Facing residential stress of urban renewal: the challenges of Care and proximity in social housing
Yaneira Wilson
〉Enseignante-chercheuse en urbanisme Géographe et Docteure en aménagement-urbanisme
〉Chargée de recherche au projet SAPHIR à l’ENSA Paris-Val de Seine ATER à l’Ecole d’urbanisme de Paris
〉ESPI-ESPI2R
〉yaneira.wilson@paris-valdeseine.archi.fr 〉
Yankel Fijalkow
〉Professeur des universités, Sciences sociales
〉CRH-LAVUE
〉ENSA Paris-Val de Seine
〉yankel.fijalkow@paris-valdeseine.archi.fr 〉
〉Article long 〉
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Résumé : Cet article cherche à montrer, à travers deux exemples d’ensemble de logements sociaux en rénovation urbaine, comment les conceptions de la proximité des différents acteurs s’enchevêtrent et/ou se complètent. Il propose d’étudier la lecture du territoire domestique à travers la notion du Care, pour comprendre la manière dont la proximité se matérialise et les raisons de la présence des femmes en tant que participantes les plus représentatives de ces actions ou initiatives locales. Les deux sites de logements sociaux étudiés sont concernés par le Nouveau Programme National de Rénovation Urbaine. Il s’agit d’une part de la Cité Émile Dubois et La Maladrerie à Aubervilliers, un quartier populaire construit dans les années 1980 à la périphérie du centre métropolitain. D’autre part, d’une nouvelle résidence (2020) qui se localise dans les quartiers Nord de Bourges, à la périphérie d’une ville moyenne, où la part de logement social est prédominante. Ces deux ensembles, sont porteurs chacun d’un projet communautaire mené par deux associations. Dans les deux cas, les initiatives étudiés sont des réponses au stress résidentiel des habitants confrontée à l’incertitude que suscite le projet de rénovation urbaine.
Mots clés : rénovation urbaine, stress résidentiel, femmes, proximité, Care
Abstract: Using two examples of social housing projects undergoing urban renewal, this article seeks to show how the different actors’ conceptions of proximity intertwine and/or complement each other. It proposes to study the reading of domestic territory through the notion of Care, to understand the way in which proximity is materialized and the reasons for the presence of women as the most representative participants in these actions or local initiatives. The two social housing sites studied are part of the New National Urban Renewal Programme. They are Cité Émile Dubois and La Maladrerie in Aubervilliers, a working-class neighborhood built in the 1980s on the outskirts of the city center. Secondly, a new residence (2020) in the northern districts of Bourges, on the outskirts of a medium-sized town, where social housing predominates. Each of these two programs has a community project run by two associations. In both cases, the initiatives studied are responses to the residential stress of residents faced with the uncertainty created by the urban renewal project.
Keywords: urban renewal, residential stress, women, proximity, Care
Introduction
La recomposition de la ville sur la ville s’effectue à des rythmes différents selon les communes et les régimes urbains (Roncayolo, 1996). Nous constatons que la procédure de démolition reconstruction, que les urbanistes désignent sous le terme de « rénovation urbaine » (Merlin & Choay, 1988) est encore utilisée. Dans les années 1960, en France, la rénovation urbaine a eu des effets traumatiques (Coing, 1976). Elle a précédé celle des années 2000 à l’égard des grands ensembles de logements sociaux périphériques, cité dortoir et de transit. Plusieurs chercheur·es ont analysé les effets sur les populations du relogement où s’entremêlent, d’une part les processus de ségrégation (Lelévrier, 2014) qui agissent sur les dynamiques habitantes et leurs capacités à agir face à des processus d’éviction (Deboulet & Lafaye, 2018), et d’autre part les processus politiques avec les faiblesses discursives de l’État (Epstein, 2013). La rénovation thermique, qui poursuit les précédentes vagues de rénovation urbaine, vient à son tour dans les années 2020 concerner des bâtiments et fragiliser les habitants dans leurs modes d’habiter (Wilson et Fijalkow, 2024). Ces rénovations successives s’opèrent souvent sur des quartiers dits difficiles et périphériques. L’ambition est le plus souvent de redresser leur image, quand il ne s’agit pas de traiter des inégalités spatiales devenues manifestes dans la toponymie locale (Fijalkow, 2017). La rénovation thermique participe de ce jeu d’images dans la mesure où elle désigne certains immeubles comme des « passoires thermiques » dont la valeur marchande est dévalorisée s’il n’y a pas d’opération correctrice (Loi Climat et résilience 2021).
Si ce jeu d’images participe des mécanismes de ségrégation, il convient cependant d’être attentif au contexte de la relégation (Gilbert, 2011) qui ne correspond pas aux mêmes trajectoires résidentielles en périphérie des métropoles et des villes moyennes. Pour traiter ces quartiers, le recours aux ressources locales en lien avec la proximité est fréquent : mobilisation du voisinage, des équipements publics et des centres sociaux. Ce recours fait partie des argumentaires du récit de la politique de la ville (Genestier, 1999).
La notion de proximité, qui a fait couler beaucoup d’encre chez les sociologues (Chamboredon & Lemaire, 1970), est empreinte d’une valorisation qui encourage la mixité sociale (Epstein & Kirszbaum, 2010). Mais elle n’efface pas, en même temps, les actions d’incitations des populations qu’on a poussé à partir (Dietrich-Ragon & Fijalkow, 2014). Néanmoins, en jetant un regard critique sur les discours publics qui acceptent de démolir les grands ensembles tout en développant un récit local (Baudin* & Genestier, 2006), les actions de proximité et les initiatives locales nécessitent une analyse au prisme des acteurs, ceux qui participent à la production de la ville et ceux qui y habitent.
L’objectif de cet article est donc de montrer comment les conceptions de la proximité des différents acteurs s’enchevêtrent et/ou se complètent face aux exigences de la rénovation urbaine. Dans ce cadre, nous nous intéressons à la lecture du territoire à travers la notion du Care, pour comprendre la manière dont la proximité se matérialise et les raisons de la présence des femmes en tant que participantes les plus représentatives de ces actions ou initiatives locales.
