Si loin, si proche : distance sociale et proximité physique dans le travail domestique rémunéré au Brésil pendant la pandémie de Covid-19

So far, so near: social distance and physical proximity in paid domestic work in Brazil during the Covid-19 pandemic

Ana Julieta Teodoro Cleaver
〉Doctorante en Sociologie 
〉Université Paris Cité et Universidade de São Paulo

〉teodorocleaver@gmail.com

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Mots-clés : travail domestique rémunéré, distance sociale, proximité physique, covid 19, Brésil

Abstract: Paid domestic work is a social fact strongly defined by racial, class, gender, and territory relations, which reflect social hierarchies and differentiation within Brazilian society. The social relevance of paid domestic workers in Brazil, a country with a large gap in access to socio-reproductive public services, is invertedly proportional to their social acknowledgment, income, and social protection. At the bottom of the Brazilian social pyramid, paid domestic workers are particularly vulnerable during socioeconomic crises. The covid 19 pandemic and an economic crisis in Brazil increased social inequalities, without effective public action to reduce its consequences. Informed by secondary sources and by public statistics analysis, this article is drawn on the contradiction between the physical proximity and the social distance that is inherent to paid domestic work aiming to present the main challenges that paid domestic workers experienced during the most critical period of the sanitary crisis.

Keywords: paid domestic work, social distance, physical proximity, covid 19, Brazil

Mme Cleonice Gonçalves, une femme âgée employée de maison qui était présente  chez ses employeurs lors de leur retour d’un voyage en Italie, alors épicentre de la pandémie, a été l’une des premières victimes du Covid-19 au Brésil. Travaillant dans le quartier huppé de Leblon, à Rio de Janeiro, où elle a été contaminée, elle est décédée à Miguel Pereira, sa commune de résidence, à plus de 100 kilomètres de distance. La proximité physique et la distance sociale sont adoptées dans cette réflexion comme un binôme analytique emblématique des contradictions relatives au travail domestique rémunéré au Brésil, bien présentes dans le cas de Mme Gonçalves.

Dans cet article, le travail domestique rémunéré fait référence à l’ensemble des services fournis par une personne à une autre personne ou à une famille. Les services inclus dans cette activité socioprofessionnelle concernent surtout les soins aux personnes dépendantes (enfants, personnes handicapées et personnes âgées, notamment), les tâches d’entretien du domicile (ménage, rangement, lessive et repassage) et la préparation des repas. Si, d’un côté, le travail domestique rémunéré rapproche physiquement les travailleuses et leurs employeurs au sein de l’espace d’intimité de ces derniers, de l’autre, les espaces de vie des travailleuses sont presque toujours étrangers aux employeurs, principalement en raison de la hiérarchie et de la distance sociales[1].

L’ampleur du travail domestique rémunéré au Brésil est sans équivoque : les plus de 5 millions de travailleuses domestiques représentent près de 13 % de la population féminine active, sachant que plus de 65 % sont des femmes noires et seulement 27 % ont accès au système de protection sociale. Les marqueurs sociaux de race, de classe, de genre et de territorialité traversent leur expérience de manière intersectionnelle, reflétant la différenciation et la hiérarchie socialement construites dans le contexte brésilien (Vidal, 2007). En outre, cette catégorie socioprofessionnelle n’est pas reconnue socialement, touche les plus bas niveaux de rémunération et est marquée par des relations de travail informelles.

Le travail domestique rémunéré est pourtant fondamental pour le fonctionnement de la société brésilienne, surtout face à la présence très limitée des services publics dans le domaine socio-reproductif, comme les garderies, les écoles à temps plein, les centres pour personnes âgées, et les laveries et les restaurants communautaires. Son importance sociale est cependant invisibilisée et les travailleuses du secteur se trouvent à la base de la pyramide sociale brésilienne. De par leurs conditions de travail et de vie précaires, elles sont d’autant plus fragilisées dans les situations de crise sociale et économique.

La pandémie de Covid-19 et la crise économique concomitante qui a frappé le Brésil, avec des taux de chômage et d’inflation élevés, ont creusé les inégalités sociales, sans qu’il y ait eu une réponse efficace des pouvoirs publics envers les populations les plus vulnérables. Informé par des sources secondaires et par l’analyse de statistiques publiques, cet article entend présenter les principaux enjeux auxquels les travailleuses domestiques ont été confrontées pendant la période la plus critique de la crise sanitaire, notamment en lien avec les contradictions entre proximité physique et distance sociale. 

