Eau et Territoire : une méthodologie participative et anticipatrice pour une prise en compte locale des changements globaux

Water and Territory: a participatory and anticipatory methodology for a local consideration of global changes 

Elias Ganivet
〉Chercheur post doctoral, Sciences de l’environnement
〉CNRS et Université de Rennes
〉UMR 6118 Géosciences – Rennes   〉UMR 6590 Espaces et Sociétés – Rennes

〉elias.ganivet@univ-rennes.fr〉

Véronique Van Tilbeurgh
〉Professeure en sociologie
〉Université Rennes 2
〉UMR 6590 Espaces et Sociétés – Rennes  

〉veronique.vantilbeurgh@univ-rennes2.fr 〉

Mélanie Congretel
〉Maîtresse de conférences en socio-écologie
〉Université Rennes 2
〉UMR 6590 Espaces et Sociétés – Rennes  

〉melanie.congretel@univ-rennes2.fr 〉

Laurent Longuevergne
〉Directeur de recherche en hydrogéologie
〉CNRS et Université de Rennes
〉UMR 6118 Géosciences – Rennes 

〉laurent.longuevergne@univ-rennes.fr 〉

 

〉 Article court 〉

Télécharger l'article. 1-2024 Ganivet et al.

Mots–clés : Gestion de l’eau ; Jeu-sérieux ; Relations sciences-société ; Prospective ; Pressions climatiques et anthropiques ; Modélisation numérique.          

Abstract:

Since 2020, a methodology has been developed at the interface of existing approaches, allowing implementing on a local scale a modeling approach aimed at providing a forward-looking aid to decision-making processes concerning water resource management. The methodology tested was (1) interdisciplinary, involving researchers from both the natural and social sciences; (2) participatory, involving a diversity of local stakeholders (users, managers and elected representatives); and (3) anticipatory, using modeling tools and scenarios to confront these stakeholders with the possible future hydroclimatic situation (2070 horizon). The aim of this article is to provide an overview of (1) this approach ‒ called “Water and Territory” ‒ as well as (2) a tool ‒ called “Trajectory Water and Territory” ‒ elaborated in order to support the implementation of the participative dimension and around which the transferability of this approach is organized. The « Water and Territory » approach was tested in Brittany, in the territory of “Lorient Agglomération” and the Scorff and Blavet watersheds. The approach comprises two types of participatory workshops and a modeling phase. A first workshop aims at (1) co-constructing a representation of the hydrosystem and share knowledge about water and global change locally; and (2) identifying solutions potentially suited to the territory. This step is carried out using “Trajectory Water and Territory” ‒ which was partly inspired from existing tools (e.g. Climate Fresk, Wat-a-Game) ‒ in order to provide participants with all the information (from scientific literature and local data) needed to understand the hydrological functioning of their territory. Then, the aim is to integrate a forward-looking dimension through a numerical modeling approach – combining surface water and groundwater with climate constraints and other future anthropogenic pressures (water withdrawals, changes in land cover and land use). Finally, a second participatory workshop aims at presenting modeling results, so that participants can identify desirable scenarios and reach agreements on water-sharing rules.

Keywords: Water management; Serious-game; Science-society relationships; Prospective; Climatic and anthropogenic pressures; Numerical modelling. 

Introduction

Depuis une trentaine d’années, un certain nombre d’approches ont émergé pour venir en appui à des processus de décision collective concernant la gestion durable des ressources naturelles (en particulier de l’eau), parmi lesquels : la modélisation d’accompagnement (Bousquet et al., 1996) ; l’approche COOPLAGE (Ferrand et al., 2021) ; ou la Géoprospective (Houet & Gourmelon, 2014). Ces nouvelles approches permettent, en partie, de répondre aux enjeux posés par l’évolution du contexte hydroclimatique et, plus largement, l’ensemble des pressions anthropiques (autrement nommées changements globaux), afin d’élaborer de nouvelles règles de gestion et de partage de l’eau (Milly et al., 2008 ; Salles, 2022).

Dans ce contexte, depuis 2020, une méthodologie a été développée à l’interface de ces approches, permettant d’ancrer dans les territoires une démarche de modélisation servant d’aide prospective à la décision concernant la gestion de l’eau (Ganivet, 2023). La méthodologie expérimentée était (1) interdisciplinaire par l’implication de chercheurs issus des sciences naturelles et des sciences sociales ; (2) participative par l’implication d’une diversité d’acteurs du territoire (usagers, gestionnaires et élus) ; et (3) anticipatrice par l’usage d’outils de modélisation et de scénarios, afin de confronter ces acteurs à la possible situation hydroclimatique future (horizon 2070). L’objectif de cet article est ainsi de donner un aperçu (1) de cette démarche ‒ nommée « Eau et Territoire » ‒ ainsi que (2) d’un outil élaboré afin de soutenir la mise en œuvre de la dimension participative et autour duquel s’organise l’enjeu de transférabilité de cette démarche.