Le Care est avant tout le souci des autres, une attention portée à la vie humaine et à sa continuité (Laugier, 2015). Fischer et Tronto proposent que la terminologie « prendre soin » [caring] soit considérée comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement (Tronto, 2015). Ainsi, on peut distinguer les care-takers[1], les personnes qui portent ce souci de l’attention prêté à l’autre. Dans notre recherche, ces care-takers s’apparentent à des associations locales où les femmes de quartier occupent une place importante, la plupart du temps, dans les care-supports que nous identifions comme des tiers lieux. Ils peuvent être définis comme l’espace faisant l’objet d’attention et de support de soin (Courbebaisse et Salembier, 2022). Or, comme les perceptions du Care ne sont souvent pas les mêmes pour tous les acteurs, s’appuyer sur cette notion pour appréhender nos terrains nous permet de saisir certaines contradictions qu’il s’agisse des discours et de leur utilisation.
Face à la violence des transformations urbaines, il nous semble intéressant d’observer comment les care-takers occupent certaines positions et responsabilités de « savoir-faire » dans les sphères militantes qui les légitiment dans ces fonctions d’accompagnement ou d’intégration dans ces réseaux associatifs (Arnoulet, 2023).
Nous avons rencontré cette notion de Care dans le prolongement de recherches sur la santé dans l’habitat, et plus particulièrement sur la santé mentale fragilisée par les opérations de rénovation urbaine. C’est dans ce cadre que nous nous demandons, comment les acteur.es se saisissent de la notion de proximité pour s’opposer, pour agir, pour se réparer face à la rénovation urbaine, qu’il s’agisse des associations d’habitant.es ou des bailleurs. Dans quelle mesure les actions de Care s’y inscrivent-elles ? Qu’est-ce qui fragilise ou renforce les care-takers et les care-supports face à la rénovation urbaine ? Qui sont ces femmes, souvent care-takers, et quelles places occupent-elles dans les jeux d’acteurs de la rénovation urbaine ?
Pour répondre à ces questions, nous proposons l’étude de deux sites de logements sociaux concernés par le Nouveau Programme National de Rénovation Urbaine[2] (NPNRU). D’une part, la Cité Émile Dubois et La Maladrerie à Aubervilliers, un quartier populaire construit dans les années 1980 à la périphérie du centre métropolitain. D’autre part, une nouvelle résidence (2020) qui se localise dans les quartiers Nord de Bourges, à la périphérie d’une ville moyenne, où la part de logement social est prédominante, notamment un parc vieillissant de logements HLM de la période de la Reconstruction, mais aussi un petit pavillonnaire populaire en propriété. Ces deux quartiers se situent dans un contexte de rénovation urbaine, plus contesté à Aubervilliers, que dans les quartiers Nord de Bourges. Il nous a semblé intéressant de comparer ces deux ensembles, porteurs chacun d’un projet communautaire mené par deux associations, la première Jardin à tous les étages (JTE), qui s’investi sur la préservation des terrasses végétalisées des immeubles, et la deuxième La Maison de Pourquoi Pas où des femmes âgées se sont engagées dans l’habitat participatif. Dans ces deux cas, la notion de stress résidentiel des habitants confrontée à l’incertitude que suscite le projet de rénovation urbaine est constatée.
Au niveau méthodologique, nous avons mené une cinquantaine d’entretiens entre 2020 et 2024, dans le cadre de plusieurs projets de recherche-action[3] à Aubervilliers et à Bourges[4]. Les cafés pédagogiques, les entretiens individuels[5] et les focus groups ont permis de révéler des « situations critiques » dues aux contradictions entre la violence de la rénovation urbaine (démolitions proposées, incertitudes sur le relogement) et le maintien du bien-être individuel et collectif. Il en résulte ce que nous définissons comme un « stress résidentiel » chez les habitants, qui éprouvent des difficultés à faire de leur logement un choix pertinent, à se sentir maîtres de leur environnement, à s’y adapter durablement (Wilson & Fijalkow, 2024). Pour illustrer ce « stress résidentiel », nous nous appuyons sur les témoignages de locataires, qui révèlent des niveaux d’adaptation variables à l’habitat ou qui se réfugient dans ces « tiers-lieux » que nous appelons également des care-supports (espaces de soin et de soutien) investis par les femmes care-takers du quartier. Ces espaces permettent de rendre visibles des activités redonnant aux habitants un sentiment de justice avec le développement d’une « micropolitique du proche » (Paperman & Laugier, 2020).
Dans chacun de ses sites, nous développerons trois parties. La première se penchera sur les espaces, les care-supports, à Aubervilliers, il s’agira des terrasses défendues par une association Jardin à tous les étages et de l’Aquarium, un cube vitré et transparent, qui tente de rompre avec l’invisibilité des femmes du quartier. À Bourges, il s’agit d’un appartement mis à la disposition par le bailleur social et faisant office de salle commune à l’association La Maison des Pourquoi Pas. La seconde partie présentera les portraits de ces care-takers qui génèrent de la sociabilité, soutiennent la communication et favorisent la bienveillance au sein du quartier : animatrices de collectifs, chargées de missions dans les collectivités territoriales, entre autres. Un des objectifs de cet article est de rejoindre les questionnements amenés par les travaux sur les dynamiques de genre qui mettent en avant des compétences perçues comme « spontanément féminines » : l’écoute, la maternité et l’empathie (Bouysse-Mesnage & al., 2023), et sur la présence des femmes dans les différentes analyses de la ville et de la rénovation urbaine (Denèfle, 2004 ; Raibaud, 2017).
La troisième partie portera sur une analyse des positionnements des bailleurs sociaux à propos de l’usage de la proximité et du Care.
