Pointe-à-Pitre, petite ville caribéenne entre marginalisation et renouveau de proximité.

Pointe-à-Pitre (France), a small Caribbean town between marginalisation and local renewal.

 

Aness Garrush
〉Doctorant en géographie
〉Université Sorbonne Paris Nord
〉Laboratoire Pléiade

〉 agarrush@gmail.com 〉

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Mots-clés : Marges – territoire – urbanité – proximité – distance

Abstract: For many years, the city of Pointe à Pitre has been experiencing economic and social difficulties and a loss of attractiveness. This is affecting the links between people and marginalizing the area. However, a number of initiatives have been launched to counter this situation in this urban territory from overseas. This article presents some of them, reflecting on the concept of proximity in and out of space.

Keywords: Margins – territory – urbanity – proximity – distance

Introduction

Autrefois capitale économique et culturelle de la Guadeloupe, Pointe à Pitre a perdu de son attractivité au cours des vingt dernières années. Dans les années 1970, elle comptait environ 30 000 habitants, contre seulement 15 000 aujourd’hui (INSEE, 2022). Depuis, de nombreux commerces et institutions ont quitté la commune pour s’installer dans les localités voisines, motivés par des considérations foncières et fiscales. Parallèlement, la commune fait face à de graves difficultés financières, accumulant une dette de plusieurs millions d’euros, avec des répercussions directes sur la qualité de vie des habitants. Concrètement, plusieurs contrats d’éclairage public n’ont pas été renouvelés, plongeant certaines zones dans l’obscurité, ce qui contribue à l’image d’une ville abandonnée et dangereuse.

Toutefois, grâce à sa position stratégique et aux équipements dont elle dispose – tels que le terminal de croisière et son rôle de lieu de rencontre durant le carnaval –  Lapwent[1] continue d’attirer particulièrement dans son centre-bourg. Cette petite ville des Caraïbes est marquée par des dynamiques de transition ; malgré une perte d’attractivité, des réseaux de proximité persistent. Réfléchir à la proximité à Pointe-à-Pitre implique d’analyser les relations entre individus, la disponibilité des infrastructures, ainsi que les modes de cohabitation au sein de l’espace urbain. Dans cette ville en mutation, je vais tenter de mettre en lumière des exemples de pratiques habitantes visant à renouveler la proximité. Associée au laboratoire Pléiade de l’Université Sorbonne Paris Nord (USPN), ma recherche porte sur les formes de construction politique et le développement de collectif dans un contexte de marginalité. Elle s’inscrit dans les études sur les Suds, en abordant le phénomène urbain à la fois comme un « cadre » et un « facteur » de construction du territoire. Je propose d’explorer divers quartiers de la ville afin d’observer les marqueurs spatiaux des processus de marginalisation et tente de démontrer comment, dans ces quartiers, des initiatives visent à activer des réseaux de proximité. Pour ce faire, je m’appuie sur des entretiens et des observations effectués dans le cadre de ma thèse de doctorat en cours, sur la « fabrique du territoire de l’agglomération pointoise ».

 Ces entretiens sont organisés sur un mode semi directifs (principalement pour les élus ou représentants d’institutions) ou libres (les habitants essentiellement), dans le but d’interroger leurs pratiques dans cet espace mais aussi leurs représentations. En tant que résident et enseignant à proximité de Pointe à Pitre, j’ai également une pratique quotidienne dans cet espace, ce qui me permet d’appuyer les entretiens, d’observations pour mieux entrer dans ce terrain familier afin de formuler diverses hypothèses.

1.    Une proximité en quête d’activation : le temps de la marginalisation pointoise.

1.1.  Au cœur de la ville, les maisons abandonnées, traduction d’une distance qui se creuse.

Comme on l’a dit précédemment, Pointe à Pitre a connu une importante perte d’attractivité, notamment liée aux processus de périurbanisation. Les activités économiques, administratives voire politiques se sont progressivement délocalisées vers les périphéries que sont les commune de Baie-Mahault et des Abymes. Cette perte de dynamisme s’observe pas surreprésentation de logement vacants, en lien avec les problématiques d’indivision. De nombreux logements dans l’hypercentre sont abandonnés, on en trouve environ 360 dans l’hypercentre (INSEE, 2020). Un phénomène observable dans environ 40% des logements de plusieurs communes d’outre-mer[2].