Le travail domestique rémunéré au Brésil est un fait social total : présent dans toutes les régions, il relie les classes moyennes et aisées aux classes populaires. Si les travailleuses domestiques semblent ainsi transiter entre des mondes qui ne se côtoient pas, ce lien se fait au prix de longs trajets quotidiens. Les déplacements des travailleuses dans la ville entre leur domicile et leur travail, durant lesquels elles passent des heures dans des transports en commun bondés, contrastent avec leur isolement sur leur lieu de travail. De plus, les pouvoirs publics, qui privilégient le respect de la propriété privée au détriment des droits des travailleuses, s’abstiennent de réguler et de contrôler leurs conditions de travail.

Contrairement aux situations analysées par Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970), dans lesquelles le processus de distinction est ancré dans l’expérience territoriale, ici, c’est le territoire-corps des travailleuses qui vit les intersections des oppressions structurelles présentes dans la société brésilienne. Comme le souligne Lélia Gonzalez, celles-ci sont en effet soumises à un processus d’intériorisation de la différence, de la subordination et de « l’infériorité » qui leur sont attribuées (2018). Dans la même optique, bell hooks affirme qu’« être en marge, c’est faire partie d’un tout, mais en dehors du corps principal » (2019, p. 23). En effet, le travail domestique rémunéré occupe une « centralité ex-centrée » dans la société brésilienne (Cleaver, 2022).

Par ailleurs, la division sexuelle et raciale du travail domestique rémunéré s’inscrit dans une continuité historique avec les pratiques de la période coloniale et de l’esclavisation. En ce sens, Françoise Vergès (2020) affirme que le travail de nettoyage/entretien est rattaché à des identités historiques, constituées à partir de l’idée de race, dont les rôles sociaux et les places sociales sont marqués par le contrôle social et le contrôle du travail, dans une logique d’exploitation extractiviste. De même, Preta-Rara (2019) affirme que « la chambre de bonne est le quartier des esclaves moderne ». La « chambre de bonne », que l’on retrouve dans presque tous les logements des classes moyennes et aisées du Brésil, matérialise une compression de l’espace-temps dans laquelle les violences historiques s’imbriquent avec la ségrégation et les inégalités socio-spatiales du présent.

Les enjeux soulevés par la pandémie en matière de politiques publiques ont fait l’objet de plusieurs études, qui ont souligné comment cette crise a approfondi les inégalités raciales et de genre. La surcharge de travail reproductif, les risques liés aux métiers en première ligne face au Covid-19, l’augmentation des violences faites aux femmes et la détérioration de la santé mentale sont autant de conséquences graves affectant la vie des femmes (Stefanovic, 2023). Or, si toutes les femmes ont été durement touchées, les travailleuses domestiques l’ont été plus encore (Pizzinga, 2021).

Alors même que l’isolement social était l’une des principales recommandations de l’Organisation mondiale de la santé pour éviter la contamination par le Covid-19, cette catégorie s’est retrouvée prise en étau entre la nécessité de continuer à travailler, avec les risques élevés d’infection liés à la nature de la profession et aux besoins accrus de nettoyage et de désinfection, ou d’arrêter de le faire et de perdre alors sa source de revenus. Pendant cette période, il y eu une forte augmentation des crimes de sequestration de travailleuses domestiques et d’esclavage contemporain (Pinto, 2021 ; Teixeira & Rodrigues, 2022). En outre, la fermeture des écoles, comme mesure de santé publique, a encore aggravé la situation des travailleuses. Elle a en effet accru l’exposition de leurs familles à l’insécurité alimentaire dans les cas où elles cessaient de travailler, alors que si elles continuaient à le faire, leur charge de travail pouvait doubler, d’autant qu’elles n’avaient pas toujours quelqu’un à qui confier leurs enfants (Valeriano & Tosta, 2021).

Concernant le marché du travail, la pandémie a entraîné une perte importante de postes d’emploi dans le secteur des services domestiques (graphique 1). Entre le quatrième trimestre 2019 et le troisième semestre 2023 (dernière mise à jour), la réduction du nombre de personnes employées dans ce secteur a été de 357 000 (- 5,8 %). Cette chute a été bien plus prononcée chez les personnes ayant un contrat formel (- 16,8 %) que chez celles sans contrat formel (- 1,5 %). Notons, donc, la tendance vers une plus grande informalité dans le contexte actuel.

