Spatialités de la famille et du care en contexte de migration insécurisée : le cas de la parentalité entravée des saisonnier·ères en Suisse

Spatialities of Family and Care in Contexts of (In)Securitized Migration: The Case of Hindered Parenting among Seasonal Workers in Switzerland

Victor Santos Rodriguez
〉Boursier Postdoc.Mobility du Fonds national suisse (FNS)
〉Centre de recherches internationales (CERI), Sciences Po Paris
〉Chercheur associé 〉Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation (CRHIM) 〉Université de Lausanne (UNIL)

〉victor.santos@graduateinstitute.ch 〉

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Mots-clés : migration ; (in)sécurité ; famille ; parentalité ; géographies du care

Abstract: This article explores the effects of the (in)securitization of migration on family and care. It mobilizes proximity as a “fertile heuristic” to shed light on the issue of hindered parenting in the context of Switzerland in the second half of the 20th century, where a strict ban on family reunification targeted foreign workers.

Keywords: migration; (in)security; family; parenting; geographies of care

Cet article explore les effets de l’(in)sécurisation de la migration sur la famille et le care. Il s’appuie sur la proximité comme « heuristique féconde » (Ferru & Rallet, 2023, p.3) pour aborder la question de la parentalité entravée dans le contexte de la Suisse de la deuxième moitié du 20ème siècle où un strict dispositif d’interdiction du regroupement familial ciblait les travailleur·euses étranger·ères.

La Suisse est un cas emblématique de sécurisation de la migration au sens des théories des relations internationales (RI). La sécurisation de la migration se réfère aux processus à travers lesquels la migration est socialement constituée en tant que problème de sécurité, c’est-à-dire une menace existentielle qui exige la mise en œuvre de tous les moyens nécessaires pour y faire face (Buzan, Wæver & De Wilde, 1998). La recherche a mis en évidence que ce phénomène s’inscrit dans des relations de savoir-pouvoir (Foucault, 1975) dont il convient de relever les manifestations matérielles, concrètes : le déploiement d’une rationalité sécuritaire institue des rapports sociaux basés sur la peur et l’antagonisme qui placent les personnes en situation de migration devant de multiples formes d’exclusion, de répression et de violence (Bigo, 1998). Ces personnes se trouvent – en d’autres termes – insécurisées sous l’effet de la sécurisation de la migration.

Dans le cas de la Suisse, la constitution de la migration en enjeu de sécurité s’est opérée avec l’émergence du discours sur l’« Überfremdung » au début du 20ème siècle. Cette notion renvoie à la désintégration de l’identité nationale suisse qui serait causée par la « surpopulation étrangère » (Arlettaz & Arlettaz, 2004) ; elle épouse, en cela, une conception sécuritaire du fait migratoire. La lutte contre l’« Überfremdung » a été logée au cœur de la première loi nationale sur l’immigration (LSEE, 1934-2007), structurant la politique de recrutement de main-d’œuvre étrangère menée par les autorités suisses durant les décennies de forte croissance qui ont fait suite à la Seconde Guerre mondiale. Si la Suisse se classait parmi les pays d’Europe de l’Ouest dont les taux d’immigration étaient les plus élevés au cours des « Trente Glorieuses » (Messina, 2007), elle était aussi le pays le plus restrictif de la région en matière d’établissement et d’intégration des étranger·ères (Hammar, 1985 ; Ellermann, 2013).

L’instrument central de cette politique défensive était le statut de saisonnier·ère, une construction légale associée à un large éventail de mesures coercitives qui visaient à éviter l’installation permanente des travailleur·euses étranger·ères en organisant leur « rotation » (Santos Rodriguez, 2022). La plus significative de ces mesures du point de vue de la lutte contre l’« Überfremdung » était l’interdiction du regroupement familial. Près de sept millions de permis saisonniers ont été délivrés à des travailleur·euses venu·es d’Italie, d’Espagne, du Portugal ou encore de Yougoslavie entre 1948 et 2002, année de l’abolition du statut (Piguet, 2013, p.10).