Figure 1 : Maisons abandonnées qui passent de repères à marginaux et trafiquants à brasier dans d’immenses incendies comme celui qui a touché la rue Peynier en mai 2024. Crédit : Aness GARRUSH (mai 2024)

Ces maisons sont  parfois utilisées comme « bandos »  ou repaires pour les trafiquants de drogue ou d’armes, comme cela a été observé dans des maisons de la rue Peynier (figure 1). Ces friches urbaines contribuent à briser l’idée de proximité qui, ajouté au manque d’éclairage public, rend toute la rue infréquentable. Seuls y demeurent les habitants contraints, souvent précaires tant sur le plan économique que social. La périurbanisation dans ce contexte précis, a comme conséquence de marginaliser les espaces de l’hypercentre et à réduire les formes de proximité entre les habitants.

1.2. À l’Assainissement, un processus de dépolitisation ?

Figure 2 : Le quartier de l’Assainissement
Géoportail octobre 2023

La marginalisation de la ville est également visible dans ses faubourgs. Le quartier de l’Assainissement abrite une forte population pauvre dont près d’un habitant sur deux n’est pas diplômés[3], avec une représentation significative des immigrées d’origines haïtiennes et dominicaines. Autrefois reconnu pour son identité politique indépendantiste marquée, le quartier héberge le palais de la Mutualité, qui fut l’un des bastions du syndicalisme durant le mouvement social « LKP » de 2009. La question de l’identité actuelle du quartier se pose. Des entretiens avec des anciens et nouveaux habitants révèlent une tension entre la préservation d’un patrimoine politique et culturel en déclin, et l’intégration de populations nouvelles mais stigmatisées à l’échelle du territoire. La montée de la xénophobie à l’égard de ces populations migrantes semble s’ancrer durablement dans le territoire de la Guadeloupe, comme le montre les résultats aux élections récentes, alors qu’elle semblait relativement marginale au début des années 2000. Dans ce quartier donc, la mutation sociale et culturelle de la population pose la question de la proximité entre les habitants, voire de l’identité même du quartier.

1.3. De Fond Laugier à Carénage, des habitats insalubres révélant une proximité difficile.

Figure 3 : Les quartiers de Carénage, Fond Laugier et Raspail –  Géoportail octobre 2023

Situé dans les faubourgs septentrionaux de la vieille ville, le quartier de Carénage s’articulait autour de l’ancienne usine sucrière de Darboussier, où de nombreuses populations ouvrières, originaires de l’arrière-pays rural, s’étaient installées pour y travailler aux XIXe et XXe siècles. Bien que vivant dans des conditions très précaires, ces populations avaient développé des réseaux de proximité forts, ancrés dans une conscience politique et identitaire, autour des Lakous. Ces espaces, à la fois physiques et symboliques, font littéralement référence aux cours devant les cases des ouvriers néo-urbains, où s’organisait une vie sociale, politique et culturelle (Giordani, 1996).

Depuis la fermeture de l’usine en 1980 qui était l’un des plus gros employeur du territoire, ce quartier a connu une phase importante de marginalisation. Celle-ci se manifeste aujourd’hui par la prévalence de logements insalubres, suggérant une forme d’abandon par les autorités. Ces logements indignes représentent d’ailleurs près de 13% des logements en Guadeloupe (Barronet, 2019). On y observe également des activités qualifiées de marginales (jeux d’argent, prostitution, trafic de stupéfiants), souvent relayées dans les rubriques nécrologiques des médias[4].

Bien que ces zones soient classées dans le zonage « Quartier Politique de la Ville », les opérations d’aménagement ne semblent pas encore définies à ce jour dans ce périmètre. Les responsables associatifs avec lesquels je me suis entretenu expliquent qu’en plus des difficultés financières auxquelles sont confrontés les habitants de ces quartiers, des changements de modes de vie, orientés vers la consommation auraient contribué à une atomisation de la populations. La fin du modèle des Lakous, s’exprime donc par des formes d’éloignement entre les habitants. La population précarisée économiquement et socialement, semble se concentrer davantage sur un mode de survie individuel, en cherchant à répondre prioritairement aux besoins primaires de logement et d’alimentation.  

2.    Réactiver la proximité, quelles initiatives ?

2.1.                  Convertir des friches par l’art et la culture.

Face à cette situation, plusieurs initiatives tentent toutefois à développer des formes de proximité. Pour certains, la présence de friches représente une opportunité de réactiver les liens entre les individus et les espaces. Le street art connaît un essor significatif dans les rues de la ville, jouant un rôle clé dans l’activation de ces proximités. Si les œuvres sont d’abord réalisées en marge des acteurs institutionnels, les street artistes rencontrés m’ont expliqué que la friche était pour eux, non seulement un lieu d’expression, mais aussi un moyen de « rétablir la proximité avec la ville, en la rendant plus accueillante, plus rassurante » [5].