1 . Proximité, stress résidentiel et Care face à la rénovation urbaine
La proximité ne peut se résumer à la distance euclidienne. Elle renvoie à des densités physiques autant que des densités morales (Durkheim, 2004), c’est-à-dire des densités de relations et de rencontres. Néanmoins, dans les quartiers, celle-ci n’est pas conduite de la même façon par les bailleurs sociaux, qui développent des outils de service à distance, et les acteurs locaux, associatifs, qui s’appuient sur l’espace matériel. Ceci est d’autant plus important que les quartiers en question vivent une violence territoriale qui porte à la fois sur l’environnement et sur les personnes, dont les femmes sont souvent les premières victimes dans l’économie domestique et dans l’aménagement de la ville. Cette violence repose finalement sur une extension de l’espace domestique dans l’espace public et sur la représentation de femmes toujours mères ou s’occupant des enfants (Faure, González & Luxembourg, 2017). Subit autant que brutal, ces formes d’assignations imposées aux femmes se traduisent par une fragilisation, voire une iniquité à différentes strates de l’habiter. Le choix ou non du quartier et la capacité à déménager sont inégalement répartis ; leur possibilité de s’approprier l’espace et d’en faire un récit est souvent contraint par les opérations de rénovation urbaine, comme celle de vivre dans un environnement agréable. Dans les situations contemporaines de rénovations urbaines, des phénomènes de « stress résidentiel » sont constatés qui représentent la réaction et l’expression des habitant.e.s face à leurs besoins fondamentaux et à leur difficulté à trouver une solution aux « situations critiques ». Dès lors, les habitant.e.s ne parviennent plus à faire de leur logement un choix significatif, à se sentir maître de leur environnement, à pouvoir s’y adapter à long terme, ainsi qu’à conserver leur capacité à répondre aux sollicitations des responsables et des gestionnaires de l’habitat (Fijalkow & Wilson, 2023).
Pour faire face à ces situations de fragilité résidentielle, la notion de Care permet de lire le territoire et d’analyser les rapports entre acteurs. Il est, en effet, compréhensible que les usagers, les habitants, les locataires entrent dans une démarche active de réparation, de correction que l’on peut situer du côté du Caredans la gestion de l’habitat. Laugier explique que l’éthique du Care nous invite à prêter attention à ce qui est juste sous nos yeux, mais que nous ne voyons pas par manque d’attention. Par l’éthique, il souligne ainsi le fait que des gens s’occupent des autres, s’en préoccupent, et ainsi contribuent au bon fonctionnement du monde (Laugier, 2015). Le Care se situe donc dans un mouvement continu qui va de l’extérieur vers l’intérieur ou de l’extérieur à l’intime, et inversement. C’est dans cette tension que le lien à l’autre, l’altérité, trouve de nouveaux ressorts : prendre soin de l’autre et de soi-même (Paperman & Laugier, 2020). Appliqué à l’habitat, le Care touche le développement de pratiques fondées sur l’intérêt prêté aux situations singulières comme l’aménagement du quotidien. À l’échelle du logement, nous le comprenons pour les femmes care-takers, comme un lieu d’affirmation de soi, notamment financière, par exemple après une séparation ou une retraite (Bonvalet, Dietrich-Ragon et Lambert, 2018). Ainsi, les mouvements associatifs peuvent créer des espaces de participation inclusifs, favorisant la socialisation politique des résidentes et résidents habituellement exclus (Desroches, 2018).
2 . Jardin à tous les étages à Aubervilliers : la périphérie de la centralité
La cité de la Maladrerie est un patrimoine historique menacé. Il est localisé dans la banlieue populaire de Paris, dans une ancienne zone industrielle, aujourd’hui en recomposition dans le cadre du Grand Paris avec, notamment, la reconquête d’une importante friche immobilière.
Ce complexe d’architecture brutaliste mixant logements sociaux et privatifs a été conçu par une femme, Renée Gailhoustet (1929-2023). En mai 2022, l’un des prix les plus prestigieux en architecture lui a été attribué par la Royal Academy pour « sa contribution extraordinaire et son approche inspirante de la planification urbaine ». Cette architecte, enseignante, et surtout pionnière dans la création de dispositifs inédits dans le logement collectif social, a su inventer une nouvelle forme d’écriture architecturale guidée par l’idée du partage et de la création de lien social dans le logement (Chaljub, 2019). Le concept original de l’architecture de Renée Gailhoustet est très souvent associé au modèle de cité-jardin, proposé à l’origine par Ebenezer Howard au XIXe siècle, qui renoue avec la nature dans la ville et procure à ses habitants les conditions d’un bien-être individuel et collectif (Coudroy de Lille*, Crespo & Pouvreau, 2022). Dès les années 1970 à Aubervilliers, Renée Gailhoustet a imaginé cet espace de 800 logements sociaux et 51 logements en accession (la Maladrerie) composés d’autant de jardins privatifs où les espaces intérieurs sont ouverts sur l’extérieur et vice versa. Les jardins collectifs sont raccordés aux zones de transition ou de connexion, mêlés à des locaux d’activités, de commerces, mais aussi à des équipements socioculturels et à 40 ateliers d’artistes. Sur huit hectares, un véritable quartier se développe entre les voiries communales existantes, avec de multiples voies piétonnes et des espaces verts créés en cœur d’îlot. Cette architecture « proliférante », à la fois anguleuse et courbe, offre d’importantes terrasses, jardins communs et chemins de promenade [6].
Lors de notre enquête à Aubervilliers, un projet NPNRU piloté par l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine (ANRU) était en discussion, critiqué pour sa remise en cause de la cohésion architecturale de la Maladrerie en redessinant les espaces originaux et en obligeant la démolition d’une partie de l’ensemble. La cité risque de perdre une partie de sa qualité spatiale d’origine en raison de la résidentialisation également suggérée par le projet, et de la sortie de la ligne 15 du métro prévu par le Grand Paris.
