Critical approach to the notion of results in participatory action research
Simon Le Roulley
〉Docteur en sociologie
〉Chercheur à l’Observatoire du Droit à la ville
〉UMR 6590 ESO – Caen
〉 Article court 〉
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Mots-clés : Justice épistémique ; participation ; droit à la ville ; analyse institutionnelle ; féminisme
Keywords : Epistemic justice; participation; right to the city; institutional analysis; feminism
Abstract : This contribution offers an expansive definition of « results » to contribute to the discourse on reproducibility and transferability in Participatory Action Research. By questioning the criteriology in social sciences, we introduce a shift through action, drawing on insights from Institutional Analysis and feminist epistemologies. While research results are commonly defined as the knowledge produced and formalized by the researcher, these approaches allow us to question the autonomy of the scientific field relevance of the linear model of science. What we propose is to incorporate the transformation of the investigated situation into the evaluation of results. This necessitates considering evaluation from an epistemic community perspective and, in our case, in favor of social justice.
Les enjeux de transférabilité et de reproductibilité des recherches qualitatives peuvent être abordés de différentes manières. Ce que je propose ici, c’est de les interroger depuis la création de l’Observatoire National du Droit à la Ville. Cette structure de recherche indépendante, régie par le statut associatif, propose de mettre à la disposition des associations et collectifs des compétences de recherche sur les questions urbaines pour répondre aux problématiques qu’ils rencontrent. Dans ce contexte, j’ai essayé de composer une batterie de dispositifs méthodologiques qui reposent sur une épistémologie de la justice sociale, et qui permettent d’envisager l’enquête comme un outil de justice épistémique, à l’intersection de la recherche et de l’éducation populaire. Les exigences pédagogiques d’une telle démarche m’ont conduit à me rapprocher des recherches participatives et des enjeux méthodologiques et éthiques qui les traversent.
Je vais présenter ici une synthèse des réflexions qui m’ont mené à ces démarches, en partant d’une approche critique des notions de transférabilité et de reproductibilité. Depuis cette critique, on essaiera de montrer comment elles dépendent d’une définition réductrice des « résultats », et s’inscrivent dans le « modèle linéaire » de la recherche (Godin, 2014) en s’appuyant sur les travaux des institutionnalistes et les épistémologies féministes ou décoloniales. Cet article vise donc à soumettre à la discussion une définition extensive de la notion de « résultats », et invite à se poser la question de ce que l’on souhaite reproduire et transférer.
1. Des notions dépendantes du linéaire de l’innovation
La question de la reproductibilité des démarches est au cœur de l’épistémologie des sciences sociales. Selon Popper (1973 [1934]), elle constitue la modalité d’accès à la réfutabilité d’une vérité scientifique, critère essentiel qui préside à la scientificité d’une recherche. Cette approche s’inscrit dans une conception particulière de la science à laquelle Adorno s’est opposé lors de la Positivismusstreit (Adorno & Popper, 1979). Le conflit qu’incarne la Querelle ne repose pas seulement sur l’opposition entre induction et déduction, mais également sur la conception du rapport science-société (Adorno, 2016). Alors qu’Adorno défend la nécessité d’une réflexivité sur les déterminations de la recherche et l’inscription de la démarche de recherche dans la totalité sociale, Popper néglige les conditions sociales de production et d’appropriation de la recherche, et pense la science sur elle-même. Cette opposition emblématique entre Adorno et Popper va participer à accentuer la critique du positivisme. Pour autant, les recherches qualitatives restent largement dépendantes de la critériologie des sciences dites « dures » et des modèles hypothético-déductifs – de leur lancement[1] à leur évaluation.
À partir des années 1980, Guba et Lincoln (1986) ont établi une série de critères conçus comme des alternatives critiques à ceux en œuvre dans le paradigme des sciences naturelles. Ces derniers s’avéraient inadéquats pour saisir les nuances des démarches de recherche dans les domaines des sciences humaines et sociales, ainsi que l’orientation épistémologique de leurs chercheurs. C’est dans cette optique que les critères de « transférabilité » ont été élaborés : ils devaient se substituer à la « validité externe », c’est-à-dire au potentiel de généralisation de la relation causale.
Un examen critique de cette critériologie met en garde contre ces critères alternatifs, en ce qu’ils essaieraient de se distinguer des critères positivistes tout en participant de la même logique. C’est ce que Jérôme Proulx (2019) explique à propos de la transférabilité qui suggère que le contexte est embarrassant, qu’il faut se débarrasser du « bruit », que la notion « implique une dimension statique de l’objet et [que] les recherches qualitatives se retrouvent difficilement dans ce positionnement » (p. 56-57). En effet, les démarches qualitatives peuvent être plus ou moins hospitalières à la surprise (Genard & Roca i Escoda, 2013) mais nécessite une attention à la conjoncture (Le Roulley, 2021) et une ouverture à l’imprévu (Beaud & Weber, 1998). Le contexte fait donc partie des données importantes à prendre en compte. C’est pourquoi le « bruit » de la recherche et son volume mettent également en difficulté la notion de reproductibilité qui présage que « c’est la méthode qui commande les résultats et que c’est grâce à elle, et rien qu’à elle, que les résultats sont obtenus » (Proulx, p.58).