La littérature en RI a rendu compte des dimensions spatiales du phénomène de sécurisation (par ex. : Le Billon, 2015), mettant notamment l’accent sur la frontière et ses multiples échelles socio-matérielles dans le cadre de la gestion répressive des mobilités. Ce champ d’étude a toutefois accordé moins d’attention aux spatialités de l’(in)sécurisation de la migration dans le domaine de l’intime – celui de la famille. Le cas des saisonnier·ères en Suisse offre une entrée empirique fertile pour éclairer le nœud migration-(in)sécurité à partir des géographies du care familial. En s’appuyant sur une série d’entretiens conduits par l’auteur avec des travailleur·euses immigré·es, de même que des époux·ses et des enfants de travailleur·euses immigré·es[1], le présent article met au jour différentes configurations spatialement ancrées de parentalité entravée. Si cette notion peut désigner les entraves dressées sur le chemin du devenir parents, la focale est ici sur les entraves qui perturbent l’activité parentale elle-même. Le propos porte ainsi sur les obstacles légaux et institutionnels au travail parental et les modes d’adaptation des parents, tout en notant que l’interdiction du regroupement familial a pu conditionner « en amont » le souhait même de devenir parents (contraception, avortements) (Santos Rodriguez, 2022).

Alors que la proximité physique entre parents et enfants est traditionnellement perçue comme une composante indissociable de la « bonne » parentalité, du moins en Occident (Baldassar & Merla, 2014), comment les saisonnier·ères négociaient-iels leurs responsabilités parentales ? Une configuration géo-familiale répandue à l’époque est celle qui était dictée par les injonctions imbriquées de la politique migratoire suisse et des normes de genre : le père partait travailler en Suisse en tant que saisonnier alors que la mère restait au pays pour s’occuper des enfants. En dépit de l’absence du père, cet arrangement permettait de préserver l’essence de la famille dans sa conception traditionnelle, à savoir en tant que domaine géographique privé – le ménage – où la mère fournit le care aux enfants. La distanciation du père se traduisait souvent par un rétrécissement des espaces légitimement pratiqués par la mère dans des contextes comme celui du petit village calabrais d’Agnese[2]. Elle explique y avoir vécu comme une « veuve blanche » après le départ de son époux pour la Suisse au début des années 1960. « Je n’avais pas le droit de sortir, je n’avais pas le droit de parler avec des gens », raconte-t-elle à propos du contrôle social auquel elle était alors soumise. Agnese restait à la maison pour prendre soin des enfants et, lorsqu’il y avait des fêtes le dimanche sur la « piazza » du village, seule la belle-mère d’Agnese pouvait les y emmener.

Il était aussi commun que les deux parents émigrent vers la Suisse en laissant leurs enfants au pays. La responsabilité du care des enfants continuait d’être assumée, mais elle se trouvait déléguée aux grands-parents ou à une tante par exemple. La circulation du care au sein de la famille permettait ainsi de contenir les effets de la mise à distance entre parents et enfants imposée par le régime migratoire suisse. Les mères étaient néanmoins souvent placées dans une situation aussi paradoxale que douloureuse. Physiquement séparées de leurs enfants, il n’était pas rare qu’elles soient amenées à gagner leur vie en prenant soin d’autres enfants dans les ménages suisses. C’était le cas de Delfina, partie d’Ourense en 1984 pour rejoindre son époux à Genève. En tant qu’épouse de saisonnier, elle ne bénéficiait pas du regroupement familial ; elle a ainsi vécu huit ans dans l’illégalité en réalisant du travail domestique contre rémunération. Pour Delfina, le plus dur était de devoir élever la fille de sa patronne alors que son propre fils se trouvait en Espagne avec les beaux-parents.

La littérature sur le care a relevé les possibilités de mener une activité parentale transnationale, notamment grâce aux progrès technologiques (Baldassar & Merla, 2014). Les géographes ont mis en évidence l’« effarante proximité virtuelle » (Di Méo, 2023, p.2) et la « quasi-simultanéité des échelles spatiales » (Ferru & Rallet, 2023, p.3) induites par les nouveaux outils de communication, participant à créer de la proximité relationnelle là où la distance physique aurait pour effet de l’empêcher. Les parents partis vers la Suisse dans la deuxième moitié du 20ème siècle ne pouvaient toutefois pas compter sur ces développements pour fournir du care à distance. Comme le relate Jésus, saisonnier dans le bâtiment dont le fils était resté à la Corogne, le simple fait d’organiser un appel téléphonique était à cette époque une entreprise ardue. Ni les saisonnier·ères en Suisse ni les familles restées au pays (souvent dans des espaces ruraux) ne disposaient en effet d’une ligne téléphonique à leur domicile. La communication était fréquemment établie par échange de lettres, mais la qualité du care fourni aux enfants à distance pouvait être limitée en raison du faible niveau de scolarisation de la plupart des parents qui peinaient à « exprimer leurs sentiments profonds à l’écrit ».