Image 1 et 2 : Quartier de la Maladrerie à Aubervilliers ⓒ auteur.trices, 2023 – 2024
Pourtant, cet ensemble construit à la périphérie de la capitale a été récemment célébré, notamment pour la construction systématique de logements avec terrasses pensées qui favorise le lien social. Ces espaces extérieurs imbriqués ouvrent aux échanges entre voisins, soit par le partage des pratiques de jardinage, soit par une forme d’appropriation propre à cette architecture. Ce principe est défendu par l’architecte Katherine Fiumani (collaboratrice à l’époque de Renée Gailhoustet) et son compagnon Gilles Jacquemot. Après avoir obtenu une labellisation patrimoniale du ministère de la Culture en 2014, ils ont créé l’association Jardin à tous les étages qui propose de décrypter l’usage des terrasses jardins afin de promouvoir et d’enseigner « l’art de vivre » à la Maladrerie à travers l’animation d’ateliers pédagogiques. Par leur action associative, ils visent aussi la mise en pratique d’une charte écocitoyenne. En défendant les terrasses, ils s’opposent au projet de rénovation voulu par l’ANRU et la municipalité, et font de ces objets spatiaux matière à divergence (Wilson, 2024). Lors de nos entretiens, l’architecte Fiumani évoque un débat omniprésent sur l’insécurité et l’enclavement du quartier que l’ANRU et l’Office Public d’Habitation (OPH) proposent de résoudre grâce au projet de rénovation urbaine. La percée de voies routières, et la résidentialisation devrait permettre de contrôler les accès aux immeubles. Projet qu’elle révoque vivement : « L’argumentaire amené par l’ANRU est complètement nul. Notre quartier, c’est un lieu de promenade piéton. Les gens viennent beaucoup d’ailleurs. On les voit ! Parce que c’est tranquille, qu’il n’y a pas de voitures. »
Image 3 : focus group à la Maladrerie, association JTE ⓒ SAPHIR, 2023
Pour l’association Jardins à tous les étages (JTE), le projet de l’ANRU est contraire à l’esprit de Renée Gailhoustet « qui voulait une ville ouverte, piétonne avec des espaces de rencontres où les habitants puissent échanger, et surtout une ville riche de déambulations » (Humanité, 4 octobre 2023). Déconnecté des visées architecturales originales, le projet de résidentialisation prône la fermeture de la cité par différents moyens. Mais au-delà de l’enjeu patrimonial, c’est aussi l’équilibre des relations sociales qui est menacé par un projet de rénovation imposant la fermeture de cet ensemble résidentiel sur l’extérieur. La démarche est perçue par les habitant.es comme une rupture avec les principes fondateurs de libre déambulation, une obligation au repli sur eux-elles-mêmes et à l’isolement. Alors même que l’ANRU vise une inclusion à la ville, les habitant.e.s perçoivent cette politique comme une stigmatisation. Les incertitudes que font planer le plan d’aménagement en discussion, la pléthore d’acteurs, le planning flou des travaux génèrent de l’inquiétude chez les habitant.e.s : celle de ne plus avoir de maîtrise de leur habitat et mode de vie. Le quartier labyrinthique de la Maladrerie, dont les issues sont condamnées, pourra-t-il se pratiquer de la même manière ? Pourra-t-on surveiller les enfants jouant dans les espaces communs dans les mêmes conditions ? Pourra-t-on s’abriter pour échanger avec ses amis dans les mêmes endroits ?
Ces questions illustrent le stress résidentiel des habitants confrontés à l’incertitude que suscite le projet, tels que de nombreux entretiens nous en ont fait part. Les terrasses peuvent être caractérisées comme des care-supports, c’est à dire des tiers lieux hors de la cellule habitée faisant l’objet d’attention et de support de soin.
Image 4 : Les terrasses du quartier de la Maladrerie à Aubervilliers ⓒ auteur·rices, 2023 – 2024
Cependant, un autre espace de care-support émerge en 2019, « l’Aquarium », une ancienne station de service abandonnée d’Aubervilliers qui a été réhabilitée et réinvestie par et pour des femmes. Nous pouvons comprendre son apparition comme une réponse aux évènements en cours. Atypique, celle-ci a fait l’objet d’une étude-action sur la pratique genrée de l’espace public par l’atelier d’urbanisme Approches !, un collectif de femmes (architectes, urbanistes, expertes en projets culturels, designers sociales, illustratrices). Dans sa démarche, le collectif s’attache également aux modalités d’appropriation de cet espace par la production d’ateliers et une série d’aménagements temporaires afin de favoriser la participation des femmes du quartier. Accueillant et convivial, « l’Aquarium » les invite à se retrouver, à échanger et à créer. Différentes activités y sont organisées comme des ateliers de broderie ou bien être, des brocantes, des expositions, ainsi que des rencontres, notamment proposées par l’association « Bien vivre mon quartier » autour d’un thé ou d’un café.
Image 5 : Care-support l’Aquarium : un lieu pour tout.es à la Maladrerie ⓒ auteur·rices, 2024
Les femmes que l’on rencontre en ce lieu sont différentes du collectif des architectes défendant les Terrasses. L’architecte d’Atelier Approche ! nous explique :
« La question qui s’est posée a été : comment on atteint les femmes ? Nous avons alors entrepris tout un diagnostic genré en 2018 qui est venu infuser, petit à petit, nos projets. Le bailleur n’avait pas du tout cette notion du genre en tête comme façon de travailler. À l’issue de ce diagnostic, on s’est rendu compte que, pour que les femmes puissent mieux s’approprier l’espace public, ça ne pouvait pas être que par des aménagements, mais, peut-être, qu’il fallait commencer par une reprise de confiance en elles dans un lieu intime où elles se sentiraient à l’aise pour discuter. Un lieu qui serait, peut-être, non-mixte, ou, si c’était ouvert à la mixité, ce devrait être des personnes bienveillantes. Nous approchions finalement cette question de l’urbanisme transitoire, et nous avons donc aménagé, temporairement, un ancien local associatif et une ancienne station essence qui s’est appelée l’Aquarium. »
Architecte, femme 35 ans, Atelier Approche !, 2020
