Travail du care et aménagement de la proximité : les pratiques de mobilité de travailleuses domestiques à Bruxelles

Care work and the planning of proximity: the mobility practices of domestic workers in Brussels

Noémie Emmanuel
〉Doctorante en sociologie
〉CIRTES (Centre Interdisciplinaire de Recherches, Travail, Etat et Société)
〉UCLouvain

〉Noemie.emmanuel@uclouvain.be

〉Article court

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Mots-clés : care, proximité, mobilité, travail domestique, stratégie

Abstract: This article looks at the daily mobility practices of domestic workers in Brussels. Although they live in precarious social conditions, influenced by gender, class and administrative status (in the case of undocumented workers), these workers are particularly mobile. A study of their care journeys – whether linked to paid or unpaid work – reveals the strategies they use to get around. In addition to their care work, these workers are required to carry out another, particularly invisible form of work, preparing and organising their journeys: a way, in short, of creating forms of proximity for themselves at the margins. 

Keywords: care –  proximity – mobility –  domestic work – strategy

Pour les travailleuses du soin rémunéré qui exercent dans des domiciles privés, passer d’un domicile à l’autre au cours d’une journée de travail nécessite d’effectuer des trajets souvent longs et nombreux. À ces contraintes s’ajoutent les déplacements nécessaires pour le soin de leurs propres foyers : courses alimentaires, soin des enfants ou de parents vulnérables, etc. Car assurer le soin de ses proches et le fonctionnement de la vie familiale nécessite des pratiques de mobilité particulières, des chaînes de déplacement complexes dans l’espace et dans le temps (Hubert & Montulet, 2008 ; Gilow, 2019). Si les sciences sociales se penchent depuis la fin des années quatre-vingt-dix sur les circulations internationales liées aux de care des pays du Nord (Kofman, 1999 ; Ehrenreich & Hochschild, 2003), les déplacements suscités par les tâches du soin à l’échelle de la ville restent peu étudiés. Il s’agit ici d’appréhender les schémas spa­tiaux et temporels liés aux tâches du soin à échelle urbaine. Étudier l’ensemble de ces trajets du soin – qu’il soient liés au travail rémunéré ou au travail gratuit (Kergoat & Hirata, 2005) – permet de « relier les fragments disloqués du care en un ensemble intelligible » (Paperman, 2015) et de faire émerger les stratégies que mettent en œuvre les travailleuses dans l’aménagement de leurs déplacements. 

 Cet article s’appuie sur une enquête effectuée en 2019 dans le cadre d’un travail de recherche en urbanisme. Des entretiens semi-directifs ont été effectués avec quinze travailleuses du care exerçant dans des domiciles privés à Bruxelles. L’entretien consistait à interroger la travailleuse sur ses mobilités quotidiennes, ses trajectoires et les modes de transports empruntés – liées tant à son travail de soin rémunéré qu’aux tâches concernant sa famille (lieu de courses, médecin, école de leurs enfants, activités parascolaires et loisirs, etc.). Ces quinze entretiens ont d’abord fait l’objet d’une analyse thématique. La chercheuse a ensuite reconstitué des cartographies des déplacements quotidiens de chaque enquêtée, ce qui lui a permis de saisir l’ampleur et la complexité de ces trajectoires du quotidien. 

Alors qu’elles vivent dans des conditions sociales précaires, sur lesquelles pèsent le genre, la classe et le statut administratif (pour les travailleuses sans papier), les travailleuses domestiques sont ultra-mobiles, : elles travaillent à horaire coupé et pour parvenir à gagner suffisamment d’argent, enchaînent plusieurs services d’affilée, traversant parfois plusieurs fois Bruxelles d’un bout à l’autre au cours d’une même journée. Cassandra[1], une des enquêtées, va jusqu’à identifier explicitement les transports publics comme son « outil de travail ». Les stratégies que ces travailleuses mettent en place, à la marge, pour parvenir à se déplacer et effectuer l’ensemble des tâches du soin qui leur incombent, malgré les contraintes, peuvent être appréhendées sous différentes « dimensions » (Ripoll & Tissot, 2010) : temporelles, sociales et spatiales. 

En effet, certaines de ces stratégies relèvent de la gestion du temps des travailleuses (réduction du temps de travail, aménagement de l’horaire de travail), d’autres sollicitent des relations sociales (recours aux autres membres du ménages, emprunt de véhicules auprès d’amis et de famille pour se déplacer). Il s’agit ici d’insister sur un troisième type de stratégies, relevant du rapport que ces travailleuses domestiques entretiennent à l’espace. Chacune des quinze travailleuses rencontrées s’organisent, en effet, depuis leurs contraintes irréductibles, de manière à (1) réduire le nombre de trajets qu’elles doivent effectuer au cours d’une journée, ou (2) en diminuer l’ampleur : deux façons en somme d’agencer ses déplacements dans l’espace à traverser et d’y aménager, individuellement et à la marge, des formes deproximité