L’envoi de lettres, aussi rudimentaires eussent-elles été, servait d’outil aux parents pour construire une présence à distance. En l’absence des parents partis travailler à Fribourg, Raquel est restée avec ses grands-parents paternels dans la Galice paysanne des années 1960[3]. Elle conserve en mémoire la joie qui l’animait au moment de recevoir le courrier envoyé par ses parents tous les quinze jours. Ces lettres permettaient d’entretenir le lien, sans pour autant faire oublier la séparation : « Je sentais, c’est vrai, que j’avais des parents, des parents qui m’écrivaient. […] Mais voilà, ils n’étaient pas là. » Pour les parents, la correspondance pouvait aussi être un moyen de superviser la progression scolaire des enfants – comme dans le cas de Raquel – ou encore de donner des instructions aux membres de la famille auxquel·les le care était délégué. Les marges de manœuvre étaient toutefois restreintes car les parents ne pouvaient guère être impliqués dans les réalités quotidiennes de leurs enfants.

Prendre soin à distance consistait avant tout à répondre à des besoins matériels. Les parents étaient souvent en mesure d’envoyer de l’argent depuis la Suisse, ce qui couvrait les frais d’entretien des enfants et améliorait dans bien des cas les conditions d’existence de l’ensemble du ménage chargé du care de proximité dans le pays d’origine. La matérialité du care transnational revêtait aussi la forme de cadeaux. La études sur le care ont mis en exergue la fonction des objets dont la présence physique « incarne l’esprit de la personne absente tant attendue » (Baldassar & Merla, 2014, p.51)[4]. Les parents tentaient d’éviter que la distance spatiale n’engendre de l’éloignement affectif en offrant des présents à leurs enfants. Clara, dont le neveu a été séparé de ses parents de trois à sept ans, explique : « ils [père saisonnier et mère sans statut légal] envoyaient des cadeaux, des jouets, des vêtements, des choses comme ça, pour que l’enfant se rappelle quand même qu’il y a papa et maman ». Malgré ces efforts déployés pour générer de la proximité par procuration, le témoignage de Clara révèle la difficulté de prévenir un « double chagrin » : le « cœur déchiré » pour les parents, et le « sentiment d’abandon » pour l’enfant.

D’autres configurations géo-familiales émergeaient lorsque la garde des enfants ne pouvait être assurée dans le pays d’origine ou lorsque la séparation n’était pas ou plus supportable. Les parents cherchaient ici à réduire la distance qui les séparait de leurs enfants en les plaçant dans un pensionnat à proximité de la frontière suisse ou encore dans un orphelinat sur sol suisse. En dépit des souffrances que les enfants ont pu connaître dans ces structures de placement, un tel arrangement spatial avait l’avantage de faciliter les visites des parents aux enfants. D’autres parents décidaient d’organiser la réunification familiale en Suisse illégalement. Roberto a connu cette situation durant son enfance. Ses parents l’ont fait venir en Suisse, malgré l’interdiction, au moment où il était devenu manifeste qu’il voyait ses grands-parents comme ses « vrais parents ». Roberto se remémore avoir vécu son départ vers la Suisse à la fin des années 1970 « comme un kidnapping ». Une fois en Suisse, Roberto était devenu un « enfant du placard ». Cette métaphore spatiale désignait la condition clandestine des enfants de saisonnier·ères qui devaient se cacher dans les plus discrets recoins de leur logement exigu pour échapper au regard de la police lors de contrôles et ainsi éviter l’expulsion. Roberto a longtemps été hanté par le souvenir des chaussures des policiers qu’il apercevait depuis sa cachette, sous le lit.

Le phénomène des « enfants du placard » était un fait majeur, bien que largement enfoui, de la société suisse de la deuxième moitié du 20ème siècle. Une étude récente estime que 47’000 à 49’000 enfants de travailleur·euses étranger·ères ont vécu dans la clandestinité, et ce, seulement pour la période 1949-1975 (Cattacin & al., 2023). Ces enfants étaient régulièrement contraint·es de rester seul·es à la maison pendant que les parents travaillaient, sans possibilité d’aller à l’école et avec une consigne : « ne pas faire de bruit ». La proximité physique obtenue par le regroupement familial clandestin ne permettait ainsi pas aux parents de pourvoir pleinement aux besoins essentiels en care des enfants. Cette proximité, pourtant idéal de la « bonne » parentalité, se muait en enfermement et en désocialisation, laissant souvent de profondes blessures dans ces familles jusqu’aujourd’hui.