La démarche « Eau et Territoire » a été expérimentée en 2022 en Bretagne, sur le territoire de Lorient Agglomération et les bassins versants du Scorff et du Blavet[1]. Outre l’évolution hydroclimatique, le contexte géologique cristallin (composé de roches granitiques et schisteuses) de ce territoire ne favorise ni l’accès à la ressource en eau souterraine, ni le stockage sur de longues périodes, accentuant encore plus les impacts de sécheresses soutenues sur les écosystèmes et les activités humaines. Cette démarche visait ainsi à proposer une nouvelle manière de penser la gestion de l’eau sur ce territoire, dans un contexte de multiplication des arrêtés pour sécheresse ‒ entrainant des tensions sur l’approvisionnement en eau, particulièrement en période estivale, et cristallisant des conflits entre acteurs locaux.

La démarche « Eau et Territoire »

L’originalité de la démarche « Eau et Territoire » est de cumuler une dimension participative et prospective pour ensuite effectuer un travail de modélisation ‒ couplant eau de surface et souterraine aux contraintes climatiques et autres pressions anthropiques futures (prélèvements en eau, changements de couverture et d’usages des sols). Dans ce but, la démarche se compose de deux ateliers participatifs et d’une phase de modélisation (Fig. 1). 

Figure 1 : Résumé de la démarche « Eau et Territoire »

Un premier atelier vise à permettre (1) la co-construction d’une représentation de l’hydrosystème et le partage de connaissances sur l’eau et les changements globaux sur le territoire ; et, surtout, (2) l’identification de solutions potentiellement adaptées au territoire. Sur notre territoire d’étude, cet atelier a rassemblé une trentaine de participants aux profils variés : élus et services de l’intercommunalité (eau, environnement, aménagement, développement économique…), gestionnaires des bassins versants, représentants d’associations locales, agriculteurs, et habitants du territoire (notamment des étudiants). 

Par la suite, une partie des solutions identifiées par les participants lors de ce premier atelier (e.g. réduction des prélèvements, limitation de l’artificialisation) est utilisée afin d’élaborer des scénarios d’évolutions possibles pour le territoire ‒ à partir de facteurs impactant significativement les dynamiques hydrologiques : l’étalement urbain, les prélèvements d’eau, les superficies des forêts, et les pratiques agricoles. Ces scénarios prospectifs sont élaborés par l’équipe de recherche coordinatrice[2] dans le but de répondre à certaines hypothèses (de disponibilité en eau en fonction de différentes solutions) formulées par les participants. Des scénarios tendanciels ou d’aggravation sont également proposés afin de servir de comparaison. 

L’enjeu est ensuite de traduire ces scénarios prospectifs à l’aide de modélisations numériques : dans un premier temps à travers une simulation des changements d’occupation des sols (urbanisation, prairies, cultures, forêts) à l’aide du modèle FORESIGHT (Houet et al., 2016) ; et, dans un second temps, en intégrant ces changements à une simulation des quantités d’eau disponibles sur le territoire à l’aide du modèle CWatM (Burek et al., 2020). Cette simulation hydrologique permet notamment de prendre en compte (1) les conditions climatiques futures issues des projections du portail DRIAS (Météo-France, 2021) ; (2) l’occupation des sols et ses évolutions (issues des simulations FORESIGHT) ; (3) les usages de l’eau (définis par les scénarios prospectifs) ; et (4) les échanges d’eau entre les milieux souterrains et la surface. 

Enfin, un second atelier participatif permet la restitution des résultats de modélisation afin que les participants, d’un part, identifient des scénarios souhaitables (à partir de données quantitatives et territorialisées) et, d’autre part, trouvent un accord sur les règles de partage de l’eau. Dans le cas de notre territoire d’étude, cet atelier a permis de rassembler une vingtaine de participants d’origine variée, bien qu’il s’agisse pour partie de personnes n’ayant pas participé au premier atelier. Quatre scénarios prospectifs ont été modélisés et présentés aux participants : un scénario tendanciel (scénario du pire), un scénario sans aucune évolution (pour observer uniquement les impacts du changement climatique), et deux scénarios d’évolutions mettant en œuvre différentes solutions. 

