Explorer les cartographies du care à travers le dessin ethnographique : une approche attentive aux corps-territoires en proie à la violence sociale

Caring Cartographies through Ethnographic Drawing: Tending to Body-Territories Amid Social Violence

Gerardo Perfors Barradas
〉Docteur en géographie politique et culturelle
〉Chercheur associé 〉Laboratoire Médiations – Sciences des lieux, sciences des liens 〉Sorbonne Université
〉UMR CERAPS 〉 Université de Lille

〉Gerardo.Perfors@univ-lille.fr 〉

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Mots clés : dessin ethnographique, corps-territoires, care, LGBTQ+, Ville de Mexico

Abstract: This article explores the application of care as an ethical and methodological approach in geography, grounded in feminist methodologies that challenge extractive academic practices. It specifically discusses how care is integrated into ethnographic drawing, emphasizing respectful engagement with individuals in contexts of social violence. The text delves into a field study conducted in an unauthorized LGBTQ+ market in Mexico City during the summer of 2022. This market served as a site of self-care and resistance against heightened social violence during the COVID-19 pandemic. The ethnographic drawings not only illustrate the physical and emotional landscapes of the subjects (referred to as « body-territories ») but also emphasize a collaborative representation that respects the dignity of participants and the situated perspective of the researcher. Additionally, the article critiques the conventional scientific claims of objectivity and neutrality, proposing a less hierarchical relationship in fieldwork to transform socio-spatial relations, highlighting the interconnectedness of bodies and territories. It proposes an effort to conduct research on them that is free of domination.

Keywords: body-territories, care, ethnographic drawing, LGBTQ+, Mexico City

Le care[1],[2], que l’on peut traduire comme « le soin » ou « l’attention » s’ancre dans les méthodologies féministes, établissant une alternative aux approches extractivistes souvent privilégiées dans le contexte de l’université marchandisée. Cet article expose ma vision et ma pratique d’une géographie du care. Celle-ci est comprise comme une praxis axée sur les connexions et leur qualité, et a été inspirée par la vision du care de Tronto (1993), et la notion de corps-territoire des géographes féministes décoloniales latino-américaines (Zaragocin et Caretta 2021). Une application de cette approche est présentée à travers une étude de terrain à Mexico réalisé durant l’été 2022 portant sur le « self-care » dans un marché clandestin LGBTQ+ comme méthode de résistance face à la violence sociale exacerbée par la pandémie de COVID-19. Le dessin ethnographique des corps-territoires émerge comme une technique du carepermettant une mise en relation respectueuse de la dignité des enquêté·e·s, grâce à des représentations collaboratives ne cachant pas la perspective située des chercheur·euses.   

1.             Le Care, une éthique et une méthodologie du soin 

Un collectif de géographes féministes nord-américaines (Mountz & al., 2015) a critiqué la prétendue objectivité et neutralité de la science, souvent utilisée pour défendre les intérêts des secteurs dominants de la société. Pour des chercheuses (Coutras, 2002 ; Lieber, 2008), ayant travaillé le continuum de violences territoriales et sexuelles dans les territoires marginaux, l’éthique du care dans les travaux de terrain implique une mise en relation « aussi peu hiérarchisée que possible », afin de transformer les rapports socio-spatiaux. Cette perspective est complémentaire de celle des « corps-territoires », développée par des féministes décoloniales latino-américaines. Elles affirment que « les corps sont des territoires vivants », et que « le territoire en tant que corps social doit s’intégrer au réseau de la vie » et être conçu comme « évènement éthique » excluant la domination. De ce fait, « l’accueil en tant que responsabilité est la seule proposition viable pour aborder le territoire » (Cruz Hernández, 2016).  Dans ces idées, on reconnait la définition du care proposée par Tronto : une « activité qui comprend tout ce que l’on fait pour maintenir, perpétuer, et réparer notre monde afin d’y vivre de la meilleure façon possible » (1993, p. 103). 

Ainsi, le care est une attitude éthique et méthodologique dans mon positionnement, la mise en relation avec les participant·e·s de ma recherche, et ma façon de les approcher.  Cette posture implique des défis, mais aussi un potentiel pour enrichir les rapports au terrain. Le contexte de précarité, de violence sociale, et de clandestinité dans mon terrain à Mexico en 2022 permet d’illustrer mon propos.  

