Simulation multi-agents pour comprendre l’effet des proximités sur le processus de la commande publique au Maroc

Multi-agent simulation to understand the impact of proximity on the public procurement process in Morocco

Hassan Edman
〉Economiste, Maître de conférences HDR
〉Université Ibn Zohr, Maroc
〉Chercheur au laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences économiques 〉Chercheur associé au centre marocain des études et d’analyse des politiques (CEMAP)

〉h.edman@uiz.ac.ma 〉

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Mots clés : Commande publique, recherche participative, proximités, interactions sociales, simulation multi-agents.

Abstract:

Contemporary economic analysis continues to focus on proximity as a factor influencing the behavior of agents and their institutions. Recent literature has identified various forms of proximity, notably in the customer-supplier relationship, and particularly in the context of public procurement. With this in mind, a participatory research project was carried out by a local authority, bringing together practitioners involved in the public purchasing process and university researchers. The aim was to identify the most influential forms of proximity, and the research method capable of capturing them, taking into account the evolving and complex nature of the process. The results showed that participatory multi-agent modelling is the most appropriate method for capturing, understanding and analyzing a new form of proximity, one that plays a decisive role in the performance of public procurement. This proximity has three characteristics. It is more social/relational, opportunity-based and trust-based.

Keywords : Public procurement, participatory research, proximity, social interactions, multi-agent simulation.

J’ai eu la chance de m’être engagé en double posture, praticien et chercheur, durant la période 2015/2021. J’étais membre actif en tant que chercheur en économie de développement, affilié à des structures de recherche universitaire, et en même temps Élu communal en qualité de vice-président chargé des affaires techniques et des achats. Hormis le coût physique et social des stress et des tensions, la mission de vice-président m’a porté de nouveaux regards sur les questions du développement territorial, notamment vis-à-vis des contraintes du terrain et la réalité complexe et compliquée du territoire.  Un des phénomènes qui m’a préoccupé, est l’effet de proximité remarquable sur la qualité et la performance du processus des commandes publiques engagées par la commune. Il ne s’agit pas uniquement de la proximité géographique, élément juridico-institutionnel clé dans l’exercice des compétences propres des communes et dans leur fonctionnement, mais également d’autres formes des proximités/distances.

L’effet proximités sur la performance du processus de l’achat (Dupuis et al., 2019; Grossetti & Bouba-Olga, 2008; Horvath & Dechamp, 2016; Talbot, 2018; Torre & Rallet, 2004) et bien d’autres phénomènes influents, ont été abordés lors des réunions du bureau du conseil communal. Plutôt que de proposer des solutions, la décision était que je coordonne un collectif de réflexion regroupant des savoirs administratifs et techniques locaux et des savoirs académiques, dans une démarche la plus légère et la plus collégiale possible. 

J’ai proposé, dans un premier temps, de discuter les formes de proximité et leur impact ainsi que la méthode scientifique capable de capter, de manière flexible, les données locales du terrain et de les incorporer dans une démarche d’identification, de compréhension et d’aide à la décision, accessible par les opérateurs administratifs de la commande publique. A la suite de cette proposition, validée par le bureau du conseil, nous avons opté pour des focus group animés par la même commission d’ouverture des plis imposée par la loi[1], et qui représente les principales parties prenantes de la commande publique, auxquels sont invités deux membres d’une structure de recherche conventionnée avec la commune. C’était le centre marocain des études et d’analyse des politiques.

Le choix de focus groupe comme méthodologie qualitative de la recherche action était motivé par sa capacité de confronter les données des expériences et des vécus des participants et les données chiffrées des différents états et documents comptables et financiers (Touré, 2010). Les discussions sont parties de l’hypothèse selon laquelle, la démarche scientifique la plus adaptée aux questions de proximités dans un contexte similaire, ne peut être que participative, flexible, très proche de la réalité et hors toute modélisation économique simpliste.  

La proximité, déterminant qui échappe aux lois et réglementations des achats publics.

Généralement, dans un jeu d’acteurs en relations sociales, la proximité est la situation où la distance est correctement réduite et bonne pour qu’un effet favorisant et intensifiant les interactions productives, s’installe. Au-delà de la proximité géographique, d’autres formes sont à considérer. La diversité des référentiels des distances utilisés, fait apparaître une multitude de formes et d’échelles de proximités, à l’image de la proximité organisationnelle, institutionnelle (Torre & Rallet, 2004), géographique virtuelle (Bourdeau-Lepage & Huriot, 2009) et autres.