En interrogeant les trajectoires de ces femmes, nous avons pu mieux comprendre le sens qu’elles donnent au travail de Care et de proximité dans leur quartier. Naila est une habitante « de toujours », ou presque, à la Maladrerie ; avant 1990, elle vivait dans un logement HLM à norme réduite de Seine Saint-Denis Habitat. Algérienne d’origine, dans la cinquantaine, elle se présente avant tout comme une voisine attentive au bien-vivre ensemble : « J’aime quand c’est propre. On a un beau quartier, il faut en prendre soin ». Ancrée dans sa ville, inscrite dans son lieu de vie, elle est aussi la fondatrice de l’association « Bien vivre dans mon quartier », qui n’aurait pu voir le jour sans l’aide de la collectivité territoriale, et notamment d’une agente de proximité d’un service de démocratie locale, Naima. C’est elle qui l’a accompagnée administrativement et juridiquement sur ce chemin avec un outil, très intéressant, le FIL, le Fonds d’Initiatives Locales mis à disposition des habitants par la ville : « grâce à cette aide, je dispose de fonds pour le bon fonctionnement de l’association », précise Khadija. Son association de femmes, créée pour les femmes isolées du quartier peuvent dans l’Aquarium, retrouver du lien, de l’échange, mais aussi, s’adonner à différents travaux. Ateliers couture ou bien-être, Naima elle-même souligne leur importance : « un atelier dans le quartier qui reçoit des femmes pour qu’elles se fassent belles, ça peut paraître futile, mais en fait, c’est très profond. Parce que ça s’adresse aux femmes, ça leur parle ! ». On peut encore citer Catalina, une femme d’une quarantaine d’années. Originaire de Guadeloupe, elle a grandi à Caen, en Normandie. Baccalauréat en poche, elle entame ses études d’histoire à la Sorbonne, se forme au journalisme, et vient s’installer à Aubervilliers où elle habite depuis une vingtaine d’années. Attachée aux valeurs humaines et attentives aux liens sociaux, elle a débuté sa vie militante comme bénévole à l’association pour le Forum social d’Aubervilliers. « C’étaient les prémices de ces mouvements qui s’attachent aux pratiques collaboratives, à l’écologie et à l’économie sociale et solidaire », explique-t-elle. Elle croise un jour une amie qui l’invite à entrer sur la liste (en troisième position) des représentants de locataires, lorsqu’une série de concours de circonstances l’ont amené à devenir tête de liste et prendre cette place de première représentante des locataires auprès du bailleur. Surprise, elle en éprouve cependant une forte responsabilité comme si ce hasard de la vie était venu croiser une ambition jusque-là en sommeil. En parallèle, elle a aussi créé son association d’aide aux locataires, GGL Aubervilliers. Défenseuse acharnée du droit à l’information, à l’accompagnement des locataires dans leurs démarches, elle opère plus qu’en porte-parole : en protectrice des droits. Tour à tour administratrice, conseillère municipale et locataire, elle navigue entre les discours, sans jamais se départir de ses convictions. Ainsi, en période de Covid, a-t-elle mis en place une commission d’urgence sociale spéciale Covid regroupant des travailleurs sociaux, le directeur de la gestion locative, les administrateurs des locataires et l’administrateur de la Caisse d’Allocation Familiale. Elle décrit ainsi la visée de cette commission : « Lorsque les droits sont épuisés ou que les locataires ne peuvent pas bénéficier de prestations sociales ou d’aides de l’État, la commission intervient pour leur permettre d’annuler leurs dettes de loyer contractées pendant la crise sociale. Une petite victoire, mais aussi un petit coup de pouce » insiste-t-elle, car ce serait 70 dossiers examinés sur 8 000 quittances ; un volume de dossiers qu’elle estime en deçà de la réalité ; « on aurait aimé que ce soit un grand coup de pouce. Mais voilà, on est que des petits acteurs », rappelle-t-elle. Au fil de son parcours et de ses expériences associatives, elle prend place sur la scène politique municipale défendant l’engagement, les mobilisations au local. Son implication dans les enjeux urbains de la Maladrerie converge avec sa place de locataire habitante du quartier. Bien que démunie face aux risques de transformations de son habitat, Catalina veut continuer à croire aux institutions, à l’influence et même au rôle potentiel que le bailleur pourrait jouer dans la défense de son patrimoine.
Face à ces personnes, on peut observer les stratégies du bailleur social, pris, lui aussi, dans le jeu des acteurs de la rénovation urbaine. En effet, l’analyse des trajectoires d’engagement des personnes les plus impliquées dans les dispositifs montre que le transfert de responsabilités entre bailleurs et locataires affecte d’abord les habitant.es les plus disponibles, en particulier les femmes au foyer et les retraité.es, dont l’inactivité est mise à profit dans la gestion résidentielle. Ainsi, les dispositions sociales des care-takers les plus investi.es cumulent des caractéristiques sexuelles à un fort capital social local, ce qui leur assure une position de leader au sein du quartier. Côté locataires, un profil type est rapidement repéré : des habitantes souvent impliquées dans leur lieu de vie en assumant des responsabilités plus larges, préalablement influencées par le bailleur dans de nombreux cas, jusqu’à devenir des « ambassadrices » de leur lieu de vie (Leclercq & Wilson, 2021). Ces habitantes ne sont plus seulement de « simples locataires », consommatrices de services, mais deviennent désormais des contributrices et des care-takers à la gestion locative à l’échelle domestique, et dans la fourniture d’une offre de services à destination des autres habitants. Ainsi, par le truchement de la terminologie de l’innovation sociale, apparaît un processus de professionnalisation du statut de locataire, par lequel les résident.es sont invité·es à développer leurs compétences, leur influence, à apprendre à devenir entrepreneur·euses de leur espace de vie, à s’engager dans la construction du lien social, voire à s’imposer comme de véritables « médiateur·rices » auprès des gardien·nes et autres acteur·rices de la gestion locative et un moyen de canaliser le stress résidentiel qu’elles rencontrent dans ces situations. Cette sémantique porte en apparence une ambition réformatrice : il s’agit « d’encourager l’expérimentation de solutions innovantes dans la perspective d’une généralisation de ces solutions pour une modernisation des politiques publiques » (Penven, 2015). Un extrait d’entretien mené auprès d’un gestionnaire du parc social éclaire sur son appréhension du care et de la proximité qui apparaît comme nécessaire pour gérer le rapport à l’extérieur de l’appartement :
« À partir du moment où les locataires considèrent qu’au-delà de leur porte ce n’est plus chez eux, derrière sur des questions de propreté, de sécurité, de relations de voisinage, ça ne fonctionne plus, en fait. On a besoin que les gens se sentent chez eux, dans leur logement, mais aussi dans les parties communes, dans les espaces extérieurs, et jusqu’à l’espace public. Si les gens ne se sentent pas chez eux, ils considèrent le reste comme l’extérieur. L’extérieur, ça ne compte pas, donc on peut y faire ce qu’on veut, ça devient une zone de non-droit. Donc le fait que les gens soient dans des dynamiques de s’intéresser à leur cadre de vie, rien que ça pour nous, c’est une dimension positive »
Gestionnaire de l’OPH, homme, 56 ans.