2.             Care et impact du COVID-19 dans les corps-territoires LGBTQ+ précaires à Mexico 

Les conséquences du manque de care lors de la pandémie de COVID-19 et sa gestion sur les personnes non hétérosexuelles au Mexique ont été étudiées initialement dans des grandes études quantitatives (notamment Mendoza Pérez, 2021). Ces études suggèrent que la proximité forcée avec des familles hostiles a pesé lourdement sur beaucoup de personnes LGBTQ+ pendant la pandémie. Même si les conditions de passation de ces enquêtes (sur internet et auto-administrées) sont à l’origine de biais qui excluent les populations plus marginalisées, il en découle que, pour beaucoup de personnes aux sexualités non normatives, les familles et l’État ne prennent pas soin d’eux. Pire encore, ils peuvent subir des violences de leur part. 

Mon terrain de recherche était un marché clandestin dit « sexo-dissident » appelé « la Tianguis » (« La marché » en espagnol mexicain, féminisant le substantif masculin). Ce marché non-autorisé se situe au niveau d’un important nœud de transport de Mexico (métro Insurgentes) (figure 1), non loin du quartier gay et de la bourse et à proximité d’une rue passante. Cette localisation est bénéfique pour le marché, mais produit des tensions avec des vendeurs ambulants liés à la mafia. Le site est en face du ministère de Sécurité citoyenne de la ville de Mexico, chargé des activités de police locale. J’y ai passé trois mois durant l’été 2022, y allant tous les jours pour faire des portraits que je donnais à prix libre. 

Figure 1. Image de satellite du marché et ses environs (Conception G. Perfors 2022)

Le lieu a été occupé sans la permission des autorités ou des mafias, et de nombreuses tentatives violentes ont eu lieu de part et d’autre pour déloger les occupants, qui se sont défendus physiquement et médiatiquement. 

Lors de ma première venue, le lieu m’a paru extrêmement intéressant, mais également compliqué (figure 2). Les photos sont strictement interdites et les murs sont remplis de phrases combatives et de critiques envers les « bourgeois hétéro-cis blancs », catégories auxquelles certaines personnes m’associent de façon erronée au Mexique. En même temps, des phrases comme « Si l’État ne prend pas soin de toi, alors moi je le ferai » ou une peinture rendant hommage aux victimes du VIH me montraient un côté attentif et résistant face au continuum de violence. C’était donc un lieu menant une lutte au cœur de la ville, mais le risque était d’être perçu comme un ennemi.    

Initialement, j’ai observé et fait des dessins avec une certaine distance. Sans grand espoir, et sans donner des détails sur le site, j’ai montré le dessin de la figure 2 dans un atelier ethnographique à l’université FLACSO, où avec surprise, une anthropologue du public a reconnu le lieu, et a proposé de me mettre en contact avec un membre du marché, me permettant d’être accepté en tant que membre de la communauté LGBTQ+ et dessinateur de portraits. 

Figure 2. Premières impressions du marché (Conception : G. Perfors 2022)

3.             Dessins de corps-territoires en résistance : une cartographie d’espaces vivants  

Le dessin ethnographique s’est avéré une méthode porteuse de l’éthique du care des corps-territoires. En effet, des géographes français (Faure & Luxembourg, 2023 ; Roussel & Guitard, 2012) ont identifié des avantages dans le dessin comme technique de recherche, entre autres par la présence prolongée et visible des chercheur·euses le pratiquant dans leurs terrains. Cette démarche « lente » est associée au soin de soi-même et des autres plaidée par des géographes féministes nord-américaines (Mountz & al. 2015), et facilite les démarches participatives. De plus, avec une déroulée progressive où les résultats sont directement visibles pour les enquêté·e·s, c’est une technique adaptée aux collaborations, donnant une voix aux enquêté·e·s dans la constitution et l’analyse des données, représentant une démarche attentive et concernée. Enfin, la représentation des corps enrichit les données verbales (Zaragocin & Caretta, 2021). 

Trois portraits des occupants du marché me semblent pertinents pour démontrer les enjeux du care et comment le dessin ethnographique y est adapté. Dans les trois cas, le dessin du portrait a été un moment important pour développer un lien de confiance et une mise en relation attentive. La séance de dessin est alors un type d’entretien, à partir duquel des échanges ultérieurs ont été possibles. Du fait de la relation humaine crée, allant au-delà d’une relation enquêteur·rice-enquêté·e, lorsque c’était dans mes capacités, j’ai essayé de les soutenir face à leurs problématiques. 

Les personnes des dessins suivants ont toutes données leur consentement pour l’utilisation de leurs portraits et des informations de leurs entretiens pour mes activités de recherche. Deux l’ont fait par écrit et une l’a fait dans un entretien enregistré. Pour les questions concernant l’anonymisation des récits et la possibilité de reconnaissance des personnes dessinées, je me suis référé au travail de Jerolmack (2019). J’ai choisi une personne dans une situation très difficile (fortement anonymisée et proche d’un idéal-type weberien) et deux autres qui ont su surmonter des défis considérables. Contrairement à la photographie, qui capture tout ce qui est mis devant son angle de vue, le dessin impose des choix, qui, dans mon cas, étaient en partie motivés par des questionnements du care : comment transmettre la dignité des personnes méprisées et violentées par la société ? 