Les proximités sont à saisir comme moyen d’accès, de partage, de cohésion et d’intensification des interactions productives et fructueuses. A savoir,  la confiance mutuelle se présente comme catalyseur positif principal de ce rôle (Dupuis et al., 2019). Notamment, La confiance contribue à la création des sociabilités au sein du groupe d’acteurs, réduit les distances relationnelles (Grossetti & Bouba-Olga, 2008) et fait du réseau un réseau social stratégique, de connaissances, de collaboration et d’échanges (Mamavi, 2012).

Notre expérience de gestionnaire des affaires publiques locales confirme encore l’impact non négligeable des proximités ou distances sur l’efficacité et l’efficience des différentes démarches. Au niveau des achats, il y a des fournisseurs en personne[2], des formes juridiques bien déterminées et des profils précis qui donnent plus de satisfaction que d’autres. Ils sont recherchés et privilégiés, de manière officieuse, tant que les lois qui régissent la commande publique au Maroc ne le permettent pas. Ce sont des proximités/distances supra-spatiales, sociales, organisationnelles, institutionnelles, voire cognitives qui tracent et déterminent le modèle de gouvernance de la commande publique. Ces proximités sont dynamiques et évolutives, se nourrissent et s’influencent mutuellement.

Les proximités des intervenants au système d’achats publics, nécessitent être identifiées et analysées dans le cadre de la recherche action. Formellement, au niveau juridique et procédural, le décret et les lois qui régissent les marchés publics au Maroc ne privilégient pas la proximité géographique, de manière claire et nette, comme critère de choix ou élément de la grille de notation des offres. En effet, favoriser la proximité est encore vu par le droit marocain comme discrimination injustifiée et infraction directe du principe de l’égalité de chances. Jusqu’à présent, les critères de l’offre la plus avantageuse répondent encore à des contraintes financières et budgétaires plutôt qu’à des besoins territoriaux et de développement.

Cependant, le législateur marocain recommande, et même impose quelques formes de proximités.  Le décret de marchés publics accorde la priorité, lors de l’examen des offres, aux offreurs et autres collaborateurs, les plus proches à l’environnement du maître d’ouvrage, au niveau spatial ou de taille. Je cite, à titre d’exemple, le fait d’imposer aux fournisseurs des travaux de favoriser la main d’œuvre locale, pour au moins, 10% du total des moyens humains de la commande. Aussi, les acheteurs publics sont obligés d’accorder 30% ou plus (du coût estimatif global) des commandes annuelles à des PME, coopératives et auto-entrepreneurs qui sont des structures proches des acheteurs publics, spatialement, socialement et cognitivement.

 Au Maroc, les deux agents/pouvoirs directs de la commande publique sont l’ordonnateur et le comptable public. L’ordonnateur est généralement le chef de l’exécutoire d’une institution publique à autonomie administrative et financière, qui assume la responsabilité de l’exécution du budget. Il s’agit du ministre, du chef d’établissement public et service d’Etat autonome ou du président d’une collectivité territoriale. De l’autre côté, le comptable public qui représente le pouvoir de contrôle financier de la dépense publique. Dans tous les cas, ce dernier est organiquement dépendant du ministère de finances. Il est représenté souvent par le trésorier général du royaume[3], le trésorier régional, le trésorier provincial ou des percepteurs pour le troisième niveau des collectivités territoriales (communes). Ce qui fait que le contrôle financier de la commande publique est toujours central, même s’il s’agit d’une commande régionale ou locale.

Ensuite, la dépense publique au Maroc implique d’autres agents de rationalités, cadres institutionnels et référentiels cognitifs distancés. Bien qu’ils appartiennent à des sphères différentes, politiques/électorales, administratives/procédurales, financières, associatives/civiles, juridiques, technique/technicistes, et scientifiques/académiques, on remarque des relations sociales qui se nouent conjointement aux interactions tout au long du processus. Ainsi, une nouvelle forme de proximité, à caractère social et relationnel, s’installe et nourrit perpétuellement les autres formes de proximités. Ce sont des proximités d’opportunité (Horvath & Dechamp, 2016), appelées selon le besoin momentané, la nouvelle tactique, un projet commun ou peut être des intérêts individualistes partagés.