« Trajectoire Eau et Territoire » : un objet de médiation

Dans le cadre méthodologique retenu, un outil, nommé « Trajectoire Eau et Territoire »[3], a été développé afin de servir d’objet de médiation permettant, à la fois, la traduction des connaissances empiriques, scientifiques et administratives, ainsi que l’ancrage dans le territoire des conditions de disponibilité de l’eau. L’hypothèse qui a abouti à l’élaboration de cet outil était que la co-construction des règles de partage de l’eau ne pouvait être robuste que si elle reposait sur une mise en commun des connaissances sur l’hydrosystème local. Cette opération, en plus de construire une vision systémique partagée du bassin versant et de sa disponibilité en eau, permet à chacun de comprendre l’univers cognitif des autres participants.

L’outil fut ainsi élaboré dans le but d’accompagner l’animation du premier atelier. Il synthétise une grande partie des connaissances concernant les systèmes socio-hydrologiques et permet de les adapter au contexte local dans lequel l’atelier a lieu (Fig. 2). Dans le cas de notre expérimentation, il a permis de mettre l’accent sur les caractéristiques biophysiques et sociales du territoire étudié ‒ en particulier son contexte hydrogéologique qui le rend particulièrement vulnérable aux impacts du changement climatique. 

Figure 2 : Aperçu de l’outil « Trajectoire Eau et Territoire » adapté à un contexte breton

« Trajectoire Eau et Territoire » s’inspire en partie d’outils existant à partir desquels il s’hybride. Tout d’abord, suivant le concept « d’ateliers fresques » (comme par exemple la Fresque du Climat[4]), l’outil se compose de cartes dont le but est de mettre à disposition des participants l’ensemble des éléments (issus de la littérature scientifique et de données locales) permettant de comprendre le fonctionnement hydrologique de leur territoire dans son état naturel, puis d’explorer les impacts des activités humaines sur ce territoire. Cependant, à la différence des « ateliers fresques », l’outil ne vise pas à relier les cartes par liens de cause à effet linéaires, mais à les organiser autour d’un plateau représentant un territoire et son bassin versant. L’idée sous-jacente est que les cartes servent avant tout de prétexte pour initier des discussions concernant les enjeux de l’eau sur le territoire.

Ensuite, s’inspirant de la plateforme Wat-a-Game (Abrami & Becu, 2021), l’outil vise également à représenter physiquement les flux d’eau sur le territoire ‒ à l’aide de petits cubes bleus. Cela permet, par exemple, de visualiser l’impact de l’étalement urbain (ou d’autres types de pressions anthropiques) sur le partitionnement entre infiltration et ruissellement. L’outil est modulable et permet de s’adapter aux spécificités et enjeux propres à chaque territoire (e.g. zones humides, géologie, manteau neigeux, usages de l’eau) grâce à de nombreuses extensions. Enfin, et surtout, l’outil vise à identifier collectivement des potentielles leviers d’action pour le territoire et à les hiérarchiser à partir de trois extensions : solutions techniques, solutions fondées sur la nature et solutions sociales[5]

Enfin, de manière dérivée de son utilisation initiale, l’outil a également été utilisé partiellement pour servir d’objet de médiation lors du second atelier de notre démarche, permettant de restituer en partie les résultats de modélisation en termes de quantités d’eau ‒ à l’aide de cubes bleus qu’il était possible de déplacer entre différents stocks sur le plateau de jeu pour affiner l’identification des leviers d’adaptation possibles. 

Conclusion et perspectives

Après une première expérimentation, il apparaît que l’intérêt de la démarche a été validé, à la fois, par les participants aux ateliers et par l’ensemble de l’équipe de recherche coordinatrice. Sur le territoire étudié, ce travail a permis de quantifier les impacts du changement climatique localement et d’identifier des leviers d’adaptation (notamment sur les prélèvements d’eau et l’aménagement du territoire). Même si cette démarche n’émanait pas directement d’une demande des acteurs locaux, les résultats obtenus ont néanmoins contribué à l’élaboration du Plan de Résilience Eau de Lorient Agglomération, adopté en juin 2023 (Lorient Agglomération, 2023). De plus, cette démarche (combinée à la sécheresse de 2022) a renforcé la volonté de Lorient Agglomération d’adopter une approche plus transversale entre ses différents services, tout comme cela a permis à certains élus de questionner le rapport entre le nombre de personnes à accueillir et la disponibilité en eau (Ouest-France, 2023), sujet très peu évoqué jusque-là.

