Gaspard Ostian
〉Doctorant en géographie
〉Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
〉UMR CNRS 8586 PRODIG 〉
Article court 〉
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En arrivant à Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, en janvier 2021, je suis immédiatement fasciné par la découverte du nouvel espace urbain qui s’organise sous mes yeux, et ce dès la sortie de l’aéroport. Cette impression ne me quittera pas durant les quelques mois passés sur place. Venu pour travailler sur le secteur des transports dans la métropole du Grand Abidjan, c’est notamment la question des mobilités qui retient mon attention. Etant certes familier de certains modes du paysage des transports urbains abidjanais, comme les bus de la compagnie publique SOTRA, ou les véhicules individuels, je découvre en parallèle entièrement le fonctionnement des woro-woro (taxis collectifs), gbakas (minibus de transport), des pirogues sur la lagune, tricycles, et autres véhicules à traction animale qui sillonnent la première ville ivoirienne, et qui entrent dans la définition de ce que Xavier Godard (2002) appelle le « transport artisanal ».
Avec le recul, je suis mieux en mesure d’analyser ce qui m’a passionné en arrivant dans cette ville : c’est la découverte d’un environnement urbain au fonctionnement qui m’apparaissait structurellement différent de ce que je connaissais jusque-là. Ayant voyagé en Europe, j’étais habitué à la relative homogénéité des pratiques et usages dans les systèmes de transports européens, notamment métropolitains. Code de la route, infrastructures et offre de transports en commun partagent sur le Vieux Continent des logiques d’organisation, des codes culturels et des pratiques extrêmement similaires. Mon expérience dans la ville d’Abidjan changeait cela.
Le concept « d’espace européen » est souvent abordé, pensé en termes de citoyenneté, de facilitation des échanges économiques, ou encore de proximités culturelles. Il me semble pourtant qu’il est également pertinent de l’aborder comme une relative homogénéité de la façon dont son construits les espaces nationaux (ici les systèmes de transports) ; c’est-à-dire comme une proximité dans la façon dont sont organisés les espaces. Je propose de l’appeler ici la « géoproximité » en tant que concept fondé sur un sentiment de familiarité dans l’espace. Il se distingue de la géo-proximité, terme associé à une technique de gestion des flux internet permettant de diriger le trafic vers certains serveurs spécifiques en fonction de la localisation de l’utilisateur[1]. Dans certains travaux scientifiques, elle réfère aussi à l’utilisation de la proximité géographique comme stratégie commerciale par certaines enseignes de la grande distribution (Gonzalez, Séré de Lanauze et Siadou-Martin, 2017). Nicolas Lebrun (2022) définit la proximité comme « une configuration spatiale dans laquelle la distance est suffisamment réduite pour que des effets, des usages et des pratiques spécifiques se développent, qui n’existent plus dans des situations où la distance vient à croître ». Le concept de géoproximité que je propose aujourd’hui s’appuie sur cette définition mais s’affranchit de la notion de distance. Dès lors, nous pouvons définir la géoproximité comme un sentiment de familiarité ressenti par un individu dans un espace organisé selon des usages et pratiques qu’il est en mesure de reconnaître, voire de maîtriser.
Attardons-nous sur ce sentiment, que l’on peut ressentir en évoluant dans un espace structuré et organisé d’une façon qui nous est familière. Très vite, je crois pouvoir affirmer qu’il n’est pas limité à des espaces caractérisés par une unité politique institutionnalisée tel que l’espace européen. C’est la réflexion que m’a inspiré mon arrivée récente à Rabat, capitale politique du Maroc et fastueuse ville royale. Dès mes premiers pas dans cette ville, j’ai immédiatement été marqué par l’aisance et la familiarité ressentie en me déplaçant dans ce nouvel environnement. L’usage de modes connus comme le tramway, l’efficacité de la signalétique et la qualité de l’espace dédié à la marche à pied, entre autres, m’ont permis de me déplacer à Rabat selon des pratiques très similaires à celles cultivées dans mon environnement francilien habituel. De toute évidence, des différences entre les contextes du transport parisien et rabati existent. Toutefois, il me semble que qui est familier des codes et pratiques de l’un peut s’adapter aisément aux codes et pratiques de l’autre.
Je voudrais maintenant faire le lien entre ce constat tiré d’expériences personnelles, et un contexte théorique plus vaste ; et ainsi questionner les liens entre mondialisation des échanges et construction d’un sentiment de proximité dans l’espace.