En résumé, la dépense publique au Maroc, n’est performante qu’avec des interactions concertatives et collaboratives et des distances cognitives, institutionnelles et organisées les plus réduites possible. C’est ainsi que les parties prenantes des achats publics, trop proches, développent collégialement les conditions pour des échanges facilitateurs de la passation et de l’exécution de la commande. Il s’agit notamment des compétences sociales et des capacités d’apprentissage mutuel, basées sur leurs expériences passées (Dupuis et al., 2019).

Des simulations multi-agents pour identifier, comprendre et optimiser les proximités du réseau de la commande publique.

Comprendre le fonctionnement du système d’acteurs qui interviennent, de manière directe ou indirecte, au processus de l’achat public, permet d’anticiper et de changer la réalité. Plus précisément, une démarche scientifique bien pensée offrira plus de contrôle des effets formels et informels des proximités sur la performance de la commande publique. A cet égard, je propose la modélisation multi-agents qui parait la plus adaptée pour modéliser de manière systémique un environnement à agents de rationalités disparates (le bars et al., 2002). Du fait qu’elle tient compte des complexités, des distances institutionnelles et cognitives des acteurs et de l’hétérogénéité des décideurs finaux qui interviennent.

Au fil du temps, les propriétés du système se transforment, d’autres émergent et d’autres disparaissent, parallèlement à l’évolution des relations sociales et des proximités entre agents. La fonction d’achat public doit être vue et traitée de manière génétique, comme un système complexe dont les caractéristiques et la performance dépendent de la forme et de la structure des interactions entre les entités qui le composent (Phan, 2019). Une autre propriété qui ne peut être captée que par des simulations multi-agents s’attache au fait que la bonne dépense publique n’est pas conditionnée ni par des états d’équilibre des marchés ni par le comportement optimisé des agents (Napoletano, 2017).

La modélisation multi-agents offre aux modélisateurs, dans une optique générative, la capacité de comprendre et de mesurer le pouvoir générateur d’une micro-spécification telle que l’effet des proximités, sur un macro-phénomène à l’image, pour notre cas, de la performance de la dépense publique (Epstein, 2006). Le processus dans sa globalité ainsi que ses aboutissements ne peuvent pas être lus et analysés uniquement par des normes et des règles juridiques et procédurales, sans tenir compte de l’effet reproductif et de recomposition des interactions sociales et des proximités.

Une telle modélisation de la commande publique requière la considération des facteurs de complications, notamment le caractère systémique du réseau d’intervenants et l’effet générateur des proximités et des interactions. De ce fait, trois dimensions importantes doivent être prises en compte : la nature et le nombre de sujets, le processus cognitif et la dynamique (Janssen & Ostrom, 2006).  Les proximités sont de véritables déterminants de ces trois aspects de la modélisation multi-agents de l’achat public, étant donné que la complication se crée par des interactions et des relations sociales très intenses, souvent favorisées par les proximités organisées et cognitives (Talbot, 2018; Torre & Rallet, 2004). De plus, la dynamique du système fait émerger un phénomène cumulatif et d’impacts croisés, par lequel les interactions et les proximités s’alimentent mutuellement (Bourdeau-Lepage & Huriot, 2009). L’avantage de la modélisation multi-agents, par rapport aux autres techniques de modélisation, réside dans sa capacité de repérer et de capter les proximités et les complications émergentes qui se créent au sein du système de l’achat public. D’où la force de la méthodologie, d’autant plus que ces phénomènes ne gardent pas forcément les mêmes propriétés des éléments constituant le système de la commande (Bonabeau, 2002).

