Communautés interspécifiques et care en action. Soin, décalage, résistances

Interspecific communities and care in action. Spare, artistic shift and resistance

Marie Kenza Bouhaddou
〉Enseignante-chercheure en urbanisme
〉ESPI Lyon 〉laboratoire ESPI2R
〉chercheure associée au CRH-LAVUE

〉m.bouhaddou@groupe-espi.fr 〉

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Mots-clés :

Care en action, ménagement, expérimentation artistique participative, décalage, vivant

Abstract: This paper delves into the notion of “care in action” through the lens of participatory artistic endeavours implemented within an urban renewal initiative. These projects delve into the intricate connections between urban trees and residents. Throughout the construction process, a remarkable sense of solidarity and cohesion emerged within the community, evident in the symbiotic relationships forged between inhabitants and their arboreal counterparts. These dynamic not only empowered residents but also provided a platform for dialogue and negotiation within the complex landscape of stakeholder interests. Caring for the trees became synonymous with caring for one another, serving as a resilient anchor during challenging times. It exemplifies the resilience and collective strength fostered through communal engagement with the natural environment and develop empowering practices.

Keywords:

Care in action, spare, participatory artistic project, artistic shift, living

Le care est une notion qui recouvre tantôt des pratiques, des activités, un travail (Hirata, 2021 ; Molinier, 2013), une perspective (Laugier, Molinier & Paperman, 2009) et une éthique. Il répond à des enjeux politiques (Tronto, 2009) ayant pour visée l’élargissement de la démocratie aux non-humains (Latour, 2004). Ses dimensions relationnelles et attentionnelles interspécifiques-humains/non-humains en font une notion qui s’exprime dans la proximité. Cette dernière peut être spatiale (Torre & Talbot, 2018), immatérielle ou se trouver à l’interstice, dans des situations de coprésence (Levy, 1999). 

Cet article vise à éclairer un care en action, dans des quartiers en transformation urbaine. Il explore ce qui se joue dans le soin au territoire par ses habitant.es au sens large. L’hypothèse est que le care mutuel interspécifique permet de restaurer les puissances d’agir des communautés. Je m’intéresserai à la dimension incarnée des relations de solidarité étendues et à ce qu’elles produisent comme proximités, distances et résistances. 

Ma méthode de recherche est enracinée dans le terrain (Bouhaddou, 2019 ; Ingold, 2018), indisciplinée et s’appuie sur une co-présence engagée. Elle déborde des champs de l’urbanisme et de l’art et s’est construite avec d’autres et en situation. Elle porte sur les projets artistiques participatifs de Thierry Boutonnier : « Prenez Racines ! » et Gratte-Terre et sur une recherche création : L’école de la forêt urbaine, depuis 2020. A partir d’entretiens longs avec l’artiste et les acteur.ices des projets, d’une observation participante et d’une « anthropologie avec l’art » (Ingold, 2017), je montrerai comment le care en action se traduit par des stratégies fondées sur des décalages politiques.

Je souhaite éclairer les relations de soin interspécifiques, montrer l’émergence des pouvoirs d’agir pour penser les places des humains et des arbres dans les projets de transformation urbaine (Corvol, 2023). J’analyserai la question de l’entretien des arbres comme manière de se tenir ensemble, contre les violences du projet urbain, puis, je traduirai les stratégies de décalage pour s’émanciper.

Figure 1 : Plan de situation de l’auteure du verger et de la pépinière de « Prenez Racines ! » (2024)

L’ Ecole de la forêt urbaine est une recherche création menée avec l’artiste sur les arbres urbains, portant sur l’épigénétique, le rôle des gestes de soin et sur les résonnances entre arbres et humains. La réflexion démarre en 2010 avec « Prenez Racines ! », une expérimentation arboricole menée dans à Lyon 8e, à laquelle j’ai pris part entre 2013 et 2018. La pépinière prend place sur le délaissé d’une démolition et se compose d’arbres choisis et parrainés par des habitant.es du quartier, qui les planteront et les soigneront, avant de les transplanter, en 2015, dans un verger de 700 m² créé dans le quartier nouvellement livré. Un groupe de « parrains-marraines » se constitue alors autour des arbres. 

En 2020, l’artiste déploie Gratte-Terre, une pépinière-forêt dans le cadre d’un projet d’urbanisme transitoire à Villeurbanne.

L’enjeu de ces projets est de développer le pouvoir d’agir des participant.es et les pratiques de soin des arbres. L’artiste détourne les interventions techniques et culturales et en fait des manières d’aborder les solidarités que les arbres abritent. 

Dans un projet arboricole participatif, la transmission des gestes de soin des arbres est un care, aussi, l’artiste a-t-il mis en œuvre des stratégies pour permettre une passation des itinéraires techniques de culture sous la forme de chantiers participatifs et de fêtes agriculturelles, afin d’accompagner le passage de l’anthropocentrisme à l’éco-centrisme.