Ces stratégies dépendent bien sûr de leurs conditions de travail et de vie. Salariées, ou sans contrat de travail, avec ou sans carte de séjour valide, à temps partiel ou à temps plein, à horaires fixes ou flexibles, mères de familles monoparentales ou femmes en couple sans enfant, si les femmes interrogées partagent une condition commune de travailleuses domestiques, leurs conditions de vie et d’emploi sont variées. Leurs manières d’organiser leurs déplacements dans la ville varient donc d’une travailleuse à l’autre, en fonction de ces différentes variables. Il est pourtant possible de dégager une typologie de stratégies mises en œuvre par l’ensemble de ces travailleuses. Ces stratégies sont de deux ordres, selon que les travailleuses puissent ou ne puissent pas « choisir »[2] les lieux de leurs services. Par souci de concision et de clarté, sont présentés ici les cas les plus illustratifs parmi l’ensemble du corpus.

Première stratégie : organiser des activités le long des trajectoires incontournables

La première stratégie consiste à faire avec les déplacements contraints incontournables, et organiser une série d’activités plus modulables autour de ces trajectoires fixes. Elle est illustrée ici par le cas de Cassandra, 58 ans, travailleuse domestique via le système des Titres-services[3]. Cassandra habite avec sa fille et son petit-fils. Dès que son employeur lui envoie la liste des clients qui lui sont imposés, elle se plonge dans l’organisation de ses trajets hebdomadaires. 

Ce travail de préparation se fait en deux temps : elle s’informe des itinéraires, la distance et le temps nécessaire pour se rendre d’un domicile à l’autre ; puis, à partir de ces données, organise les activités annexes, liées au soin de son petit-fils, et à l’entretien de sa maison. Ce mode d’organisation apparaît par exemple dans le schéma des trajets de la journée du mardi. Ce jour-là, Cassandra assure un premier service (point c.) près de l’école de son petit-fils (point b.). C’est donc elle qui l’accompagne à l’école le mardi. Son trajet du point a. (son domicile) vers le point c. (premier lieu de travail) est « dévié » jusqu’à l’école (point b.). Son trajet du point c. (premier lieu de travail, service du matin) vers le point d. (second lieu de travail, service de l’après-midi) est direct. Au retour, elle inclut un détour par le point e. pour faire des courses alimentaires. Elle trouve en effet à proximité de son deuxième lieu de service – à l’autre bout de la ville – le magasin discount auquel elle n’a pas accès près de chez elle. Cassandra reprend enfin le métro au point e. pour rejoindre l’école de son petit-fils (point b.), le chercher et le ramener à la maison (point a.). 

Figure 1 & 2 : Cassandra – Superposition des motifs de déplacement

Au cours d’une journée de travail, les itinéraires fixes (du point a. au point c. ; du point c. au point d.), déterminés par les tâches professionnelles sont donc « mis à profit » et « détournés » pour pallier aux autres nécessités du quotidien. Ces découpages et déviations lui permettent d’aménager une forme particulière de proximité, en réduisant le nombre de trajets à effectuer au cours d’une journée pour assurer l’ensemble des tâches du soin qui leur reviennent. 

Seconde stratégie : Aménager ses proximités, « choisir » ses lieux d’emploi 

La seconde stratégie consiste à diminuer l’ampleur et la complexité de ses déplacements en choisissant ses clients en fonction de leur localisation dans la ville. Cela n’est bien sûr pas donné à tout le monde : pour Angélica, Séverine ou Diane, cela n’a été possible que lorsqu’elles ont pu stabiliser leur emploi stable et après des années d’expérience, quand une relation de confiance s’est instaurée avec leurs employeurs respectifs et/ou leurs clients. Pour Angelica, soixante ans, née au Pérou, il a fallu attendre d’être « en situation régulière ». Durant ces douze premières années en Belgique, sans papier et maîtrisant mal le français, il lui était impossible de se constituer une clientèle fixe. Elle était donc obligée, pour gagner de l’argent, d’enchaîner de très longs trajets, parfois jusqu’à deux heures de train, pour nettoyer des domiciles en dehors de Bruxelles. 

Séverine, cinquante ans, est aide-ménagère depuis 15 ans, via les Titres-services. Au fil des années, elle a sélectionné des clients dont les domiciles lui sont faciles d’accès en voiture (elle est la seule travailleuse domestique rencontrée qui se déplace en voiture) – hormis le client du lundi matin, qui habite loin de chez elle mais à proximité de chez sa mère. Ce jour-là, elle nettoie le logement de son client de 8h30 à 10h30 puis passe entre 11h et 13h chez sa mère « dire bonjour et manger », avant de se rendre chez un second client. 