En conclusion, bien que la recherche participative représente un atout, pour traiter des questions similaires, là où les comportements, les règles des jeux sur le terrain évoluent dans le temps, la production de connaissances savantes n’est pas toujours facile. Dans cette lignée, Nous avons exploré une nouvelle voie de recherche afin de détecter et analyser une nouvelle forme de proximités impactant la commande publique, et d’en discuter les bases épistémologiques. Ainsi, la démarche participative que nous avons adoptée a permis de dégager deux principaux résultats. D’abord, le fait que la complexité du processus de la dépense publique, la multitude des agents impliqués, formels et informels, le caractère dynamique et évolutif et l’aspect cumulatif des spécifications, nécessitent être captés par la modélisation participative multi-agent. Puis, une proximité sociale à caractère relationnel, d’opportunité et de confiance, parait être très déterminante quant à la performance de la fonction de l’achat public, et requit être analysée et expliquer par un modèle multi-agents.

Références bibliographiques :

Bonabeau E. ,2002. « Agent-based modeling : Methods and techniques for simulating human systems ». Proceedings of the National Academy of Sciences, 99(suppl_3), 7280‑7287. https://doi.org/10.1073/pnas.082080899

Bourdeau-Lepage L., & Huriot J.-M., 2009. « Proximités et interactions : Une reformulation ». Géographie, économie, société, 11(3), 233‑249. Cairn.info.

Dupuis J., Carton A., & Saint Pol S., 2019. « Le rôle des proximités dans la construction des registres de la confiance à travers le cas des relations mairie-usagers citoyens ». Management international / International Management / Gestiòn Internacional, 23(3), 16‑29. Érudit. https://doi.org/10.7202/1062206ar

Epstein J. M., 2006. Generative Social Science: Studies in Agent-Based Computational Modeling (STU-Student edition). Princeton University Press; JSTOR. http://www.jstor.org/stable/j.ctt7rxj1

Grossetti M., & Bouba-Olga O., 2008. « Socio-économie de la Proximité ». Revue d’Économie Régionale & Urbaine, octobre. https://doi.org/10.3917/reru.083.0311

Horvath I., & Dechamp G., 2016. « Quand les pouvoirs publics favorisent la proximité pour stimuler la créativité du territoire ». Gestion et management public, 4 / 4(2), 139‑157. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/gmp.044.0139

Janssen M., & Ostrom E., 2006. « Empirically Based, Agent-based models ». Ecology and Society, 11. https://doi.org/10.5751/ES-01861-110237

Le Bars M., Attonaty, J.-M., & Pinson S., 2002. MANGA: An Agent-Based Simulation To Improve Negotiation between Different Users in Resource Management. An Application to the Water Sharing Problem.

Mamavi O., 2012. « Pilotage de réseaux stratégiques dans les marchés publics ». Revue internationale d’intelligence économique, Vol 4(1), 19‑31. Cairn.info. https://doi.org/10.3166/r2ie.4.19-31

Napoletano M., 2017. « Les modèles multi-agents et leurs conséquences pour l’analyse macroéconomique ». Revue de l’OFCE, 153(4), 289‑316. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/reof.153.0289

Phan D., 2019. « À propos du sens des modèles à base d’agent avec interactions complexes en économie ». Revue de philosophie économique, 20(2), 181‑220. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/rpec.202.0181

Talbot D., 2018. « Proximités et contrôles ». Revue d’Économie Régionale & Urbaine, Décembre (5‑6), 1099‑1119. Cairn.info. https://doi.org/10.3917/reru.185.1099

Torre A., & Rallet A., 2004. « Proximité et localisation ». Économie rurale, 25‑41. Persée https://www.persee.fr.

Touré E. H., 2010. « Réflexion épistémologique sur l’usage des focus groups : Fondements scientifiques et problèmes de scientificité ». Recherches qualitatives, 29(1), 5‑27. Érudit. https://doi.org/10.7202/1085130ar


[1] Décret relatif aux marchés publics N° 2-22-431 BO n° 7184 du 16 chaabane 1444 (09 Mars 2023)

[2] Ce sont des fournisseurs privilégiés par l’administration, et qui viennent les premiers à la tête, particulièrement à la suite de besoins urgents d’achats.

[3] La trésorerie générale du royaume est une direction du ministère de finance.

Pour citer cet article : 

EDMAN Hassan, « Simulation multi-agents pour comprendre l’effet des proximités sur le processus de la commande publique au Maroc », 1 | 2024 – Recherches-actions participatives, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/02/04/simulation-multi-agents-pour-comprendre-leffet-des-proximites-sur-le-processus-de-la-commande-publique-au-maroc/