Le contexte de renouvellement urbain dans lequel se développent les projets analysés est normatif, avec ses règles du jeu, rôles et légitimités à agir, mais il ouvre un possible pour faire exister d’autres pratiques. Pour exister en marge du projet urbain, il s’agit d’introduire un « écart créatif »  (Rancière, 2022, p. 12), tout en déconstruisant la normativité managériale : « le ménagement de projet » (Bouhaddou, 2019, p. 455) et en faisant exister des pratiques arboricoles alternatives à l’entretien usuel des espaces verts. Se décaler est une manière de former une « coalition du care » autour d’un agir commun (Daquin, 2022), en décalage avec le système dominant, qu’il soit patriarcal ou qu’il concerne la prédation du vivant ou les normes d’entretien.

« Prenez Racines ! » vise à accompagner les habitant.es durant le chantier pour absorber le choc de la transformation urbaine en leur offrant un espace d’expression. Cette vision, paternaliste mais courante dans le cadre de la politique de la ville, qui suppose que les habitant.es aient besoin d’être « accompagné.es » a été détournée par l’artiste en un compagnonnage politique et jardinier. En créant des communautés autonomes de soin du végétal et en initiant leurs propres plantations, ils et elles développent leur pouvoir d’agir et débordent de leur assignation initiale. Ils et elles résistent au projet urbain, transforment des espaces et opposent aux pratiques brutales du renouvellement urbain (démolition, relogement, gentrification) des pratiques de soin ayant leur spatialités et temporalités propres. 

L’usage d’une sémantique de résistance et de l’humour est une manière de révéler le pouvoir du care. C’est ainsi qu’une « nappe du temps »[1] représentant les temporalités et spatialités du quartier, a été imprimée sur la même toile cirée qu’utilisent les professionnel.les de la concertation, « le territoire, c’est la nappe sur laquelle on mangeait afin de partager le gâteau avec le quartier[2] » explique l’artiste en riant. 

Cette sémantique s’appuie sur l’humour, pour inverser les jeux de domination. (Depraz, Cornec & Grabski-Kieron, 2016). L’humour est du côté des habitant.es et suscite du plaisir. Il donne de la puissance d’agir et permet de contrebalancer la peur, la colère et l’angoisse liés à la rénovation urbaine. Il contamine les relations de pouvoir pour interroger leurs légitimités et proposer d’autres formes de partage des parts (Rancière, 2000).

Figure 1 : Marraine plantant l’artiste en 2010 (@MJC Laënnec-Mermoz) 

La temporalité des arbres est difficilement conciliable avec celle du renouvellement urbain et de ses financements annualisés. Aussi, l’artiste, en alliance temporelle avec les arbres, a-t-il défendu un rythme qui leur est propre et le financement a pu alors exceptionnellement être étalé sur plusieurs années. 

Sur l’idée du landclaiming[3], il a pu négocier une parcelle de 700 m² sur un foncier initialement destiné à la promotion immobilière, d’une valeur approximative de 2 590 500 €, pour accueillir les arbres de la pépinière de « Prenez Racines ! ».

On retrouve le même esprit de transgression à Gratte-Terre, lorsque l’artiste dit vouloir donner 1000 arbustes, issus des graines collectées avec les habitant.es dans le quartier, à la collectivité, alors que les arbres sont considérés comme des produits marchands. Ces arbres, mis « hors-circuit des pépiniéristes »[4] sont destinés à opérer une résurgence (Tsing, 2018), c’est-à-dire, une œuvre commune multi-espèces dans une visée résiliente.

Pendant le chantier urbain, la pépinière incarne une phase offensive d’occupation du site par les arbres, s’en suit une phase de défense des arbres. Ainsi, l’érable rouge, planté en 1962, sur ce qui deviendra ensuite la pépinière, a été menacé d’abattage lors du démarrage du chantier en 2015. L’un des jeunes parrains, ému, a alerté l’artiste, qui anégocié que l’arbre soit préservé dans le nouveau projet urbain. Ce type d’actions invisibilisées par les acteur.ices de la rénovation urbaine est un atterrissage inattendu (Latour, 2017), sous-tendu par une radicalité écosophique[5]aboutissant à une modification significative du projet urbain et l’obtention d’un terrain pour les arbres. 

Si l’ambition de « changer la distribution des places et des identités, des espaces et des temps » (Rancière, 2022, p.83)est une idée de l’artiste, elle est immédiatement reprise par les femmes formant le noyau dur des « parrains-marraines » (3 sur les 38 participant.es d’origine). Depuis 2010, autour des arbres au quotidien, elles ont tissé des liens forts que j’ai pu observer, entre elles et avec les arbres, s’inquiétant de l’absence de l’une ou d’un parasite sur son arbre, ménageant l’effort de l’autre, se chamaillant et riant beaucoup. Ces femmes, différentes en termes de cultures et de tempéraments, se retrouvent autour du soin des arbres, de l’attachement à la terre mais aussi parce qu’elles partagent des trajectoires de vulnérabilité (exil, difficultés économiques et affectives, maladie). Prises séparément, leurs voix ne portent pas ou peu, mais d’une voix commune elles véhiculent une connaissance qui relie, qui entre en « résonnance » avec le monde, plutôt que d’être dans un « rapport muet » (Rosa, 2021). 

