Yoann Morvan
〉Chargé de recherche au CNRS en anthropologie
〉UMR Mesopolhis CNRS
〉Aix-Marseille Université, Sciences Po Aix. 〉
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FM Discount est un magasin dont je suis devenu un client assez régulier peu après son ouverture à l’automne 2019. J’en avais entendu parler par bouche à oreille avant de commencer à le fréquenter car ce commerce, situé au 27 avenue Cantini dans le 6ème arrondissement de Marseille, n’est pas à proprement parler proche de là où je réside, dans le quartier Vauban, dans les hauteurs de cet arrondissement (dans la direction opposée par rapport à la place Castellane). Un de mes motifs d’étonnement, quant au succès marchand de ce magasin, s’est d’emblée inscrit dans le fait qu’il jouxte un Carrefour Market et est environné par de nombreuses autres enseignes, dont un Monoprix. Mon hypothèse a alors été que ce FM Discount parvient à offrir quelque chose de plus (ou d’autre) que ces diverses succursales, en particulier un sens de la proximité qui ne tient pas seulement à la géographie.
Proximités multidimensionnelles
« Dépenser moins sans aller loin », telle est la devise de FM Discount, FM signifiant « Frères Mazouz ». Perez Mazouz, son propriétaire principal, qui anime et gère le magasin au quotidien, le raconte sans ambages : un jour où il était allé rendre visite à sa sœur dans le XIXème arrondissement de Paris, il remarque ce slogan sur un supermarché G20 et le reprend à son compte. En effet, selon Perez, la présence du Carrefour Market à l’abord de son magasin ne représente pas une menace, puisque « le monde ramène le monde » comme il l’affirme, et que son commerce propose des prix qui défient toute concurrence. Ainsi, en devanture de la boutique, la lessive Ariel est à 10,99 euros, contre 21 euros chez son voisin. Le prix constitue un facteur d’attractivité, synonyme de « proximisation » de clientèles variées, notamment populaires.
Cet élargissement du spectre des consommateurs, qui place le magasin dans une position avantageuse par rapport aux hypermarchés (Chabault, 2020), tient également à ses plus larges amplitudes horaires, en particulier en restant ouvert toute la journée du dimanche, jusqu’à 20h dans le cas de FM Discount, voire même plus tard s’il reste des clients. Si ceux-ci viennent en général des quelques centaines de mètres aux alentours, la présence d’une offre en demi-gros de divers produits (boissons, papiers, emballages, etc.), qui représente 40% de son chiffre d’affaires, amène FM Discount à offrir un service de livraison à destination de boulangeries, snacks, distributeurs ou encore de synagogues (moins de 5%), d’autant que le magasin comporte de surcroit un certain nombre de produits cachers. La stratégie commerciale de FM Discount consiste en un sens actif de la proximité : ne pas se contenter de recevoir passivement les consommateurs des environs, mais aller vers le client, se rendre proche.
Cette démarche s’appuie sur une personnalisation de la relation marchande. 60% de la clientèle est constituée d’habitués. Un jour alors que j’étais en déplacement hors de Marseille, Perez, à qui j’avais laissé mon numéro un certain temps auparavant, me surprend par son appel téléphonique : « le Pinot noir bio d’Autriche est arrivé ! », me dit-il ; lui ayant fait part de mon intérêt pour le rapport qualité/prix de ce produit qu’il commercialise parfois, il en avait commandé à son fournisseur. Comme le dit Perez de l’offre de son magasin : « tout le monde doit y trouver son bonheur », se montrant très à l’écoute de sa clientèle fidèle pour réadapter régulièrement son assortiment.
L’attention de tous les instants de Perez à l’égard des consommateurs socio-ethniquement disparates venant s’approvisionner dans son commerce est renforcée par son étonnant polyglottisme. Outre le français, il est non seulement bilingue en arabe dialectal tunisien, qui est l’une de ses langues maternelles, mais aussi bon locuteur en arabe dialectal algérien et à un degré moindre marocain, à quoi s’ajoute sa connaissance de l’hébreu moderne. Cet éventail linguistique lui permet ainsi d’établir des relations de confiance tant avec divers francophones, qu’avec des maghrébins parfois plus à l’aise dans leur langue d’origine, ou encore avec des touristes israéliens de passage. Sa grande ouverture d’esprit se manifeste également par l’adaptation de l’offre du magasin en fonction des festivités religieuses à la fois juives et musulmanes (principalement durant le mois de Ramadan).