Ces notions impliquent alors de considérer les « résultats » de la recherche comme l’ensemble des connaissances produites et formalisées par le chercheur. La méthode y conduit mais le contexte disparait et, avec lui, la transformation de l’objet par la présence du chercheur (Fabian, 2006 [1983]) et les raisons de la démarche scientifique. La transférabilité doit ainsi permettre aux observations et aux mesures d’atteindre un certain degré de généralité concourant, selon le modèle linéaire de l’innovation, à l’applicabilité des résultats. Encore faudrait-il s’accorder sur la pertinence de ce modèle linéaire (Kourany, 2010) qu’ont pu critiquer les épistémologies féministes et décoloniales, mais également des chercheurs issus des sciences de l’éducation.
2. Un décalage par l’action
En France, dans les années 1970, les sciences de l’éducation vont opérer une rupture méthodologique en prenant en compte, parmi les agents du « bruit », un acteur encore peu interrogé. En effet, l’analyse institutionnelle (Lourau,1970) et la socianalyse (Hess, 1975), deux formes de recherche-action, sont guidées par une recherche d’autogestion, aux moyens de dispositifs qui la favorisent : en cherchant la demande toujours dissimulée derrière la commande (Hess, 1975 ; Gillon & Ville, 2014), les chercheurs font redescendre la définition des objectifs de la recherche vers les concernés. Mais leur apport se situe également dans la volonté de produire « un nouveau rapport au savoir, une conscience du non-savoir qui guide notre action » (Lourau,1971, p.19) et qui interroge la façon dont l’État intervient dans la science.
Cette conception de l’État comme agent non-neutre permet un premier décalage du modèle linéaire des sciences, en considérant que leur autonomie est relative. Si l’on peut aisément observer et donc conjurer l’influence de la tutelle d’un commanditaire dans le cadre des recherches dans le privé, la chose est moins évidente concernant l’État dans une société où celui-ci est censé incarner le neutre (Lefebvre, 1976, p.51). René Lourau invite donc, par l’étude des implications, à lever le voile sur l’inconscient étatique. Il s’agit d’interroger les implications du chercheur afin d’atteindre une forme d’objectivation qui ne se résume pas à une « élucidation complaisante de ses privilèges » (Dorlin, 2008, p.30) ce que dénoncent également les épistémologies du standpoint.
Pour les institutionnalistes comme pour les féministes du standpoint, il s’agit bien de faire émerger des voies instituantes en partant de celles-ci, tout en levant le voile sur le hors-texte étatique, patriarcal ou décolonial. L’enjeu est donc collectif. Delphine Frasch (2020) explique ainsi que la position de Patricia Hill Collins, par exemple, ne porte pas tant « sur la reconnaissance modeste des limites de son propre point de vue, mais sur la possible transformation de la recherche par l’ancrage de celle-ci dans un standpoint, c’est-à-dire dans l’élaboration collective d’une vision critique et utopiste à partir de l’expérience de la domination ». C’est pourquoi, pour Sandra Harding (1993) la « situation » favorise une objectivité forte et que l’engagement dans les luttes est essentiel, en ce qu’il permet de sortir des enjeux constitués au sein de sa discipline « pour garder constamment en ligne de mire les expériences et revendications des dominés » (Frasch, 2020, p.73).
Ces deux décalages assument donc un principe de non-neutralité (Harvey, 1984) qui implique une participation active aux phénomènes enquêtés. Cette proposition repose sur deux principes forts : une recherche guidée par la justice sociale, et une réfutation du modèle linéaire. Une critique, à droite, pourra reprocher l’absence d’objectivité de cette recherche de justice sociale. On pourrait l’interroger à propos du modèle de société auquel participe sa démarche scientifique, car « les critères de scientificité d’une recherche sont des critères de validité qui diffèrent selon la conception de la science qui les sous-tend. » (Gohier, 2004). Une critique, à gauche, pourra reprocher le manque de distance, considérant que le producteur de savoirs critiques n’a pas à entrer dans l’action mais seulement à produire des savoirs qui seront appropriés par les mouvements sociaux et la classe politique. Il pourra lui être demandé d’élucider la magie qui permet ces appropriations – d’autant plus dans des temps d’offensives contre les sciences sociales (ARSS, 2022).
