« La proximité » : un révélateur des transformations sociales et territoriales des villes moyennes en transition

“Proximity”: revealing the social and territorial transformations of medium-sized towns in transition

Marc Dumont, Professeur des Universités en aménagement et urbanisme, et Sylvie Delmer, Maîtresse de conférences en géographie
〉Université de Lille
〉Laboratoire TVES

Télécharger l'introduction. 3-2024 Dumont & Delmer

L’urgence environnementale et climatique voit une nouvelle fois les villes petites et moyennes repositionnées à l’agenda des politiques publiques. La crise sanitaire avait été l’occasion de voir émerger de nombreuses controverses scientifiques et médiatiques (Gallardo, 2023) autour d’un regain d’intérêt dont ces villes auraient fait l’objet dans un contexte de croissance notable du recours au télétravail et d’un rebond démographique (natalité), de croissance du marché de l’emploi privé et des prix de l’immobilier (Bouvart et al., 2022). Si la plupart de ces travaux invitaient dans leurs conclusions à considérer avec beaucoup de prudence l’impact de la pandémie, leur apport étaient aussi de rappeler une nouvelle fois en particulier pour la France, à rebours de toute généralisation, les contrastes très importants entre aires régionales, opposant des territoires de croissance à des régions de décroissance ou de recompositions (Dumont, 2018) et cela, également au niveau européen (Voisin-Bormuth, 2020). Ces travaux ont pu aussi démontrer des nuances fortes entre villes petites et moyennes situées dans l’orbite de métropoles et inscrites avec celles-ci dans de nouvelles formes d’interdépendances, et, de l’autre, un large ensemble de villes petites et moyennes plus éloignées et aux dynamiques relativement inchangées. 

En revanche, il est une notion que ces nombreux travaux récents ont laissé en grande partie dans l’ombre derrière leurs différentes recherches sur le supposé « exode urbain » : celle des formes de proximités renouvelées dans les villes moyennes et petites, le retour en force de cette notion même de proximité qui a pu connaître un large succès il y a plusieurs décennies, portée notamment par les travaux en économie territoriale (Pecqueur & Zimmerman, 2004). Bien au-delà d’une perspective de territoires « servants » (Gobert & Deroubaix, 2022) ou « réservoirs » de proximités résidentielles au service de métropoles, derrière l’émergence de ces « nouvelles proximités » (Gall et al. 2024), la notion connaît un très fort succès dans le cadre des villes moyennes, où elle est désormais plus diversifiée dans ses acceptions, complexifiée par le recours croissant au numérique, recouvrant des pratiques de reterritorialisation de ces villes avec leurs ressources bio-géophysiques, autant qu’appelant à mobiliser des notions connexes débattues comme la « ville du quart d’heure ». 

Ainsi, à travers les impératifs actuels de transitions en cours, moins qu’un nouvel attrait réel ou fantasmé pour ces villes, c’est peut-être donc davantage de nouvelles expérimentations autant que de nouvelles pratiques et attentes de la proximité dont les villes petites et moyennes seraient en ce moment les laboratoires, en particulier en matière de formes urbaines dans un contexte de fragilisation de l’habitabilité des métropoles denses subissant des canicules, de formes de lien social et de vie quotidienne à l’écart d’une culture temporelle de l’accélération (Rosa 2013), ou encore de pratiques de conception en urbanisme (Europan 16, 2022). Cette hypothèse a porté les travaux de la 19ème Plate-forme francophone des agglomérations soutenue par le Plan Urbanisme Construction Architecture en 2022 en particulier à travers les débats qui se sont tenus dans ce cadre à l’occasion de la journée d’études GéoProximitéS « Villes petites et moyennes en transition : quels enjeux, pratiques et modèles de proximités ? »[1].

Il apparaît de manière très nette à travers l’ensemble des contributions que, dans un contexte généralisé de transitions (écologique, mais aussi démographique, économique, commerciale ou encore sociale…), la proximité est un enjeu clé et révèle des transformations en cours parfois très antagoniques. Ce numéro présente d’ailleurs l’originalité de cibler majoritairement des villes moyennes peu concernées par des dynamiques de déprise ou de décroissance et rarement prises pour objet par la recherche. Deux grandes leçons globales traversent ces contributions : quant aux pratiques sociales et formes de vies résidentielles, et quant aux politiques publiques, d’aménagement et d’urbanisme. 