Figure 4 : Pointe-à-Pitre, capitale du Street Art local. Source : A GARRUSH décembre 2023

Progressivement, des acteurs politiques et économiques se sont rapprochés des artistes dans le but d’utilisé l’art comme « un outil de développement urbain » (Guinard et al., 2017). Ainsi, à Pointe-à-Pitre, de nombreuses œuvres de tailles variées sont visibles et les populations en profitent à travers des parcours patrimoniaux (scolaires, touristes…).

Cette renaissance des rues de la ville s’observe également par la conversion de friches urbaines en lieux de culture. Le statut de « zone franche urbaine », combiné au programme « Action Cœur de Ville » lancé en 2019, a facilité l’ouverture de lieux visant à recréer de la proximité. À l’extrémité sud du centre-ville, en bord de mer, le Green Hostel se présente comme un lieu de rencontre alternatif. Ce tiers-lieu, ouvert en 2022, combine auberge de jeunesse, bar et salle d’exposition, sur les ruines d’un ancien bâtiment commercial désaffecté. La fondatrice affirme s’appuyer sur l’identité alternative et queer de la ville. La façade reflète d’ailleurs l’aspect street artistique mentionné précédemment.

Figure 5 : La Maison Victoire (à gauche) et le Green Hostel (à droite) deux établissements à identité forte traduisant l’évolution de la ville de Pointe à Pitre. Source : A. GARRUSH octobre / novembre 2023.

Toujours dans l’hypercentre, la « Maison Victoire » est un autre établissement visant à régénérer la proximité. Ouvert en 2023 sur les fondations d’une ancienne maison pointoise, l’idée de sa fondatrice est de s’appuyer sur l’esthétique bourgeoise d’antan pour proposer un lieu convivial. Ce lieu comprend un restaurant avec terrasse à l’étage, offrant diverses animations telles que des vernissages, des cours de cuisine, et des mini-concerts.

Ces deux établissements cherchent ainsi à conjurer la peur de la nuit en proposant une ville accessible « 24 heures sur 24 » (Gwiazdzinski,  2016). D’après mes entretiens, le succès de ces lieux reste parfois fragile car certains événements peinent encore à attirer le public. Toutefois, les responsables des lieux se considèrent comme des « pionnières » dans des espaces marginalisés. Au cours des échanges, le champ lexical du militantisme est fréquemment utilisé ; des termes tels que « lutte », « espoir », « persistance » ou « collectif » sont souvent répétés, tant par les responsables que par les clients.

2.2.                  Faire dialoguer les populations dans l’espace.

Dans le quartier de l’Assainissement, la question de la cohabitation et de l’identité au sein du territoire est centrale. L’association « Terre-Plein Aw », fondée par l’auteur Daniel Manclière, s’efforce de créer cette cohabitation entre différentes générations et cultures. Les rencontres organisées, appelées Pawol Lakou, sont des sortes de veillées culturelles visant à rassembler différentes générations du quartier afin d’«apprendre à se connaître pour, demain, tenter de faire ensemble »[6]. À travers l’art et la culture, l’idée est d’intégrer les diverses populations du quartier, valoriser le patrimoine, dans le but de construire une identité collective. Cette initiative incite à réfléchir à la manière dont se construit la dimension sociale et culturelle du territoire, en s’appuyant sur des « logiques de similitudes » évoquées par A. Torre[7]. Ces logiques sont censées aider les individus à développer un sentiment d’appartenance commune par la culture, l’identité, et la mémoire, au sein d’un même espace.

À Carénage, d’autres acteurs locaux s’efforcent de dynamiser le quartier à travers des pratiques de proximité. L’association « Ile y A » en est un exemple. Cette association de médiation culturelle a ouvert un tiers-lieu dans la rue Raspail, en plein cœur de Carénage. Ses membres œuvrent pour préserver le patrimoine matériel et immatériel de la ville. Ce lieu se consacre également à la lutte contre l’exclusion et la précarité, en offrant des cours de français et des soutiens administratifs, par exemple, aux travailleuses du sexe hispanophones du quartier. Les deux fondatrices ont d’ailleurs reçu en octobre 2023 le label « Fabrique des territoires ». Ce label, décerné par l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT), permet de soutenir financièrement des associations contribuant à la vitalité d’un territoire.