Cependant, aux yeux du bailleur, l’association Jardin à tous les étages ne remplit pas cette fonction de Care, alors qu’elle est non seulement présente dans les lieux, défend un « art de vivre » ensemble, mais aussi fait connaître la cité à l’extérieur. Quant à l’Aquarium, s’il semble répondre aux critères du bailleur, il est à noter qu’il se situe à l’extérieur du quartier, alors même que sa préoccupation concerne celui-ci.
3 . La Maison de Pourquoi Pas — Périphérie de la périphérie
À Bourges, la recherche s’intègre dans un programme de recherche-action (SAPHIR) sur la question de la santé dans l’habitat soutenu par l’ARS Ile de France. Sa mise en œuvre comprend un protocole en trois étapes : un café pédagogique destiné à informer les habitants de la recherche sur l’habitat et la santé dans leur résidence en leur proposant un dépliant les invitant à réfléchir au sujet, en vue d’un entretien individualisé (seconde étape). Une troisième étape est une restitution des entretiens auprès des habitants en soulignant les lieux enjeux (Wilson & Fijalkow 2024) qui peuvent être alors des care-supports.
La Maison des Pourquoi Pas, du nom de l’association porteuse du projet, se situe en périphérie de la ville moyenne de Bourges (64000 habitants) à 15 mn de la gare par les transports publics, par ailleurs gratuits selon une décision municipale de septembre 2023. Ce bâtiment neuf se situe en bordure d’une grande voie de circulation bordée par des maisons individuelles et de petites barres HLM des années 1950, dont tout un îlot est voué à la démolition reconstruction avec aussi la réhabilitation d’un centre commercial et d’équipements de quartier dans le cadre d’un programme de l’ANRU. Le relogement des habitants de la centaine de logements sociaux visés par le programme semble avoir été longuement négocié[7].
Dans ce quartier, où déjà une partie des immeubles sont murés, la Maison des Pourquoi Pas se distingue comme un petit immeuble locatif modeste clôturé de part et d’autre. Il est doté d’un petit parking de voitures, d’un petit espace public et d’un jardin collectif.
Image 6 : La maison de l’association des Pourquoi pas ⓒ auteur·rices, 2024
Ce qui fait collectif à La Maison des Pourquoi Pas est une association de locataires créée à partir de l’initiative d’habitantes du quartier bien inscrites dans le réseau associatif. Il s’agissait pour elles de promouvoir un projet d’habitat participatif, pensé et conçu avec les habitants, intergénérationnel, durable et solidaire. Le bailleur social France Loire, sollicité par les élus et les locataires, a intégré ce projet de quinze appartements dans sa stratégie immobilière en recherchant un terrain et en exerçant la maîtrise d’ouvrage de l’opération. Les personnes évoquent le sentiment d’avoir participé à une aventure collective : pendant deux années de conception, elles ont rencontré l’architecte de l’opération, et elles ont obtenu un ascenseur (pour un immeuble de 3 étages). Tous les appartements sont accessibles aux personnes à mobilité réduite.
Image 7 : Salle commune de la maison des Pourquoi pas ⓒ auteur·rices, 2023-2024
Le care-support est un appartement faisant office de salle commune qui a été concédé par le bailleur à l’association qui y développe ses activités de lien social et dans laquelle nous avons été accueillies. C’est à partir de cette salle commune que le collectif se réunit régulièrement sur les règles de la vie commune dans la résidence, et développe des activités pour maintenir le lien social (la gestion du compost, le tri des ordures, des séances de gym). Le jardin collectif est cultivé, plus particulièrement par certaines habitant.es de la résidence : il comprend essentiellement des petites cultures maraîchères « fortement enviées par le voisinage ».
Image 8 : Jardin collectif ⓒ auteur·rices, 2024
Les personnes qui ont créé l’association La Maison des Pourquoi Pas, les care-takers, sont essentiellement des femmes âgées habitant déjà le quartier. Le programme n’a d’ailleurs été proposé qu’à une famille avec enfant. Leurs trajectoires sont, comme à la Maladrerie, exemplaires du rapport de leurs activités de care et au territoire. Le parcours de Cécile (72 ans) est exemplaire. Cette ancienne infirmière psychiatrique, fille d’ouvriers agricoles de la région a été une des premières personnes à initier le projet. Ancienne membre du PS, elle est aussi présidente d’une association de dentelle. Veuve et habitant seule une maison individuelle, elle mobilise ses voisines après avoir vu un reportage sur l’habitat participatif. Pour elle sa maison trop grande et sombre devenait une charge, mais elle souhaitait tout de même garder un terrain dont elle pourrait s’occuper. L’habitat collectif est une rupture dans sa vie, mais elle y trouve un soutien matériel et psychologique, comme un sentiment de sécurité. Bernadette (70 ans) est aussi originaire de Bourges. Ancienne éducatrice de jeunes enfants, elle est fortement inscrite dans le milieu associatif, notamment la Régie de quartier, où elle donne des cours de français à des personnes immigrées… Avant de rejoindre l’habitat participatif, Bernadette habitait déjà en immeuble, un troisième étage sans ascenseur qui commençait à rendre difficile son quotidien (monter les courses…). Ainsi, avait-elle déjà en tête de quitter son logement pour en trouver un plus adapté afin de préparer sa vieillesse. Après une vingtaine d’années où Bernadette a vécu dans d’autres villes de France, elle décide, à sa retraite, de revenir à Bourges. Elle choisit d’habiter un quartier qui lui semble proche de la vie qu’elle avait connu dans cette ville moyenne du Cher. « Tout le monde m’a dit : c’est Bourges Nord. Personne ne veut aller à Bourges Nord. Pourtant, j’ai répondu : moi je vais y aller ». Au détour d’un échange avec Janine, les