Se pose à présent la question de la reproductibilité de la démarche, ce qui est actuellement exploré au sein d’un nouveau projet, pour qu’elle soit en capacité de s’adapter aux configurations spécifiques d’autres territoires. L’outil « Trajectoire Eau et Territoire », quant à lui, est déjà rentré dans une phase de transfert sur de nombreux territoires. Certes, en l’absence de modélisation, il ne permet pas quantitativement de définir des scénarios précis pour le territoire, mais il sert à partager des connaissances, auprès des acteurs de l’eau et plus largement du grand public, sur le cycle de l’eau, sa gestion et les enjeux posés par le nouveau contexte hydrique sous contrainte. Il permet également l’identification de solutions potentielles propres à chaque territoire, en vue de favoriser les prises de décision, articulant les univers cognitifs des participants en ancrant les connaissances dans leur univers familier. L’outil est ainsi actuellement mobilisé en amont de l’élaboration de divers documents de gestion (SCoT, PLUi, SAGE…), afin d’offrir un espace de réflexion en transversalité, s’ancrant dans un objectif d’action.

Bibliographie :

Abrami G., Becu N., 2021. Concevoir et utiliser des jeux de rôle pour la gestion de l’eau et des territoires, Sciences Eaux et Territoires, 35, p. 46-53.

Bousquet F., Barreteau O., Mullon C., Weber J., 1996. Modélisation d’accompagnement: systèmes multi-agents et gestion des ressources renouvelables. In: Sept 8–11, 1996, Abbaye de Fontevraud, Colloque International: Quel environnement au XXIème siècle? Environnement, maîtrise du long terme et démocratie.

Burek P., Satoh Y., Kahil T., Tang T., Greve P., Smilovic M., Guillaumot L., Fang Z., Wada Y., 2020. Development of the Community Water Model (CWatM v1. 04) A high-resolution hydrological model for global and regional assessment of integrated water resources management, Geoscientific Model Development, 13, p. 3267–3298.

Ferrand N., Hassenforder E., Aquae-Gaudi W., 2021. L’approche COOPLAGE. Quand les acteurs modélisent ensemble leur situation, principes ou plans pour décider et changer durablement, en autonomie, Sciences Eaux et Territoires, 35, p. 14-23.

Ganivet E., 2023. Eau, territoires et changements globaux : vers une approche systémique et participative de modélisation pour concevoir et agir en complexité, Thèse de Doctorat, Université de Rennes.

Houet T., Aguejdad R., Doukari O., Battaia G., Clarke K., 2016. Description and validation of a “non path-dependent” model for projectingcontrastingurbangrowth futures, Cybergeo: European Journal of Geography, 759.

Houet T., Gourmelon F., 2014. La géoprospective – Apport de la dimension spatiale aux démarches prospectives. Cybergeo: European Journal of Geography.

Lorient Agglomération, 2023. Plan de Résilience Eau – Pour adapter le territoire au changement climatique, Equipe de direction générale et direction de la communication. https://www.lorient-agglo.bzh/fileadmin/user_upload/Services/Eau/PRE/Plan_de_resilience_Eau_Lorient_Agglo.pdf

Météo-France, 2021. Les nouvelles projections climatiques de référence DRIAS 2020 pour la métropole. http://www.drias-climat.fr/

Milly P.C., Betancourt J., Falkenmark M., Hirsch R.M., Kundzewicz Z.W., Lettenmaier D.P., Stouffer R.J., 2008. Stationarity is dead: Whither water management?, Science, 319(5863), p. 573-574.

Ouest-France, 2023. Pays de Lorient. La cohérence territoriale et ses enjeux. https://www.ouest-france.fr/bretagne/lorient-56100/pays-de-lorient-la-coherence-territoriale-et-ses-enjeux-f2a2d728-e207-11ed-927c-dda0dc2dbf6f

Salles D., 2022. Repenser l’eau à l’ère du changement climatique. Annales des Mines – Responsabilité et environnement, 2, p. 32-36.


[1] D’une superficie d’environ 500 km2 pour le Scorff et d’environ 2000 km2 pour le Blavet. La ville de Lorient se situe à la confluence de ces deux bassins versants qui sont à dominante agricole en amont et urbanisés en aval.

[2] A l’origine, ces scénarios devaient également être construits lors d’un atelier intermédiaire, mais l’ensemble de la démarche s’est avérée trop longue alors que les scénarios pouvaient être déduits du premier atelier.

[3] https://eau-et-territoire.org/trajectoire/

[4] https://fresqueduclimat.org/

[5] Au sein de la démarche « Eau et territoire » complète, ces solutions servent ensuite de base à l’élaboration des scénarios prospectifs.

Pour citer cet article : 

GANIVET Elias, VAN TILBEURGH Véronique, CONGRETEL Mélanie & LONGUEVERGNE Laurent, « Eau et Territoire : une méthodologie participative et anticipatrice pour une prise en compte locale des changements globaux », 1 | 2024 – Recherches-actions participatives, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/2024/02/08/eau-et-territoire-une-methodologie-participative-et-anticipatrice-pour-une-prise-en-compte-locale-des-changements-globaux/