Conclusion

A travers ce panorama, l’objectif était de rendre compte des dynamiques en jeu dans un territoire urbain d’outre-mer. En s’intéressant à la proximité, l’intérêt était d’observer les mutations au sein d’espaces marginalisés. Face aux difficultés, j’ai tenté de montrer que des réseaux de proximité s’activent ici et là, par des acteurs variés en répondant à des logiques plurielles.

Plusieurs des quartiers présentés sont en phase de mutation, la municipalité a d’ailleurs publié un clip vidéo de marketing territorial dont le thème central est celui de la proximité. On peut y voir des exemples cités plus hauts. Ces actions visant à réactiver les proximités en sont encore à un stade incipient, mais elles s’inscrivent dans le cadre plus large de la transition urbaine de la ville. Il sera donc important d’observer la poursuite de ces initiatives sur le long terme.

Références bibliographiques :

Alberghini A. Baronnet J. & Grandseigne R, 2020. « Le mal-logement aux Antilles : des enjeux multiples, une stratégie d’intervention à renforcer », Recherche sociale, vol. 234, no. 2, pp. 6-77.

Audoux, L. & Prévot, P., 2022. « La grande pauvreté bien plus fréquente et beaucoup plus intense dans les DOM », Insee Focus, 270.

Baronnet J. et al., 2019. « Les figures du mal-logement dans les Outre-mer (I). Les oubliés de l’action publique ». Recherche sociale, 2019/4 N° 232, 2019. p.4-119.

Chaline C., 2023. « Chapitre III. Améliorer cadre et conditions de vie », éd., Les politiques de la ville. Presses Universitaires de France, pp. 70-101.

Dehoorne O., Cao H. & Dorina I., 2018 « Étudier la ville caribéenne », Études caribéennes [Online], 39-40 | Avril-Août 2018.

Guinard P.,  Jacquot S. & Kullmann C., 2018. « Les valorisations territoriales et touristiques du street art », EchoGéo [En ligne], 44 | 2018

Giordani J.-P., 1996. « L’avenir du «Lakou» et de la case guadeloupéenne : Reconnaître l’originalité de la morphologie de l’habitat » in Les Annales de la recherche urbaine, N°72, Patrimoine et modernité. pp. 109-118.

Gwiazdzinski L. (dir.), 2016. La ville 24 heures sur 24, Paris, Rhuthmos, 254 pages

Heilbrunn B., 2020. « La consommation et le processus de construction identitaire », La consommation et ses sociologies. sous la direction de Heilbrunn Benoît. Armand Colin, 2020, pp. 95-114.

Lévy J., 2023 « Urbanité, le choix de la cohabitation », Alternatives Non-Violentes, vol. 207, no. 2, pp. 2-6.

Nicolas S., 2020 « « Je ne suis pas ton Haïtien » : une racialisation identitaire en Guadeloupe au prisme de l’immigration haïtienne », Communications, vol. 107, no. 2, pp. 219-235.

Odin P., 2023. « Le barrage et l’émeute. Interdépendance des répertoires d’action collective et construction militante de la spontanéité en Guadeloupe », L’Homme & la Société, vol. 219, no. 2, pp. 167-194.

Terral R. & Sélise M., 2018, « Dynamiques urbaines communes et spécificités des villes des Antilles françaises (Guadeloupe, Martinique) des origines de la colonisation (1635) à nos jours », Études caribéennes [En ligne], 39-40 | Avril-Août

Torre A., 2018. « Développement territorial et relations de proximité ». Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 2018/5,  pp.1043-1075.


[1] Nom de Pointe-à-Pitre en créole.

[2] Rapport n° 547 de M. Serge LETCHIMY, fait au nom de la commission des lois, déposé le 10 janvier 2018

[3] Rapport 2020 de l’Observatoire national de la politique de la ville.

[4] Dernier en date est un double homicide ayant eu lieu en octobre 2023 https://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/meurtre-a-carenage-la-procureure-confirme-un-second-tue-et-la-mise-en-examen-de-2-individus-1437353.html

[5] Entretien réalisé le 5 septembre 2023 avec MACFLA, street artiste guadeloupéen.

[6] https://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/grande-terre/visite-du-quartier-emblematique-de-l-assainissement-1446407.html entretien avec D. Manclière.

[7] Torre, André. « Développement territorial et relations de proximité ». Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 2018/5 Décembre, 2018. p.1043-1075.

Pour citer cet article : 

GARRUSH Aness « Pointe-à-Pitre, petite ville caribéenne entre marginalisation et renouveau de proximité. », 3 | 2024 – Villes petites et moyennes en transition, GéoProximitéS, URL : https:// geoproximites.fr/ark:/84480/2024/09/19/ vpm-ac16/