Le care en action, sur le territoire et avec ses habitant.es s’exprime dans des modalités alternatives relationnelles et attentionnelles aux vivant.es.

Chez l’artiste, il s’agit non seulement de se décaler pour faire vivre d’autres sensibilités aux vivant.es, mais aussi, de détourner les outils des gestionnaires du végétal. Il vise ainsi, par le détournement et la créolisation d’outils (Glissant, 1996) urbanistique et économique comme le barème de l’arbre des notaires ou la comptabilité écologique, à créer de nouvelles représentations.

Bien souvent, dans les rendus des concours d’architecture, un arbre se résume à un cercle vert, avec un diamètre plus ou moins fantaisiste, qui comme les habitant.es est frappé de transparence, ce qui interroge les conditions d’édification de ce qui constitue le bien commun (Naji, 2019). Il est encore courant d’entendre qu’un jeune arbre a la même valeur qu’un arbre mature coupé, voire qu’il peut même le compenser. L’invisibilisation que subissent les arbres est comparable à celles que subissent les acteur.ices de ces projets, vulnérables et frappé.es « d’impuissances à agir » (Nicolas Le-Strat, 2016).

Les relations décrites dans cet article nous conduisent à penser la question et les conditions de l’habitabilité du monde, rendue possible par un compagnonnage interspécifique autour de la co-création de communs où humains et arbres se tiennent ensemble. Le soin apporté aux arbres dit quelque chose du rapport au monde et d’une interdépendance inter-spécifique. D’une part, les relations, qui lient humains et arbres sont plus complexes que la valeur monétaire des arbres. Si valeur il y a, elle se situe au cœur de l’écosystème relationnel et attentionnel. Ce n’est pas parce que des logiques gestionnaires et monétaires régissent les projets urbains qu’elles doivent être les seules en présence. Et d’autre part, le végétal ne peut se réduire à sa performance productive, le soin ne pouvant se calculer sur une base comptable. Dans l’optique d’accompagner ce changement de paradigme, un compagnonnage interspécifique, fondé sur des « régimes d’engagement envers le végétal » (Breviglieri & Gamal-Saïd, 2021, p.327) permettrait de rendre le monde plus vivable.

Références bibliographiques :

Bouhaddou M.K., 2019, Logement social et nouvelles pratiques artistiques, Thèse de doctorat, Paris, Paris Nanterre, 650 p.

Breviglieri M. & Gamal-Saïd N., 2021, Approches sensibles de l’urbain au Sahara. Résonnances oasiennes, Metis Presse, 261 p.

Corvol A., 2023, L’arbre dans la cité – Histoire d’une conquête XVIIe-XXIe siècle, Le Pommier.

Daquin A., 2022, « Coalition du care en temps de crise sanitaire. Une reconquête morale et politique des quartiers populaires », Cahiers du genre 2022/1 n°72, 2022, p. 119‑142.

Glissant E., 1996, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 160 p.

Hirata H., 2021, Le care, théories et pratiques, La Dispute, 224 p.

Ingold T., 2017, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Dehors, 320 p.

Ingold T., 2018, Marcher avec les dragons, Points, 516 p.

Latour B., 2004, Politique de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, La Découverte, 382 p.

Latour B., 2017, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 155 p.

Laugier S., Molinier P. & Paperman P., 2009, « Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité », dans Payot & Rivages, p. 298.

Lévy J., 1999, Le tournant géographique : penser l’espace pour lire le monde, Belin, 399 p.

Molinier P., 2013, Le travail du care, La Dispute, 221 p.

Nicolas Le-Strat N., 2016, Le travail du commun, Editions du Commun, 308 p.

Rancière J., 2022, Penser l’émancipation. Dialogue avec Aliocha Wald Lasowski, L’Aube, 152 p.

Rosa H., 2021, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, 719 p.

Torre A. & Talbot D., 2018, « Proximités : retour sur 25 années d’analyse », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 2018/5-6 (Décembre), p. 917‑936.

Tronto J., 2009, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, La Découverte, 238 p.

Tsing A., 2018, « Résurgence holocénique contre plantation anthropocénique », Multitudes2018/3, n° 72, p. 77‑85.


[1] Thierry Boutonnier, en entretien informel avec l’auteure, MJC Laënnec-Mermoz, Lyon, le 24 avril 2019.

[2] Id.

[3] Demande de reconnaissance d’un territoire par une personne ou un groupe.

[4] Thierry Boutonnier, en entretien avec l’auteure, le 24 avril 2022

[5] Concept philosophique forgé par Arne Naess en 1960 et repris par Félix Guattari en 1989 remettant en cause l’homme comme référence en matière environnementale.

Pour citer cet article :

BOUHADDOU Marie Kenza « Communautés interspécifiques et care en action. Soin, décalage, résistances », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/06/01/care-ac7/