Sur le premier aspect, Solène Gaudin et Brieuc Bisson éclairent à Quiberon les enjeux pesant sur les villes résidentielles sous l’effet d’une forte attractivité, et examinent la thèse d’une gentrification touristique autour du « désir de proximité », moteur d’une tension croissante sur les marchés locaux de l’habitat. La proximité devient aussi une forme de « localisme » en résistance à la touristification, sur la base de structuration de réseaux locaux de solidarité pour accéder au logement. Néanmoins une caractéristique forte semble se maintenir malgré l’injonction aux transitions : celle des dynamiques de périphérisation dans les villes moyennes maintenant une dysmétrie entre centre paupérisé et périphéries résidentielles aisées dont les modes de vie se recomposent autour de la proximité. C’est très net à Blois, Forbach et Narbonne comme le montre Julie Chouraqui, archétypes de ces dysmétries sociales et d’une périurbanisation bien portante. La persistance de cette dissymétrie est aussi étudiée par Marianne Petit lorsqu’elle revient sur l’enjeu des définitions et sur la capacité des offres commerciales développées dans les centres de ces villes moyennes après les transformations introduites par le covid notamment, en Belgique et en France. L’analyse des représentations et pratiques du centre-ville révèle en particulier la complexification introduite par le recours au numérique (commerce en ligne) mais témoigne surtout de la prégnance encore massive du modèle des zones commerciales périphériques dans les pratiques, où se structurent des formes de proximité sociales et commerciales déterminées par les héritages du zoning. Ces constats sont repris par Christophe Demazière et Elodie Texier, à partir du cas de Saint Jean-de-Liversay dans l’Ouest Atlantique, où ils examinent également un cas de recomposition très active de petites villes périurbaines. Celles-ci sont en capacité de constituer des centres de services à part entière notamment sous l’effet des migrations littorales. Pour autant, à la suite de Gaudin et Bisson, les auteurs s’interrogent : la proximité résidentielle favorise-t-elle la proximité sociale ? Pas vraiment, au final. Ils démontrent également la force de la périurbanisation comme obstacle au lien social, face inversée du centre-ville qui concilie accessibilité et vie commerciale, ce centre-ville qui lui-même achoppe sur des modèles d’aménagement basés sur le « standard métropolitain », celui-là même souligné par Sylvie Fol lorsqu’elle constatait « des politiques urbaines standardisées et essentiellement calées sur un agenda métropolitain » engagées dans les villes moyennes sous l’égide de l’Etat en France (Fol, 2020, p. 19). 

Est ici mentionnée la seconde grande leçon de ce dossier, révélée par l’étude de cas de la commune rurale de Créon en périphérie de Bordeaux (Emmanuelle Bonneau) qui dans le cadre de la démarche Petites Villes de Demain voit s’imposer un référentiel issu des grandes villes dans l’aménagement des espaces publics de proximité et notamment le retrait de l’emprise forte de l’automobile. Une lecture convergente de cette logique de standardisation par importation de modèle métropolitain est proposée par Emilie Roudier qui questionne la part prise par la marche, toujours dans le cadre d’Action Cœur de Ville. Les opérations de piétonnisation menées dans ce cadre copient encore majoritairement les métropoles et rendent compte de la difficulté à adopter des méthodes et des approches spécifiques aux petites villes en matière de mobilité. Les aléas budgétaire et inflationniste limitent la volonté politique locale affichée. Les politiques en demeurent encore trop fragmentées dans leur application (piétonnisation partielle) et remettent à plus tard la priorité pourtant affichée de générer de nouvelles formes de proximité. 

En réalité, les impacts sur les dynamiques sociales de ces politiques publiques très proactives pour « redynamiser » ou soutenir les villes moyennes sont saisissants dans leurs convergences, ils interrogent sur un modèle encore latent de néo-libéralisation des politiques publiques appliquées aux villes moyennes. Ainsi à Villefranche-de-Rouergue, également accompagnée dans un programme Action cœur de Ville, Alix de La Gaignonnière montre que les politiques d’urbanisme soutenues par ce programme développent une offre servicielle qui bénéficie aux catégories plus aisées et appuient de fait une gentrification à terme à cause d’une quête dépassée de « regain d’attractivité ». Dans un autre registre, Lucas Joubert confirme ce constat : l’étude des politiques de territorialisation de la santé éclaire sur la dimension « temporelle » (ou provisoire), celle d’une proximité d’opportunité. La lutte contre les déserts médicaux par l’amélioration ou la stabilisation de l’offre médicale est investie davantage voire seulement en période électorale où elle devient un enjeu de politique locale. 