En conclusion, le cas des saisonnier·ères en Suisse interroge la vision proximiste de la « bonne » parentalité en la confrontant aux réalités de la migration (in)sécurisée. Alors que la délégation était pour beaucoup de parents le seul moyen de garantir, depuis la distance, un care de proximité à leurs enfants, d’autres parents parvenaient à abattre cette distance au prix d’importantes souffrances. Les témoignages suggèrent que l’exercice de la parentalité en situation d’empêchement répondait avant tout à une exigence d’adaptation dont les formes géo-familiales étaient multiples et changeantes.

Cet article a été rédigé avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique (numéro de projet 222093).

En tête d’article : Dessin d’illustration réalisé par Maevia Griffiths. Avec son autorisation.

Références bibliographiques :

Arlettaz G. & Arlettaz S., 2004. La Suisse et les étrangers. Immigration et formation nationale (1848- 1933), Antipodes, Lausanne.

Baldassar L. & Merla L., 2014. « Locating Transnational Care Circulation in Migration and Family Studies », in Baldassar L. et Merla L. (Eds.), Transnational Families, Migration and the Circulation of Care: Understanding Mobility and Absence in Family Life, Routledge, New York et Abingdon, p. 25-58.

Bigo D., 1998. « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude ? », Cultures & Conflits, 31-32, p. 13-38.

Buzan B., Wæver O. & De Wilde J., 1998. Security: A New Framework for Analysis, Lynne Rienner Publishers, Londres et Colorado.

Cattacin S., Stoecklin D., Ricciardi T. & Nardone M., 2023. Les placements de mineurs suisses et étrangers dans les régions frontalières : les cas des cantons du Valais et du Tessin, Résultats d’un projet de recherche mené dans le cadre du PNR 76 Assistance et coercition, Fonds national suisse.

Di Méo G., 2023. « Espace et temps de la proximité », GéoProximitéS, 0, p. 1-3.

Ellermann A., 2013. « When Can Liberal States Avoid Unwanted Immigration? Self-Limited Sovereignty and Guest Worker Recruitment in Switzerland and Germany », World Politics, 65(3), p. 491-538.

Ferru M. & Rallet A., 2023. « Regards croisés sur les proximités : un intérêt renouvelé pour la géographie et les sciences sociales ? », GéoProximitéS, 0, p. 1-4.

Foucault M., 1975. Surveiller et punir, Gallimard, Paris.

Hammar T., 1985. European Immigration Policy: A Comparative Study, Cambridge University Press, Cambridge.

Le Billon P., 2015. « Geography: Securing Spaces and Spaces of Securitization », in Bourbeau P. (Ed.), Security. Dialogue Across Disciplines, Cambridge University Press, Cambridge, p. 62-89.

Messina A., 2007. The Logics and Politics of Post-WWII Migration to Western Europe, Cambridge University Press, Cambridge.

Piguet E., 2013. L’immigration en Suisse. Soixante ans d’entrouverture, PPUR, Lausanne.

Santos Rodriguez V., 2022. « Des saisonnières aux « sans-papiers » : migration, genre et économie politique des corps (in)sécurisés en Suisse », Géo-Regards : revue neuchâteloise de géographie, 15, p. 83-100.


[1] Ces entretiens semi-directifs ont été réalisés dans le cadre de la recherche doctorale puis postdoctorale de l’auteur (2018-2024, en cours) avec trente-et-une personnes d’origine italienne (neuf), espagnole (dix-huit) et portugaise (quatre) ; seize hommes pour quinze femmes. Les travailleur·euses et les époux·ses immigré·es enquêté·es (vingt-cinq) sont né·es entre les années 1930 et 1960 ; leur arrivée en Suisse a eu lieu entre la fin des années 1950 et les années 1980. Les enfants de travailleur·euses immigré·es enquêté·es (six) sont né·es pour la plupart dans le pays d’origine des parents – sauf un, en Suisse – entre les années 1940 et 1980.

[2] Noms anonymisés.

[3] L’impossibilité de vivre avec les enfants en Suisse touchait en premier lieu les saisonnier·ères, mais aussi, dans certaines circonstances, les travailleur·euses annuel·les – comme cela a été le cas des parents de Raquel dont la parentalité a également été entravée. Bien que moins restrictif que le permis saisonnier, le permis annuel pouvait aussi poser des obstacles au regroupement familial ; il formait, en ce sens, un autre rouage du régime migratoire défensif mis en place par les autorités helvétiques.

[4] Traduction de l’auteur.

Pour citer cet article :

SANTOS RODRIGUEZ Victor « Spatialités de la famille et du care en contexte de migration insécurisée : le cas de la parentalité entravée des saisonnier·ères en Suisse », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/06/01/care-ac3/