Engagements dans une recherche participative en santé mentale : Pour une analyse réflexive de la production scientifique

Commitment to Participatory Research in Mental Health. Towards a reflexive analysis of scientific production

Ismaël Bechla
〉Docteur en épistémologie, histoire des sciences et des techniques
〉ENS de Lyon
〉UMR 5317 IRHIM

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Mots clés : épistémologie – réflexivité – émotions – expérience – psychiatrie

Abstract : Psychiatry is a multifaceted field that requires the integration of various disciplines and the experiential knowledge of individuals with lived experience. However, ethnography implies a subjective, emotional and relational commitment that must be the subject of reflexive analysis. The anthropologist’s social position plays a crucial role in data production and should be objectively analyzed.

Keywords : epistemology – reflexivity – emotions – experience – psychiatry

Introduction

Psychiatrie et anthropologie entretiennent des liens théoriques étroits qui ont fait l’objet d’études précoces (Kleinman, 1977 ; Kraepelin, 1904). Par ailleurs, l’anthropologie médicale de la santé mentale peut participer à éclairer les liens entre histoire de la psychiatrie et épistémologie (Lézé, 2013). Les études sur la psychiatrie nécessitent donc de croiser les points de vue (Jenkins, 2018), et soulignent l’apport des recherches interdisciplinaires. L’apport des savoirs expérientiels des (ex)usager.ère.s de la psychiatrie complète ce champ d’analyse, tout en complexifiant l’articulation entre les différents savoirs (Jouet et al., 2023). Ces aspirations scientifiques sont liées à des revendications épistémiques qui interrogent les approches scientifiques traditionnelles (Faulkner & Thompson, 2023 ; Mooney et al., 2023), et l’éthique de la participation dans la recherche en santé (Bueter, 2019 ; Loignon et al., 2018).

Pour saisir la parole des (ex)usager.ère.s de la psychiatrie, il importe de construire une relation de confiance réciproque qui ne se limite pas à la situation de recherche. Cette proximité relationnelle implique un processus réflexif (Marquis & Moutaud, 2020), nécessaire pour visibiliser le cheminement méthodologique dans les sciences humaines et sociales (Becker, 1958). Cet article reprend une partie des perspectives développées lors d’un parcours doctoral (2019-2023), durant lequel j’ai fait partie d’un collectif qui travaillait à la construction d’un dispositif de soin innovant en santé mentale. Loin de revendiquer une objectivité de ma position, j’ai « particip[é] comme tout autre membre aux activités du groupe […] en étant déjà membre au départ » (Anzieu & Martin, 2007, p.125). Mon implication dans le collectif m’a donné accès à des données inaccessibles autrement. Par exemple, du fait de la confiance développée dans les relations de groupe, des entretiens semi-directifs ont été menés sincèrement sur la thématique sensible de l’expérience des troubles psychiques. En retour, il m’a fallu mettre en œuvre une réflexivité conséquente pour analyser le processus d’implication-distanciation avec mon terrain de recherche, à l’image du strong programme de David Bloor (1983).

Logique ethnographique en santé mentale

L’expérience sociale des troubles psychiques a été appréhendée par les sciences humaines et sociales, bien que les auteurs se soient concentrés sur les effets du diagnostic (Hacking, 1995), sur l’institution psychiatrique (Goffman, 1968), ou sur le savoir médical (Foucault, 2003) et moins sur les vécus individuels (Henckes & Majerus, 2022). Car étant donné la complexité méthodologique d’accéder à la dimension expérientielle (Dagron, 2019), et l’importance pour y arriver de s’approcher au plus près des (ex)usager.ère.s (Estroff, 1998 ; Grard, 2011), leurs témoignages arrivent généralement en fin d’enquête après une entrée par l’institution (Velpry, 2008). La mise en œuvre de la recherche sur mon terrain d’enquête procède à l’inverse par une démarche de recherche-action participative (RAP), qui modifie les rapports de savoir/pouvoir au sein du groupe, améliore la réflexivité entre les chercheur.se.s, et enrichie mutuellement recherche et intervention par des allers-retours entre les deux pôles.

L’aspect dynamique du dispositif étudié (de nombreuses phases de rupture ont eu lieu), nécessitait la mise en œuvre d’une méthode ethnographique au plus près du terrain, afin de pouvoir rendre compte des processus interactionnels (Glaser & Strauss, 1967). J’ai également étudié les dimensions sociologique, historique et épistémologique de l’objet de recherche, en vue de l’aborder dans une perspective globale. Ma démarche explicative a été essentiellement inductive, et le recueil de données, tout comme leur modèle explicatif ont interféré réciproquement durant la recherche (Strauss & Corbin, 1990). Lors de la rédaction de ma thèse, il a donc été nécessaire de clarifier dans quelle mesure les résultats obtenus dépendaient de ma subjectivité (Haraway, 1988). Cette analyse était double puisqu’il s’agissait de mener une recherche (doctorale), sur une recherche (RAP), basée sur l’expérience des participant.e.s (dont je faisais partie).