deux voisines émettent l’idée d’habiter dans le même immeuble comme pour pérenniser leur mode de vie solidaire, arroser les plantes l’une chez l’autre, récupérer le courrier… Bernadette prend Janine au pied de la lettre et sollicite l’équipe municipale pour mettre en route le projet d’habitat partagé, intergénérationnel avec ascenseur et relié à la ville par la proximité des services (médecins, commerces…). Delphine (80 ans), mère de trois enfants, a perdu son mari il y a dix ans. Cette ancienne secrétaire comptable d’une coopérative agricole a grandi « à la campagne ». Une fois mariée elle a habité en HLM et puis dans une maison qui a été rénovée par son mari. Elle est familière du « quartier », d’autant que son mari y a aussi été impliqué quand il était conseiller municipal. Pour elle le projet d’habitat participatif est associé à l’idée de « bien vieillir », quand quitter son logement a été pour elle une étape importante, qui n’allait pas de soi, qui lui a « posé beaucoup de questions ». Emma est une des cadettes de la Maison des Pourquoi Pas à 52 ans. Fille de parents originaires d’Algérie, mère de 4 enfants et femme au foyer, Hila a exercé plusieurs métiers (dans le BTP). Elle est particulièrement inscrite dans la vie associative (association de football, territoire zéro chômeur longue durée…) et dans la vie de quartier. Locataire d’unemaison individuelle jusqu’à la vente de cette dernière par les propriétaires, elle a ensuite vécu dans un immeuble social du quartier Turly qui a été vidé en vue de sa démolition dans le cadre du Nouveau programme de rénovation urbaine. Elle a donc dû être relogée et a fait une demande pour venir habiter à la Maison des Pourquoi pas qui l’a accepté : « rester dans les environs de son quartier est une vraie chance », souligne-t-elle.
Nous constatons que le parcours de ses femmes est fortement ancré localement. Il croise celui de femmes, également âgées, immigrées du Maghreb et de Turquie. Comme il nous a été dit, la mixité est un mot d’ordre partagé par toutes, en termes de génération, d’origines sociales et de confessions religieuses. L’habitat intergénérationnel et inclusif signifie pour elles une sécurité, mais aussi un espace de réparation dans le contexte d’un quartier en plein renouvellement. Elles se plaisent à présenter leur résidence comme un havre de paix.
Pour le bailleur social France Loire, l’association La Maison des Pourquoi Pas est un partenaire important. Il inscrit ce projet dans son programme de labélisation « Habitat et Santé ». Dans le cadre d’une intégration partenariale avec un groupe important de mutuelles et d’assurance, cela signifie concrètement un programme entièrement accessible aux personnes à mobilité réduite, mais aussi la « conception innovante d’un escalier incitant les usagers à privilégier ce circuit plutôt que d’emprunter l’ascenseur ». La question thermique est traitée en termes d’isolation extérieure renforcée ainsi que par des matériaux propices au confort d’été lors de fortes chaleurs. De fait, le partenariat avec l’association des Pourquoi Pas, lui permet aussi d’inscrire ce projet dans une dynamique de proximité, où le collectif des locataires prend en charge la gestion quotidienne des règles de vie[8]. En même temps, le bailleur social propose aux locataires une panoplie de services destinée aux personnes âgées, pouvant prendre, par le truchement de la communication à distance, le relais avec des plateformes médicales. De la même façon, ce bâtiment domotisé est équipé d’appareils électriques mis en réseau et télécommandés. C’est une technologie que les locataires ont beaucoup de mal à gérer : « Les radiateurs, ils ne sont pas faciles à comprendre, pour les faire marcher. Le sèche-serviette, c’est pareil, il faut avoir Bac +5 pour les utiliser. » La VMC thermodynamique à double flux (système de chauffage d’appoint en hiver et de climatisation en été) installé dans ces immeubles génère une confusion dans le groupe de locataires interrogés : ils avouent méconnaître le fonctionnement et ne pas savoir s’ils disposent d’une VMC ou d’une climatisation dans leur appartement. Certain.es habitant.es ont alors recours à des stratégies de restrictions énergétiques et de réductions des charges, diminution des douches quotidiennes, modification de l’alimentation (limitation des repas ou uniquement des repas froids), utilisation d’équipements d’appoint (couverture chauffante…). D’autres se trouvent dans une sorte de résignation et paient le surcoût, entraînant des difficultés majeures dans leurs finances et un « stress résidentiel » très marqué. Nous constatons que les habitantes se réfugient dans ces espaces care-supports de la salle commune. Pour le bailleur, la machine complexe qu’est devenue le logement contemporain se trouve suppléée par des instruments de pilotage à distance qui viennent compléter les outils de proximité développés par l’association La Maison des Pourquoi Pas : la rencontre et l’échange dans le face à face quotidien.
4 . Conclusions et discussion
Les rénovations urbaines de la Maladrerie et du quartier Nord de Bourges peuvent être vécues comme une forme d’adversité pour les habitant.es provoquant des situations de stress résidentiel. Elles mettent à l’épreuve leur santé mentale et font apparaître des espaces care-supports qui sont soit des territoires défendus (comme les terrasses à Aubervilliers) soit des tiers lieux (l’Aquarium) qui émergent en réaction. Dans les deux cas étudiés, ces espaces care-supports sont des lieux de récits positifs qui s’opposent à la violence d’opérations qui dévalorisent le territoire et leurs habitant.es souvent fortement investi.es localement. Dans les deux cas, nous observons que la rénovation urbaine vient in fine renforcer la dynamique des care-support par la proximité.