Une situation intéressante montrant mes choix mais aussi l’aspect collaboratif dans la création des données est la remarque faite à quelques reprises par les enquêté·e·s sur leurs portraits. « Tu nous rends plus beaux ». En effet, sans vouloir transformer l’essence des personnes dessinées, j’ai choisi de les sublimer. C’était un choix mi-conscient et les commentaires m’ont aidé à l’assumer pleinement.    

3.1          Dessiner la vie dans la rue et le manque de soins de santé

Puma[3], 28 ans (femme trans), a été élevée par sa grand-mère dans un village de l’Ouest avant de s’installer chez ses parents près de Mexico. Expulsée et devenue maquilleuse, elle a été sollicitée financièrement par sa mère après l’incarcération de son père pour meurtre. Lors de sa libération anticipée, son père l’expulse à nouveau, détruisant son matériel professionnel. Ayant perdu son travail pendant la pandémie, Puma se retrouve à la rue, armée de couteaux, de chaînes ou de crochets pour se défendre. Elle survit en commerçant ce qu’elle peut marchander en tant que personne dans la rue et consommatrice de drogues[4]. Souffrante, mais exclue du système de santé, elle collectait des dons pour acheter des anti-douleurs. J’ai trouvé un médecin prêt à la soigner gratuitement, mais qui exigeait un sevrage de 72 heures, qui s’est avéré impossible. La veille de mon retour en France, une tentative dans une clinique publique échoue car elle ne pouvait quitter son poste au marché. 

Figure 3. Portrait de Puma (Conception : G. Perfors 2022)

3.2          Dessiner l’expression de la joie et de la créativité face au VIH et à la précarité 

Luna, un homme gay de 30 ans né dans la banlieue et fils d’un maçon licencié pour syndicalisme, a abandonné ses études universitaires de lettres suite à une déception amoureuse. Lors de notre rencontre, il était réinscrit à l’université, écrivant des poèmes et participant à des slams, mais il traversait une période difficile après une fausse accusation de vol menant à son licenciement. Premièrement impliqué dans la Tianguis par solidarité, il en était réduit à vendre ses livres, vêtements et jouets d’enfance. Luna avait appris sa séropositivité juste avant la pandémie mais était devenu indétectable grâce aux antirétroviraux. Il peinait à subsister, perdant du poids. J’ai partagé des repas avec lui et traduit un de ses poèmes sur les liens d’empathie entre gays de banlieue victimes de violence[5]. Un mois et demi après notre rencontre, les objets présumés volés ont été retrouvés et Luna a récupéré son emploi.

Figure 4. Portrait de Luna (Conception : G. Perfors, 2022)

Cohérent avec ma démarche collaborative et attentive, il m’est arrivé deux fois que des enquêté·e·s me dessinent également. La figure 5 montre le dessin que Luna a fait de moi au marché. Il a choisi de ne pas montrer l’endroit où nous étions, mais de rajouter une guirlande et des fleurs avec la phrase « He’s like a rainbow ». 

Figure 5. Portrait de Gerardo Perfors par un des enquêtés (Conception : « Luna » 2022) 

3.3          Dessiner le sens des affaires et la maîtrise des dispositifs institutionnels

Kennan, 26 ans, se définissant comme non-binaire, a une histoire remarquable. Orpheline et né·e avec un handicap moteur et visuel, elle a été opérée à trois ans pour qu’ielle puisse marcher. Après plusieurs maltraitances dans des foyers, elle a vécu dans la rue et les égouts entre 9 et 11 ans, avant d’être institutionnalisée pour ensuite s’échapper à 15 ans pour vivre chez un couple de professeurs. Avec leur soutien, iel a commencé une licence en histoire. Avant la pandémie, elle a occupé des emplois mal payés. Le dernier était dans un musée, mais iel a été licencié·e durant la pandémie.

Figure 6. Portrait de Kennan (Conception : G. Perfors, 2022)

Kennan est une réussite impressionnante du marché. Iel a développé un modèle d’affaires en vendant des affiches de séries et de groupes musicaux. Connaissant bien ses droits, iel a accédé à des soins médicaux et juridiques gratuits, aidant sa sœur contre un partenaire violent. Autonome, Kennan n’avait pas besoin de ma solidarité, mais je me suis proposé pour l’aider avec son mémoire universitaire.