Perspective pratico-réflexive

À l’inverse des approches objectivistes, je considère que les émotions ressenties par le.a chercheur.se, le contexte épistémologique de la recherche, et les enjeux de pouvoir, constituent des outils d’analyse à part entière (Montenegro, 2018). Au cours du recueil des données de terrain, j’ai porté une attention aux émotions des acteur.rice.s, mais aussi à celles que je ressentais. En plus de mes observations de terrain, j’ai tenu un carnet de terrain dédié à mes ressentis qui a enrichi ma réflexion lors de l’analyse des données. J’ai par exemple pu mettre en lien mon état émotionnel à un moment donné, avec des tensions globales qui traversaient le projet, ce qui ne m’avait pas été possible de percevoir à l’instant T. Dans le cadre de ma recherche, j’ai donc apporté une dimension réflexive à ma perception des situations, en tentant d’analyser de quelles façons les interactions dans lesquelles j’étaient impliquées étaient modifiées par ma présence. Lorsque cela était possible, j’ai tenté de déterminer quelles dimensions de mon individualité étaient les plus agissantes dans ce contexte particulier : étais-je plus considéré comme un chercheur ou comme un acteur ? comme un allié ou comme un adversaire ? comme faisant partie d’une même communauté ou d’une communauté opposée ? etc.

 Olivier de Sardan (2000) a montré que toute ethnographie qui s’inscrit dans la durée produit des affects qui agissent sur les résultats. Pour lui, cette affirmation est particulièrement vraie en anthropologie où la production des données est largement déterminée par la subjectivité du.de la chercheur.se. Dans mon cas, la proximité multidimensionnelle avec les (ex)usager.ère.s de la psychiatrie (scientifique, relationnelle, professionnelle, expérientielle) a engendré des changements en profondeur. Par exemple, le fait d’entendre des récits (individuels et collectifs) sur le vécu de la crise psychique, de réfléchir à la complémentarité entre savoirs issus de ces expériences et savoirs théoriques universitaires, m’a fait prendre conscience à la fois de mes zones de fragilité psychiques et de mes privilèges sociaux en tant que doctorant non usager de la psychiatrie. Ainsi, les rapports de pouvoir au sein des espaces collectifs me sont apparus sous un nouveau jour. Ils n’étaient plus seulement l’un des critères d’explicitation dans une situation donnée, mais renvoyaient à des dynamiques larges entre des groupes à géométrie variable. Le statut de doctorant.e, ou d’usager.ère de la psychiatrie, pouvait ainsi être valorisé à certains moments, et dénigré à d’autres. L’expérience de recherche a donc modifié la subjectivité du chercheur en agissant sur le regard que je portais sur la réalité sociale, et sur ma place au sein de cette réalité.

Enjeux sociaux de la production scientifique

Ainsi, les données de recherche sont socialement et subjectivement déterminées. L’étude de la production des faits scientifiques (science studies), issue des pays anglo-saxons, et a été introduite en France au début des années 1980 par l’ouvrage de Callon et Latour La science telle qu’elle se fait : anthropologie de la sociologie des sciences de langue anglaise (1991). S’appuyant sur la philosophie et la sociologie des sciences, l’anthropologie cognitive et l’ethnométhodologie (Chateauraynaud, 1991), les auteurs montrent entre autres que la subjectivité scientifique existe jusque dans les laboratoires de neurologie (Latour & Woolgar, 1988). Cela revient à affirmer que nous ne pouvons pas revendiquer, dans le champ des sciences humaines, une impossible objectivité (Rabier, 2022), et que « science is a cultural product with specific human purposes and implicitly carries those class biases and values which scientists hold as a group » (Fals-Borda, 1987, p.337).

La place sociale des acteurs de la recherche, qu’ils fassent partie ou non du champ académique, doit être questionnée dans un mouvement d’implication/distanciation, afin d’identifier les conditions de production du savoir scientifique. En retour, les chercheur.se.s ne peuvent s’extraire des conséquences politiques de leur travail. La place des savoirs expérientiels des (ex)usager.ère.s de la psychiatrie dans la recherche en santé mentale constitue un exemple paradigmatique des liens entre savoir/pouvoir ; société ; et expérience individuelle. Ils permettent de resituer la réflexivité dans une praxis visant à réduire les rapports de domination au sens large.

Références

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