décès entre tristesse de la perte de la personne et de l’emploi, que nous vous laissons découvrir à travers l’article de Chiara Giordano, à l’intersection entre les rapports de genre, de classe et d’origine. 

Ce numéro recoupe les cinq champs du « care » identifiés à travers les contributions reçues et acceptées :

  • Celui du corps et de la santé, à travers la période de pandémie covid 19  d’ Ana Julieta Teodoro Cleaver, qui montre les conséquences directes sur les personnes travaillant dans « le care », en rendant femmage à Cleonice Gonçalves, première femme décédée de la pandémie au Brésil, contaminée par ses employeurs et Loizeau à travers les maladies respiratoires. Cécilia Comelli, Marie Jauffret-Roustide évoquent le biopouvoir à travers les addictions en milieu carcéral. Manon Marguerit évoque l’enjeu du « corps des femmes » à travers les violences sexistes et sexuelles et la formation des agent.es de la RATP sur ces questions. L’article de Camille Mortelette, Myriem Kadri, Mariana Cyrino, Mathilde Sergent-Mirebault et Corinne Luxembourg nous proposent une intersection entre la santé, les espaces et le temps. 
  • Les mobilités et les espaces à travers les quartiers prioritaires (LorénaClément) et les jardins partagés comptant flore mais aussi faune à travers les poulaillers (Clara Lyonnais-Voutaz), et un retournement du stigmate à travers l’art et l’humour dans un quartier prioritaire de Villeurbanne en transition présenté par Marie Kenza Bouhaddou.
  • Les discriminations et l’inclusion des personnes stigmatisées telles que les Roms, les personnes LGBTQ+, les migrantes et migrants ou les personnes en situation de handicap. Ces articles ont la force de traiter des discriminations subies mais aussi des formes de résistances et de « care » pour contrebalancer ces dernières. Loin d’être dans une approche misérabiliste, ces contributions ouvrent un espace de possibles dont le « care » est l’outil principal, voire fondamental. Il s’impose dans cette partie comme étant le moyen et la fin d’un avenir commun. 
  • La partie concernant le travail se divise en articles statistiques, explicatifs comme celui du Sénégal et d’autres davantage compréhensifs. Ces différentes approches permettent d’envisager à la fois le travail et l’emploi de manière concrète, mais aussi les tâches non rémunérées dans le « care », renommées ouvrage de manière générique. Car si Karl Marx a théorisé la force de travail et son inégale répartition, il évoque le travail concret comme élément de mesure principale, et n’incluant pas le travail domestique dans le travail abstrait, contrairement à ce que proposent les articles de Gerardo Perfors Barradas, Chiara Giordano, Myriem Kadri, Emma Peltier, Marion Ille-Roussel et Victor Santos Rodriguez.
  • Enfin, la dernière partie évoque de manière large et réflexive les questions d’éthique dans la recherche à travers des articles traitant d’écoféminisme tels que celui de Anouk Migeon et de Elsa Koerner, nous rappelant qu’en prenant soin des autres, nous sommes plus enclins et enclines à prendre soin de la planète, voire que les deux sont indissociables. Pour finir, Benjamin Leclercq, Audrey Courbebaisse, Ansao Totolehibe, Chloé Salembier (citant Isabelle Clair) nous rappelle avec justesse que l’éthique du care, c’est aussi le soin apporté aux personnes enquêtées, à travers des rétributions notamment. Quand nombre de chercheuses et chercheurs n’effectuent même pas le minimum : le retour aux acteurs et actrices, cette réflexion éthique nous oblige. 

C’est cette complexité du « care » qui vous est ici proposé et non une complétude pour reprendre les mots d’Edgar Morin, car compte tenu de la puissance du « care », nul doute que d’autres dimensions restent à découvrir, tant ce concept est à la fois méconnu, fluctuant,  et polymorphe. 

Bonne lecture ! 

Pour citer cet article :

DAGORN Johanna & LUXEMBOURG Corinne, « Le care est une éthique spatiale », 2 | 2024 – Le care : une notion de proximité ?, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ark:/84480/2024/07/11/care-intro