Figure 1. Nombre total d’individus de 14 ans ou plus travaillant dans le secteur des services domestiques au Brésil, par trimestre, avant et sans contrat de travail formel (en milliers de personnes). Source : graphique élaboré par Ana Cleaver à partir de la Pesquisa Nacional por Amostra de Domicílios Contínua (PNAD Contínua) / IBGE.

La tendance à la baisse du nombre de personnes employées entre le quatrième trimestre 2019 et le troisième trimestre 2020 semble avoir concerné toutes les catégories socioprofessionnelles au Brésil, à l’exception du secteur public. Les données indiquent également une augmentation des embauches dans tous les secteurs et catégories depuis lors, le nombre de personnes employées actuellement dépassant globalement celui observé au quatrième trimestre 2019, ce qui n’est pas le cas pour les emplois domestiques. 

Compte tenu de l’urgence sanitaire, ainsi que de tous les efforts et appels à la solidarité survenus pendant la période la plus critique de la pandémie de Covid-19, on aurait pu s’attendre à ce que la distance sociale entre les travailleuses et leurs employeurs soit réduite, avec une plus grande reconnaissance sociale et une revalorisation des salaires en conséquence. Les données indiquent pourtant que cette distance sociale[2] s’est creusée. De fait, la reprise de l’embauche de travailleuses domestiques s’est produite avant même le début de la vaccination au Brésil, en janvier 2021, aggravant ainsi le risque sanitaire auquel elles étaient exposées. Par ailleurs, depuis le troisième trimestre 2020, cette reprise a concerné principalement le secteur informel, augmentant ainsi la proportion de travailleuses sans protection sociale.

De plus, il est important de noter qu’environ 45 % des travailleuses domestiques sont les responsables de leur ménage et que près de 20 % d’entre elles s’occupent seules de leur famille, sans la participation d’un conjoint (DIEESE, 2020). La pandémie a donc affecté à la fois la mobilité sociale des travailleuses et celle de leur progéniture. Si l’âge avancé d’une grande partie de la catégorie (plus de 46 % des travailleuses domestiques ont plus de 45 ans) est un facteur de risque supplémentaire en situation de crise sanitaire, les taux de décrochage scolaire et la crise économique observés sur la période suscitent également des inquiétudes quant aux générations futures (Valeriano & Tosta, 2021). Un retour au cercle vicieux de la reproduction sociale du travail domestique, marquée par les inégalités, la pauvreté, le faible niveau de qualification et le manque d’opportunités, est à craindre. Ce cercle vicieux avait notamment été atténué, entre 2003 et 2015, grâce aux politiques publiques d’accès à l’éducation et à la formation professionnelle.

Compte tenu de l’histoire de longue durée relative à l’exploitation des femmes employées dans le service domestique, de la complexité des défis auxquels sont confrontées les travailleuses et de la portée sociale d’une éventuelle amélioration de leurs conditions de vie et de travail, les travailleuses domestiques rémunérées organisées ont toujours lutté pour leurs droits et manifesté la nécessité de l’avancement et du respect du cadre protectif, en plus de la promotion de leur reconnaissance sociale. Or, c’est justement ce cadre déficitaire de droits et de reconnaissance qui maintient la distance sociale dans ce travail de proximité dans l’espace intime. 

À cet égard, les travailleuses reveindiquent des politiques publiques spécifiques pour la catégorie, en tant que groupe prioritaire, afin de pouvoir accéder au « travail décent » (Somavia, 1999 ; Sanches, 2009). En outre, tant que l’État brésilien ne garantira pas des droits effectifs à cette catégorie socioprofessionnelle, en plus des politiques et des services publics dans le domaine socio-reproductif, les travailleuses domestiques continueront à porter cette responsabilité à sa place.  Force est de constater que pendant la crise sanitaire, la Fédération nationale des travailleuses domestiques (FENATRAD) a entrepris une série d’actions afin de susciter un débat sur les conditions de travail et de vie de la catégorie et de rendre visible la situation de millions de femmes brésiliennes (Pinto, 2021). Face à l’omission des pouvoirs publics, les travailleuses domestiques organisées œuvrent pour que la proximité physique caractéristique de leur activité n’entraîne plus une distance et une hiérarchie sociales aussi inégalitaires.