L’apprentissage du sens de la proximité
Son sens de la proximité, Perez le doit pour beaucoup à sa double trajectoire migratoire et professionnelle. Originaire de Ben Gardanne, dans le sud tunisien à la frontière avec la Lybie, il émigre à Marseille en 1983, où trois de ses frères étaient déjà installés depuis 1980. Ils font partie de l’ « archipel » des Juifs de Djerba (Valensi & Udovitch, 2022), un réseau de communautés, de Gabès jusque à Tripoli en passant par Médenine, Zarzis ou Tatahouine, dont l’ile est la métropole : un foyer très actif aux niveaux religieux et commercial, pour ces mondes juifs à la « longue histoire », faite de cohabitation avec les mondes musulmans, en particulier via leurs complémentarités économiques. Leurs échanges marchands ont amené ces Juifs djerbiens à développer un sens aigu de la relation durable de clientèle : « accueil chaleureux, conversation facile », « prix raisonnables », « respect des engagements » et « une certaine générosité, (…) souplesse dans les transactions » (Valensi & Udovitch, 2022). Perez M. bénéficie ainsi de cet héritage culturel très spécifique[1], un bagage emporté avec lui en France qui, à l’instar de la plupart des commerçants juifs de Djerba à Marseille, continue à l’animer.
Le parcours professionnel de Perez lui a permis de prolonger et compléter ces compétences relationnelles. En effet, ses diverses activités, d’abord dans le secteur du textile, débutent dans le périmètre élargi du quartier de Belsunce, creuset migratoire et commercial, et où les Juifs de Djerba jouent un rôle de premier plan depuis le courant des années 1970 (Temime, 1995). C’est à cette occasion qu’il acquiert la maitrise de l’arabe dialectal algérien, la majorité des clients venant d’Algérie[2]. A la suite du déclin de cette place marchande, en particulier à partir de la fin des années 1990, Perez se lance dans la vente sur les marchés forains (à La Plaine, aux Arnavaux et, en dehors de Marseille, à Vitrolles) de 2000 à 2004. C’est là où, selon lui, il accroit sensiblement sa « fibre commerciale » et son sens du contact. A la suite de cette expérience formatrice, dont il semble un brin nostalgique, il passe au commerce de boissons en gros (basé au boulevard Nationale) ; une activité qu’il poursuivra en ouvrant un premier magasin AM Discount (avec un associé originaire de Zarzis) en 2015 dans la rue du Rouet, l’ancêtre de FM Discount (2019), qui concilie à la fois son activité de grossiste et son goût pour la proximité relationnelle des marchés forains.
Un microcosme marseillais : entre différences, égalité et proximités
Lors de l’entretien fleuve du dimanche 4 juin 2023 (plus de 3 heures !) avec Perez et son équipe (Ahlem, Walid et Kassim), à un moment donné, Ahlem affirme : « on devrait en faire une série » à propos du magasin… Par-là, elle traduit la façon dont effectivement FM Discount est un espace de vie sociale assez unique, une sorte de microcosme marseillais. Avant d’être employée par Perez à partir de septembre 2022, Ahlem est avant tout une de ses amies. Elle habite à Toulon, sa famille est musulmane pratiquante, et de Sousse en Tunisie. Elle a rencontré Perez dans le quartier, elle y travaillait (responsable de franchise d’une supérette) et lui y habite (depuis 2016). Il devient ensuite son confident, puis il la prend sous son aile en l’engageant dans son commerce, où il l’appelle parfois « sa fille » afin qu’elle soit respectée par la gent masculine ; elle est invitée aux importants événements familiaux/religieux (Bar Mistvah du fils) de Perez. Leur amitié s’ancre ainsi dans des proximités multiples (professionnelle, géographique locale, et aussi tunisienne[3]) et dans un respect de leurs différences (juif et musulmane), fondant entre eux une grande confiance réciproque, qui rejaillit sur l’accueil dans le magasin. Walid (s’occupant notamment des livraisons) est lui d’origine algérienne, Perez, qui parle sa langue, l’a connu par une voisine/cliente. Enfin, Kassim (chargé du rayonnage) est passé par un long périple (Afrique de l’est, Egypte, Istanbul) avant d’arriver en France, il est des Comores, qui compte une importante communauté locale. Cette équipe, au cosmopolitisme par le bas à l’image d’un certain Marseille, s’origine donc dans des formes de proximités en cascade.