Si les villes moyennes restent autant de cibles réelles des politiques publiques, l’entrée par les proximités révèle encore toutes les contradictions et les limites de ces politiques publiques, et, ce faisant, pour y engager des transitions socio-écologiques. Claire Casaurang-Maupas à propos de Pau, une ville «de l’entre-deux» dans le Béarn mesure ainsi les difficultés à mettre en acte la proximité dans un cadre interterritorial (Pays du Béarn) et à faire coïncider proximité spatiale et proximité organisationnelle dans la territorialisation de la transition agro-alimentaire notamment en pointant les concurrences s’agissant du foncier disponible en ceinture urbaine.

Pour autant, les contributions éclairent sur des voies possibles à explorer. Sophie Eberhardt et al. ouvrent un cadre opératoire autour du recours au design comme outil de participation, de mobilisation et de construction collective et contextualisée, permettant d’expérimenter des méthodes alternatives aux modèles transposés par les appels à projet, même si ces premières pistes ici étudiées en Loire Atlantique (Plessé) restent à confirmer de manière plus systématique. Une voie qu’examine également Aness Garrush par un regard outre-mer (Pointe-à-Pitre) sur la capacité des territoires à régénérer des formes de proximité dans des territoires post-industriels, où des secteurs urbains en friches notamment investissent via la culture de nouvelles formes de proximité. 

Toujours en matière de transition socio-écologique et de cette nécessaire contextualisation, Victor Imbert-Bossard et al., dans l’étude de la petite ville fluviale de Segré en Maine et Loire, mettent à l’épreuve les données quantitatives via un indice de connectivité sociale (accessibilité à l’eau) pour examiner les conditions matérielles d’organisation de cette proximité spatiale et la possibilité d’interagir avec une forme d’aménités résidentielle, le fleuve. Fabian Lévêque, appuyant également une remise en question de la politique « Action cœur de ville » dans le cas de Rochefort, une ville en déclin démographique, déconstruit la notion de « taille humaine » dans la transition écologique que pourraient engager les villes moyennes. La cartographie participative révèle alors des aspirations vers des récits alternatifs notamment d’un « ménagement écologique » à l’écart d’un discours de croissance encore porté par les métropoles et censé venir imprégner les villes moyennes – où, combien y a-t-on eu recours, au vocable de la « redynamisation » !

Au final l’entrée par les proximités se révèle particulièrement instructive, on y retrouve certes des contradictions encore à l’œuvre dans les politiques publiques, mais aussi, pour peu qu’on s’écarte du recours aux standards, des ressources, des ressorts et des leviers réels notamment méthodologiques dont disposent les villes petites et moyennes pour inventer, à leurs échelles des formes souhaitables de transition socio-écologique.

Références bibliographiques 

Bouvart C., Frocrain C., Rais Assa C., Gomel C., 2022.  « La revanche des villes moyennes, vraiment ? », France Stratégie, note n° 106, janvier

Dumont M., 2018 « La structuration politique des périphéries urbaines. Réalités, perspectives », in (Re) penser les politiques urbaines. Retour sur vingt ans d’action publique dans les villes françaises (1995-2015), PUCA, Coll. Recherche. 

Fol S., 2020. « Les villes petites et moyennes, territoires émergents de l’action publique », Conférence POPSU, PUCA

Gall C, Gwiazdzinski L., Kaufmann V., Torre A., 2024, Les nouvelles proximités, FYP Editions

Gobert J., Deroubaix J.-F.., 2022. Interdépendances et nouvelles solidarités : (a)ménager les territoires de la Seine amont. PIREN Seine phase 8. 2022. ‌hal-03878628‌

Collectif, 2022. Europan 16 : Villes vivantes, Europan France, 2022 

Gallardo S., 2023. « Derrière l’exode urbain, quelle est la réalité des mobilités résidentielles (post-)Covid ? », EspacesTemps.nethttps://www.espacestemps.net/articles/exode-urbain-post-covid/

Pecqueur B., Zimmerman J.-B. (dirs.), 2004. Économie de proximités, Paris, Hermès Sciences Publications, Lavoisier

Rosa H., Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, series: « Sciences humaines et sociales », 2013, 486 p

Voisin-Bormuth C., 2020. Le rebond des villes moyennes, une réalité ? Une perspective européenne sur les trajectoires des villes moyennes, Note, 6 octobre, La Fabrique de la Cité


[1] Cette journée a pu se tenir en juin 2023 grâce aux soutiens conjoints du PUCA, de l’Université de Lille, du laboratoire TVES et de la revue GéoProximitéS.