3. Droit à la ville et justice épistémique
C’est depuis ces réflexions que j’ai essayé de penser un ensemble de dispositifs qui permettent d’interroger l’évaluation d’une Recherche Action depuis une définition extensive des « résultats » qui intègre « la construction de rapports plus égalitaires entre chercheur·es de carrière et chercheur·es profanes dans la production des connaissances scientifiques » et « l’émancipation des groupes sociaux historiquement marginalisés » (Godrie, Juan, Carrel, 2022, p.12). L’évaluation d’une RA peut-être assez simple en ce qu’elle se « distingue des autres types de recherche par son objectif de produire un changement dans une situation concrète », et du fait de l’intégration de « l’action au processus de recherche afin que le changement souhaité se produise pendant la recherche » (Gohier, 2004, p.10). En ce sens, on peut estimer la réussite d’une RA depuis les objectifs réalisés et l’évaluation du dispositif. Pourtant, ce que l’on cherche à reproduire, ce ne sont pas les dispositifs, mais ce qui diffère (Lefebvre, 1970) à l’échelle du groupe, du contexte, des trajectoires. La dimension pédagogique et le recours à une recherche par ateliers depuis des techniques issues de l’éducation populaire favorisent aussi bien l’acquisition de compétences que l’appropriation du savoir co-produit par les enquêtés-enquêteurs. Le résultat le plus satisfaisant dans ce cas pourrait être la reproduction d’une recherche indépendante du chercheur. L’implication et les recherches par co-construction, visant un objectif de réduction des inégalités épistémiques, et les autres dispositifs que nous expérimentons, demandent d’intégrer aux résultats le respect de la « politique de recherche » menée, c’est-à-dire d’évaluer l’amélioration de la situation ou l’émergence d’une mobilisation, mais aussi l’émancipation des obstacles épistémologiques pour le groupe et le chercheur, c’est-à-dire la différence produite. Cette évaluation ne peut donc se satisfaire des modes d’évaluation académiques : la transférabilité, dans ce cas, laisse place à l’institution d’une communauté épistémique en faveur de la justice sociale.
Bibliographie
Adorno T. W., Popper, K., 1979. De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Editions Complexe.
Beaud S. & Weber F., 1998. Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte.
Dorlin E., 2008. Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain 1975-2000, Paris, L’Harmattan.
Frasch D., 2020. « Les feminisms du standpoint sont-ils matérialistes ? », Nouvelles questions féministes,Vol. 39.
Genard J-L. & Roca i Escoda M., 2013. « Le rôle de la surprise dans l’activité de recherche et son statut épistémologique », SociologieS [En ligne], Dossiers, mis en ligne le 19 novembre 2013, consulté le 04 janvier 2024
Gilon C. & Ville P., 2014. Les arcanes du métier de socioanalyste institutionnel, Sainte-Gemme, Presses Universitaires de Sainte-Gemme.
Godin B., 2014. « Invention, diffusion and linear models of innovation: the contribution of anthropology to a conceptual framework », Journal of Innovation Economics & Management, n°15, pp. 11-37
Godrie B., Juan M., Carrel M., 2022. « Recherches participatives et épistémologies radicales », Participations, n°32, 11-50.
Gohier,C., 2004. « De la démarcation entre critères d’ordre scientifique et d’ordre éthique en recherche interprétative », Recherches qualitatives, 24, 3–17.
Harding S., 1993. « Rethinking standpoint epistemology », in Alcoff L. & Potter E. Feminist epistemologies,New-York/London, Routledge.
Harvey D., 1984. « On the history and present condition of geography : an historical materialist manifesto », The professional geographer, vol. 36, n°1, pp. 1-11
Hess R., 1975. La socianalyse, Paris, Éditions universitaires.
Kourany J. A., 2010. Philosophy of sciences after feminism, Oxford university press.
Le Roulle S., 2021. Introduction à la sociologie d’Henri Lefebvre, Lormont, Le Bord de l’Eau.
Lefebvre H., 1970. Le manifeste différentialiste, Paris, Gallimard.
Lefebvre H., 1976. De l’État (T.1), Paris, Gallimard.
Lincoln Y. S. & Guba, E. G., 1986. « But is it rigorous? Trustworthiness and authenticity in naturalistic evaluation » in D. D. Williams (Éd.), Naturalistic evaluation (pp. 73-84). San Francisco, CA : Jossey-Bass.
Lourau R., 1970. Analyse institutionnelle, Paris, Payot.
Popper K., 1979 [1934]. Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot.
Proulx J., 2019. « Recherches qualitatives et validités scientifiques », Recherches qualitatives, 38(1), 53–70.
[1] Quiconque a déjà entamé un dossier pour l’ANR ou l’ERC s’en sera rendu compte.
Pour citer cet article :
LE ROULLEY Simon, « Approche critique de la notion de résultats en recherche-action participative », 1 | 2024 – Recherches-actions participatives, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/ ark:/84480/ 2024/01/17/approche-critique-de-la-notion-de-resultats-en-recherche-action-participative