Au profil pluriel de cette équipe, fruit et facteur de proximités, correspond celle de la diversité des clientèles et des produits, pour ainsi dire homothétiques. Du marginal consommateur de rue, venu pour acheter de l’alcool, à la fidèle cliente d’origine ashkénaze s’approvisionnant en produits cachers, habitant dans les environs et exerçant une profession libérale, divers mondes sociaux trouvent leurs proximités à FM Discount. Bien que situé dans l’une des parties la moins paupérisée du centre historique de Marseille, il y a quelque chose de Barbès[4] dans ce commerce car « tout le monde est à la même enseigne » (Lallement, 2010) ; entre produits à bas prix, où la quantité prime sur la qualité et exposés en nombre, et denrées plus luxueuses (et onéreuses), en particuliers cachères (vins fins divers, produits halieutiques typiques tunisiens : boutargue, ventrèche de thon), ce magasin entretient comme une forme d’égalité vis-à-vis de différences multiples, socio-économiques et ethnico-religieuses. Le talent commerçant de Perez, qui a ouvert son magasin juste avant la période de pandémie de Covid et a su lui résister, grâce à son sens de la proximité, parait indéniable. Mais également, comme d’autres marchands « ethniques », notamment ici en région parisienne « c’est suivant des techniques de distribution tout à fait modernes que les supermarchés asiatiques ont démultiplié leurs fonctions de commerce de proximité, les concevant tant pour leur propre groupe que pour les autres, immigrés ou autochtones, confirmant aussi leur rôle spécifique de « minorité intermédiaire » » (Raulin, 2000). Les Juifs de Djerba à Marseille incarnent à merveille ce rôle de charnière, participant, par le bas, les langues partagées et les quotidiens urbains, à la définition de communs, dans une ville marquée par les différences et les défiances par rapport à ces différences.
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Cet article est dédié à la mémoire de Benjamin Haddad, dit Ben, victime du terrorisme antisémite à Djerba, fusillé le 9 mai 2023, à 42 ans. Ben, lui-même commerçant marseillais et ami commun, en était aussi en partie originaire, et y était si radieux et plein de vie, jusqu’aux dernières minutes… Les qualités de Perez, décrites dans ce papier, étaient aussi celles de Ben. Que sa mémoire soit bénie.
Remerciements : Perez Mazouz et son équipe (Ahlem, Walid et Kassim) ont fait part d’une grande gentillesse et générosité, n’hésitant pas à prendre de leur temps pour narrer leurs parcours, etc.
Références bibliographiques :
Chabault V., 2020. Eloge du magasin. Paris, Gallimard.
Lallement, E., 2010. La ville marchande, enquête à Barbès. Paris, Téraèdre.
Raulin A., 2000. L’ethnique est quotidien. Diasporas, marchés et cultures métropolitaines. Paris, L’Harmattan.
Temime E., 1995. Marseille transit : les passagers de Belsunce. Paris, Éditions Autrement.
Valensi L. & Udovitch, A., 2022. Juifs de Djerba. Regards sur une communauté millénaire. Tunis/Paris, Déméter / Éditions de l’Éclat.
[1] Il s’agit d’une population qui a tout fait pour défendre jalousement ses traditions religieuses et linguistiques, refusant les dynamiques de sécularisation ou de francisation qui ont prévalues chez un certain nombre d’autres communautés juives du Maghreb ou d’Orient.
[2] Sur cette période de boom marchand de Belsunce (principalement au cours des années 1980), du commerce à la valise etc., se reporter aux travaux d’Alain Tarrius et aussi de Michel Peraldi.
[3] Cette convivialité sur fond de tunisianité est accentuée par la présence à proximité du restaurant de couscous de Mourad (dont la famille est de Tataouine, dans le sud tunisien), qui s’approvisionne partiellement à FM Discount et passe discuter lors de ses pauses.
[4] D’ailleurs dans ce quartier parisien, un Juif de Djerba a pendant longtemps tenu un restaurant cacher fréquenté par les diverses clientèles locales (juives, musulmanes et autres).
Pour citer cet article :
MORVAN Yoann, « Le sens de la proximité d’un discount « ethnique » à Marseille. », 0 | 2023 – Ma Proximité, GéoProximitéS, URL : https://geoproximites.fr/2023/09/21/le-sens-de-la-proximite-dun-discount-ethnique-a-marseille/