Références bibliographiques :

Chamboredon J.-C. & Lemaire M., 1970. « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, 11-1, p. 3-33, https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1970_num_11_1_1610

Cleaver A. J. T., 2022. « Colonialidade do poder e precariedade governamental: uma reflexão sobre o Estado brasileiro à luz do trabalho doméstico remunerado », Cadernos de Campo: Revista de Ciências Sociais, n° 32, 2022, p. 109–136, https://periodicos.fclar.unesp.br/cadernos/article/view/15787

Departamento Intersindical de Estastistica e Estudios Socioeconomicos – DIESSE, 2020. « Quem cuida das cuidadoras: trabalho doméstico remunerado em tempos de coronavírus ». Estudos Pesquisas, nº 96, São Paulo, juillet.

Gonzalez L., 2018. Primavera para as Rosas Negras: Lélia Gonzalez em primeira pessoa, São Paulo, Diáspora Africana.

hooks b., 2020 [2015]. E eu não sou uma mulher?: mulheres negras e feminismo, traduit de l’anglais (EUA) par Bhuvi Libanio, [ed. orig. Ain’t I a woman? black women and feminism, 2nd ed., Routledge], 7ª ed., Rio de Janeiro, Rosa dos Tempos, 319 p.

Pinto C. P., Acciari L. B., Jurema G., Pereira L. B., Castro M. G. & Monticelli T. A. (dir.), 2021 Os sindicatos das trabalhadoras domésticas em tempos de pandemia: memórias da resistência, Santa Maria, FACOS/UFSM.

Pizzinga V. H., 2021 « Vulnerabilidade e atividades essenciais no contexto da COVID-19: reflexões sobre a categoria de trabalhadoras domésticas »Revista Brasileira de Saúde Ocupacional, vol. 46, n° 25, https://www.scielo.br/j/rbso/a/8GBS7nSVTGR3NyGcnMSsC6v/?lang=pt.

Preta-Rara, 2019. Eu, Empregada Doméstica: a senzala moderna é o quartinho da empregada, Belo Horizonte, Letramento.

Sanches S., 2009 « Trabalho doméstico: desafios para o trabalho decente », Estudos Feministas, Florianópolis, vol. 17, n° 3, p. 879-888,  https://www.scielo.br/j/ref/a/7ZxXCSyZFMZWNnQNq46tSQt/?lang=pt.

Somavia J., 1999. « Memoria del Director General: Trabajo decente »87ª Conferencia Internacional del Trabajo, Ginebra, Oficina Internacional del Trabajo, http://www.oit.org/public/spanish/standards/relm/ilc/ilc87/rep-i.htm .

Stefanović A. F. (dir.), 2023. « Caring in times of COVID-19: a global study on the impact of the pandemic on care work and gender equality », Project Documents (LC/TS.2022/82/Corr.1), Santiago, Economic Commission for Latin America and the Caribbean (ECLAC).

Teixeira A. & Rodrigues P. d. S., 2022. « ‘Limpar o mundo’ em tempos de Covid-19: trabalhadoras domésticas entre a reprodução e a expropriação social », Sociologias, ano 24, n° 60, mai- ago 2022, p. 170-196, http://doi.org/10.1590/18070337-121566 

Valeriano M. M. & Tosta T. L. D., 2021. « Trabalho e família de trabalhadoras domésticas em tempos de pandemia: Uma análise interseccional », Civitas – Revista de Ciências Sociais, vol. 21, n° 3, 2021, p. 412-422,https://revistaseletronicas.pucrs.br/index.php/civitas/article/view/40571.

Vergès F.,  2020 [2019]. Um Feminismo Decolonial, traduit du français (France) par Jamille Pinheiro Dias et Raquel Camargo, [ed. orig. Un féminisme décolonial, La Fabrique Éditions], São Paulo, Ubu Editora, 144 p.

Vidal D., 2007. Les Bonnes de Rio : emploi domestique et société démocratique au Brésil, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion.


[1] Les femmes correspondent à plus de 90 % de cette catégorie socioprofessionnelle, raison pour laquelle je m’y réfère au féminin.

[2] Il s’agit de la contradiction entre proximité physique (travail dans l’espace de l’intime) et distance sociale (hiérarchisation et différentiation socialement construites qui légitiment l’exploitation des travailleuses)

Pour citer cet article :

TEODORO CLEAVER Ana Julieta « « Si loin, si proche : distance sociale et proximité physique dans le travail domestique rémunéré au Brésil pendant la pandémie de Covid-19 », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/06/01/care-ac25/