Cette stratégie aussi exige une maîtrise certaine du territoire bruxellois et de son réseau de transports publics, comme en témoigne Diane, 48 ans, employée des Titres-services. Résidant à proximité de l’arrêt de métro et de tramway « Hermann-Debroux » (point a. sur le schéma), elle s’est arrangée, au fil des ans, pour sélectionner des clients dont le domicile se trouve le long de la ligne du métro (points c., d.) ou de tramway (points e., b.) qui passent devant chez elle. 

Figure 3 : Diane – schéma de ses déplacements hebdomadaires

Ce second type de stratégie diffère du précédent en ce qu’il s’agit désormais de s’aménager une forme de proximité en diminuant l’ampleur et la complexité des déplacements, et cela principalement par le choix des lieux de prestations, à partir de la localisation des clients. 

Conclusion 

Pour assurer l’ensemble des tâches qui leur incombent (« soin des proches » et « soin des clients »), les travailleuses organisent leurs déplacements en aménageant des formes de proximités par deux moyens différents : (1) en s’adaptant aux trajets « incompressibles », tout en organisant des activités annexes à proximité des lieux de travail imposés ; (2) en choisissant leurs clients, lorsque leurs conditions de travail l’autorisent, en fonction de leur localisation dans la ville, ce qui permet de réduire l’ampleur des trajets à effectuer. Les travailleuses choisiront alors des lieux de travail à proximité de chez elles, le long d’une ligne de transport public, ou à proximité d’un proche dont on prend soin. Notons que ces stratégies ne sont certainement pas propres aux travailleuses du care mais doivent être partagés par le groupe des travailleurs ultra-mobiles, et plus particulièrement encore aux travailleuses femmes parmi ceux-ci, qui sont en charge des tâches du soin de leur foyer. 

Autour du travail du soin, les travailleuses domestiques sont donc amenées à effectuer une autre forme de travail, particulièrement invisibilisé : un travail de préparation et d’organisation des déplacements, qui permet au soin d’être donné. Étudier les trajectoires déterminées par les activités liées au care – rémunérées ou non – permet de comprendre ces pratiques de mobilité urbaine comme un « ensemble intelligible » qui exige, pour celles qui en ont la charge, une capacité et un temps de planification, adossés à une maîtrise fine du territoire à parcourir.

C’est bien ici le care, comme paradigme liant tâche rémunérées et tâches gratuites, qui nous a permis de faire émerger ces formes d’aménagement de proximités. Identifier ce travail invisible de préparation et d’organisation des mobilités liées au care ouvre alors à des questions et des terrains d’enquête, par exemple sur la prise en charge de ce travail par les agences de travailleuses domestiques, ou le rôle des clients dans ces aménagements. Une façon d’appréhender mieux encore l’espace sous le prisme du care. 

Références bibliographiques :

Emmanuel N., 2021, Le trajet du soin. Pratiques quotidiennes des mobilités des travailleuses domestiques à Bruxelles, ed. Université des femmes, 126 pages.

Ehrenreich B.& Hochschild A. (eds), 2003, Global Woman. Nannies, maids and sex workers in the new economy, New York, Metropolitan Books.

Gilow M., 2019, Le travail domestique de mobilité. Un concept pour comprendre la mobilité quotidienne des travailleuses avec enfants à Bruxelles, Thèse de doctorat, Université Libre de Bruxelles.

Hubert M. & Montulet B., 2008, « Se déplacer avec des enfants à Bruxelles ? », Brussels Studies, Collection générale, n° 15.

Fol S., 2010, « Mobilité et ancrage dans les quartiers pauvres : les ressources de la proximité », in Regards sociologiques, n°40, pp. 27-43. 

Kergoat D. & Hirata H., 2005, « Les paradigmes sociologiques à l’épreuve des catégories de sexe : quel renouvellement de l’épistémologie du travail ? », Papeles del CEIC, n° 17, pp. 01-17.

Kofman E., 1999, « Birds of passage a decade later : gender and immigration in the European Union », in International Migration Review 33 (3), pp. 269-299

Kofman E., 2004, « Genre et migration internationale » in Les cahiers du CEDREF,   n°12, pp. 81-97. 

Paperman P., 2015, « L’éthique du care et les voix différentes de l’enquête », in Recherches féministes28(1), pp. 29–44.

Ripoll F. & Tissot S., 2010, « La dimension spatiale des ressources sociales » in Regards sociologique n°40, pp.5-7.

Tronto J., 2009, Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 240 p.


[1] Les prénoms ont été modifiés.

[2] Parler de « choix » ne doit en aucun cas effacer le poids des nombreuses contraintes qui pèsent sur ces travailleuses. Il s’agit cependant – ou plutôt « en même temps » – d’insister sur l’agentivité de ces travailleuses-actrices, qui font avec et à partir de ces contraintes. 

[3] Equivalent belge du Chèque Emploi Service français.

Pour citer cet article :

EMMANUEL Noémie « Travail du care et aménagement de la proximité : les pratiques de mobilité de travailleuses domestiques à Bruxelles », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https:// geoproximites.fr/ark:/84480/2024/06/01/ care-ac5/