Cependant, cette même rénovation urbaine ne traite pas les care-takers de la même manière. À Aubervilliers, elle semble théorisée par les promoteurs de l’Aquarium : il s’agit de prendre soin de l’environnement et des autres locataires. Pour le bailleur social et les acteurs institutionnels, les care-takers sont à Aubervilliers des outils de la gouvernance de la cité, et sans doute, de la rénovation urbaine. Dans ce quartier à la périphérie de la métropole parisienne, qui représente de grands enjeux d’aménagement, on ne prend pas le risque de faire des care-takers autre chose que des acteurs de l’animation sociale. À Bourges, c’est surtout la participation et la coveillance qui a animé la naissance de l’association La Maison des Pourquoi Pas, où le bailleur social est, au contraire, un partenaire. Il est à l’initiative de la labellisation Habitat Santé ce que ne refusent pas les locataires, mais qui est secondaire dans leurs actions. La politique du care est donc différemment mobilisée quand on passe d’un site situé à la périphérie de la métropole à un site de la périphérie de périphérie où la dimension sociale semble prévaloir sur la défense de l’environnement et du patrimoine. En effet, les deux terrains présentés ici illustrent des usages différents de la notion de proximité du point de vue des bailleurs et des locataires.
À Aubervilliers, la proximité est mobilisée par les locataires pour faire face à la rénovation urbaine qui disloque les rapports sociaux et spatiaux. Elle s’attache à la figure emblématique des terrasses qui sont à la fois des éléments du patrimoine et des care-supports de la sociabilité locale. En même temps qu’elle réduit la pratique des terrasses, la rénovation urbaine produit indirectement par réaction l’Aquarium, c’est-à-dire un autre espace care-support. Du côté du bailleur social, on perçoit bien son intérêt de l’usage de la notion de proximité telle que formulée par les locataires de l’Aquarium qui, par ailleurs, se situe à l’extérieur de la cité. Or, le bailleur préfère s’appuyer sur cet espace hors Maladrerie que sur l’association JTE qui représente une opposition fondée sur la défense d’une architecture et d’un vivre ensemble. Cette dialectique de la proximité est moins subtile à Bourges où le bailleur tire bénéfice de l’existence d’une structure associative de proximité qui gère elle-même le lieu sans qu’il doive avoir recours à un agent de type gardien. La salle commune, qui fait office de care-support, est allouée par le bailleur. Ce type de résultat a déjà été montré par Leclercq et Wilson (2021) : cette forme de commun correspond à un lieu de réparation individuelle face à la rénovation d’un quartier et aux processus de vieillissement et d’isolement des populations. Cependant, le bailleur justifie son label Habitat santé par l’intégration de dispositifs électroniques de proximité tant par la domotique que par des services à distance. Il y a lieu de s’interroger sur l’imaginaire de la proximité des bailleurs à l’égard des techniques numériques et aux « prises » (Pattaroni, 2016) qu’ils offrent aux habitant.es dans leur sentiment de maîtriser leur espace de vie. Notre recherche à Bourges montre que si le bailleur se mobilise en faveur de ces outils les habitant.es sont moins réceptifs et préfèrent développer des interactions directes de face à face.
Alors qu’une politique de rénovation urbaine s’applique à tous les bâtiments de manière uniforme aujourd’hui, nous observons sur nos deux territoires des niveaux de stress résidentiel qui reflètent les inégalités spatiales. L’observation et le récit des habitants révèlent une gamme d’attitudes en matière du Care et de sens de la proximité. Par exemple, la possibilité d’utiliser à la convenance des habitants des espaces individuels et collectifs, ainsi que la capacité de ceux-ci à créer de forts liens de sociabilité, exprime la recherche du bien-être et d’un habitat plus sain (Fijalkow et Wilson, 2024) ou les habitant.es ont le sentiment de prendre soin d’eux-mêmes.
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[1] D’après la recherche « CTRL + H » (Care-taker/support : Résilience Laboratory of Housing) par les chercheuses Audrey Courbebaisse et Chloé Salembier inspirées du travail sur le Care par Berenice Fisher et Joan Tronto (1990). https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/lab/actualites/ctrl-h-care-taker-support.html
[2] Initié en 2014 et porté par l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine (ANRU), le NPNRU prévoit une transformation de plus de 450 quartiers prioritaires de la politique de la ville, avec des interventions majeures sur l’habitat. Tout comme le PNRU, les projets du NPNRU doivent également répondre à des objectifs en matière de relogement des ménages, mettre en place une gestion urbaine de proximité et favoriser l’insertion sociale dans les chantiers. https://www.anru.fr/le-nouveau-programme-national-de-renouvellement-urbain-npnru
[3] Programme financé par l’USH, la CDC en 2020 et le programme SAPHIR financé par l’ARS – Île-de-France et porté par Yankel Fijalkow et Yaneira Wilson.
[4] En région parisienne, nous avons rencontré une diversité de catégories socioprofessionnelles : des femmes actives, bénévoles, employées, cadres, retraitées, engagées de diverses manières dans la cité puisque nous retrouvons pêle-mêle des femmes responsables d’anciennes associations de locataires (CNL), d’associations plus militantes liées au patrimoine architectural (JTE), ainsi que des femmes plus impliquées dans l’Assistance à la Maîtrise d’Ouvrage-AMO (Atelier Approches !), des animatrices de réseau de proximité, et aussi des locataires bénévoles qui prennent en charge certaines actions pour améliorer leur qualité de vie. A Bourges, les personnes plus âgées de la Maison de Pourquoi Pas n’en sont pas moins militantes de l’habitat participatif.
[5] Les noms complets des locataires et des personnes interrogées ont été modifiés afin de préserver l’anonymat de leurs interventions.
[6] Depuis 2022, trois fois par an, nous participons aux débats sur la rénovation urbaine et organisons des visites de terrain pour faire connaitre à un public plus large l’œuvre de Renée Gailhoustet à la Maladrerie.
[7] NPNRU Bourges, pour aller plus loin : https://maps.bourgesplus.fr/portal/apps/storymaps/stories/3e46a259d6894b22a8808429fb85e8b8
[8] Pour aller plus loin : https://www.franceloire.fr/actualites/pose-de-1re-pierre-dun-habitat-participatif-bourges-18
Pour citer cet article :
WILSON Yaneira, FIJALKOW Yankel « Face au stress résidentiel de la rénovation urbaine : les enjeux du Care et de la proximité dans l’habitat social », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https:// geoproximites.fr/ark:/84480/2024/06/01/ care-al9/