Conclusion

Dans sa vision du care de soi comme combat, Sara Ahmed (2014) considère que, pour certaines personnes, “survivre est un acte radical”. Quelles sont les approches disponibles aux chercheur·euse qui observent la survie de ces personnes et désirent suivre une éthique du care ? Dans mon cas, mes activités et perspectives de recherche ne peuvent outrepasser l’empathie et la recherche du bien-être social comme moteur et objectif à poursuivre. Le dessin ethnographique apparaît comme une façon respectueuse de rendre hommage aux corps-territoires qui se battent contre la violence. Cela implique une socialisation de mon savoir situé, ma mise en relation avec les enquêté·es et le cheminement épistémologique qui me permet de vous partager ma perspective de leur situation. Une tentative, pour reprendre Tronto, de préserver et réparer notre monde. 

Références bibliographiques :

Ahmed S., 2014, « Self-care as warfare», Feministkilljoys.

Coutras J., 2002, « Violences urbaines et restauration de l’identité spatiale masculine », Espace, Populations, Sociétés, n°3, p. 295-307.

Cruz Hernández D.T., 2016, « Una mirada muy otra a los territorios-cuerpos femeninos », Solar: Revista de Filosofía Iberoamericana12, p. 45‑46.

Faure E., & Luxembourg C., 2023, « Écrire, jouer et dessiner la recherche. Coconstruction et diffusion des savoirs par et vers le terrain », Pratiques de formation/Analyses. Revue internationale de sciences humaines et sociales, 66.

Jerolmack C. & Murphy A.K., 2019, « The Ethical Dilemmas and Social Scientific Trade-offs of Masking in Ethnography », Sociological Methods & Research48, 4, p. 801‑827.

Lieber M., 2008. Genre, violences et espaces publics: La vulnérabilité des femmes en question. Presses de Sciences Po. https://doi.org/10.3917/scpo.liebe.2008.01

Luxembourg C. & Noûs C., 2022, « L’éthique du care comme procédé méthodologique et analytique : expérimentations à propos des rapports de genre dans l’espace public à Gennevilliers (2014-2020) », dans Fragments de Géo, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes (GéoTraverses), p. 187‑198.

Mountz A., Bonds A., Mansfield B., Loyd J., Hyndman J., Walton-Roberts M., Basu R., Whitson R., Hawkins R., Hamilton T. & Curran W., 2015, « For Slow Scholarship: A Feminist Politics of Resistance through Collective Action in the Neoliberal University », ACME: An International Journal for Critical Geographies14, 4, p. 1235‑1259.

Ramírez-García T., Oca Zavala V.M. de, & Mendoza-Pérez J.C., 2021, « Las personas LGBT+ durante la pandemia de Covid-19 en México », Revista Mexicana de Sociología84, 1, p. 223‑256.

Roussel F. & Guitard É., 2012, « L’usage du dessin dans l’enquête de terrain en sciences sociales. État des lieux et perspectives depuis la géographie et l’anthropologie (première partie) », Carnets de terrain

Tronto J.C., 1993, Moral boundaries: a political argument for an ethic of care, New York, Routledge, 226 p.

Zaragocin S. & Caretta M.A., 2021, « Cuerpo-Territorio : A Decolonial Feminist Geographical Method for the Study of Embodiment », Annals of the American Association of Geographers111, 5, p. 1503‑1518.


[1] Les citations de textes non disponibles en français ont été traduites par l’auteur. 

[2] Je remercie la Fondation Maison des Sciences de l’Homme de Paris et l’UMIFRE CEMCA à Mexico pour le financement du séjour de terrain postdoctoral qui a permis cette recherche. Je remercie également les évaluateur.ices de cet article pour leurs retours constructifs et bienveillants. Je remercie enfin FM pour la relecture de mon texte et pour son soutien continu.   

[3] Tous les noms qui suivent sont des pseudonymes. Luna est un écrivain émergeant qui accepte et souhaite qu’on le reconnaisse dans cet article, mais je garde son pseudonyme par précaution.   

[4] Au Mexique, la consommation et la possession de drogues pour usage personnel ne sont pas pénalisées (Loi générale de santé, article 478). 

[5] “Démolition contrôlée”, accessible sur www.tinyurl.com/DemoCont .

Pour citer cet article :

PERFORS BARRADAS Gerardo « Explorer les cartographies du care à travers le dessin ethnographique : une approche attentive aux corps-territoires en proie à la violence sociale », 2 | 2024 – Le care : une notion des proximité(s) ?, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/06/01/care-ac22/