Selon Sylviane Tabarly et Jean-Benoît Bouron (2005-2023), « La mondialisation (globalization en anglais) est un processus historique, pluriséculaire, de mise en relation des sociétés du monde entier, ou plutôt du Monde, avec une majuscule, devenu un lieu commun à toute l’humanité ». C’est cette dernière partie de la phrase que je retiens ici, et l’idée de Monde devenant un lieu commun à toute l’humanité. Il est courant de considérer la mondialisation comme un processus de forte augmentation des échanges marchands à échelle mondiale ; et, pour aller plus loin, de la considérer comme un processus d’homogénéisation des modes, standards et pratiques d’échanges dans le monde. Mais l’idée du Monde comme « un lieu commun à toute l’humanité » me paraît particulièrement intéressante en ce qu’elle ouvre très largement une certaine approche de la mondialisation s’émancipant du seul registre des échanges marchands. En ce sens, la mondialisation peut être conçue comme un processus d’homogénéisation généralisée : homogénéisation des modes d’échanges certes, mais aussi homogénéisation des imaginaires, homogénéisation des pratiques consommatrices, homogénéisation des mœurs… Et, bien sûr, homogénéisation de l’espace géographique.
Là est l’objet de la réflexion que je propose aujourd’hui : elle questionne la pertinence de penser la mondialisation comme un processus d’homogénéisation des espaces, et donc de construction d’une « géoproximité » telle que nous l’avons évoquée plus haut. Je propose de garder, dans cette réflexion, le prisme du secteur des mobilités urbaines.
Le processus de mondialisation va de pair avec un phénomène de concentration des populations et des fonctions dans certains espaces aménagés de manière à être de plus en plus connectés entre eux. Cette concentration s’incarne largement dans les villes, prenant le nom de métropolisation. Mon expérience personnelle tient principalement d’études sur le transport dans trois métropoles du continent africain : Abidjan, Nouakchott et Casablanca. Dans les trois cas, j’ai pu constater une très structurante internationalisation des moyens de production de l’espace urbain. Financements internationaux, recours de plus en plus systématisés aux appels d’offre internationaux par les maîtrises d’ouvrage, exécution des études et chantiers par des bureaux d’études et firmes transnationales (encore très souvent issus des Nords) l’illustrent bien. La mise en place depuis plusieurs décennies de ce mode de production de l’espace largement mondialisé (et dans lequel la coopération Suds-Suds prend une place grandissante) encourage l’instauration de normes juridiques et techniques homogénéisées. Dans le secteur des mobilités urbaines, par exemple, la tendance politique est à la formalisation progressive de l’offre, c’est-à-dire à la conversion des modes artisanaux vers des modes « formalisés », et à l’aménagement de systèmes de transports de masse, largement incarnés dans les Suds par les systèmes de BRT (bus rapid transit).
Ainsi, il semble que les lieux de la mondialisation, ici l’archipel métropolitain mondial (Dollfus, 1988), fabriquent dans le secteur des mobilités urbaines des espaces de plus en plus homogénéisés, internationalisés, non seulement dans leur connectivité les uns avec les autres, mais dans la similarité des aménagements mis en place. Ainsi, cette homogénéisation des systèmes de transport métropolitains dans le monde participe bien, conformément à la définition de Géoconfluences, à faire des métropoles « des lieux communs à toute l’humanité ». Autrement dit, à fabriquer entre eux ce que je proposais tantôt d’appeler une « géoproximité ».
Références bibliographiques :
Dollfus O., 1988. « L’espace des pays riches à la fin du siècle ». L’Espace géographique, vol. 17, no 4, p. 241-243.
Godard X. et al., 2002. Les transports et la ville en Afrique au sud du Sahara : le temps de la débrouille et du désordre inventif. Karthala Editions
Gonzalez C., Sere de Lanauze G., Siadou-Martin B., « Le canal de distribution est-il source de bien-être pour le consommateur ? Une application à l’expérience d’achat de fruits et légumes », Décisions Marketing, 2017/3 (N° 87), p. 57-80. DOI : 10.7193/DM.087.57.81.
Lebrun N., 2022, Article « Proximité » du glossaire de Géoconfluences, ENS Lyon. https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/proximite
Tabarly S., Bouron J.-B. et al., 2005-2023, Article « Mondialisation » du glossaire de Géoconfluences, ENS Lyon, . http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/mondialisation
[1] Voir « Geoproximity vs geolocation », par Elisabeth Lizzie, 2022. https://www.abstractapi.com/guides/geoproximity-vs-geolocation
Pour citer cet article :
OSTIAN Gaspard, « De Abidjan à Rabat en provenance de Paris. Sentiment de proximité dans les mobilités métropolitaines et concept de géoproximité. », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/12/dabidjan-a-rabat-en-provenance-de-paris-sentiment-de-proximite-dans-les-mobilites-metropolitaines-et-concept-de-geoproximite/